1.4.5. Les éducateurs d'internat dans le paradigme historique.

Parmi les paradigmes qui se déduisent des conceptions de la violence retenues, quels sont ceux qui correspondent aux conceptions de la violence construites par éducateurs ?

Leurs écrits laissent paraître, ça-et-là, des éléments du vocabulaire spécifique de ces théories. On rencontre parfois l’usage du vocable « renforçateurs » ; on peut lire des préconisations recommandant de « renforcer les conduites positives », toutefois, ce vocabulaire, emprunté directement aux théoriciens behavioristes, reste d’un usage confidentiel. Le glossaire des éthologues est parfois mis à contribution. S’il est fait appel aux notions de dominant et de dominé, cet usage reste marginal. De plus, les positionnements dans l’action que suggèrent ces deux paradigmes, ne sont pas discernables.

Le paradigme éthologique exonère le sujet d’une responsabilité « historique » de sa propre violence. Il conduit à envisager l’action d’un double point de vue. Celui de l’immersion du sujet au cœur du social, de ses rites, de ses traditions ; celui de l’éducation conçue comme instrument du développement de la connaissance, matrice de la conscience de sa responsabilité personnelle. Ces éléments sont absents du discours éducatif. Celui relatif au cadre, pourtant très développé, ne contient pas d’éléments significatifs du fait qu’il est pensé, par les éducateurs, comme un instrument de ritualisation des pulsions agressives. Il est plutôt conçu comme un rempart pour s’en protéger. De plus, il est peu fait état d’une dimension culturelle et de la mise en place de stratégies d’insertion. Le placement en lui-même étant plutôt un instrument de désinsertion ! Cependant, quelques éléments, anecdotiques et peu fréquents peuvent être signalés : quelques réflexions pour proposerla pratique de sports de combat comme exutoire susceptible de canaliser l’agressivité 122 .

Le paradigme behavioriste conduit à envisager une mise en sommeil de la modalité violente comme transaction sociale. Il suggère de mettre en place, si elle se manifeste, une action correctrice systématique visant au développement de contingences de renforcement des conduites antagoniques. Les écrits insistent sur la nécessité de comprendre le sens de la violence, de traiter, par la parole, les actes de violence ; de les tolérer parfois, en ce qu’ils sont l’expression d’une souffrance. Cette conception leur accorde un statut tout à fait privilégié et constitue un exemple, quasi archétypal, de ce qu’est un ensemble de conduites renforçantes.

En définitive, la pensée et l’action des éducateurs semblent se situer presque entièrement dans le paradigme psychanalytique et, le plus souvent, dans une version que nous pourrions appeler néo winnicottienne. Elles se constituent dans un idiosyncrasisme qui n’est pas exempt de paradoxes. Le vocabulaire usuel des éducateurs témoigne de l’influence des conceptions psychanalytiques. Les notions de « pulsions », de « refoulement »de « toute-puissance », de « clivage » ou de « déni » sont d’un usage courant, de même que les qualifications des conduites comme « obsessionnelles » ou « compulsives ». Au-delà, lorsqu’ils s’interrogent sur la nature et sur l’origine de la violence, les éducateurs s’approprient le paradigme psychanalytique qui postule un déterminisme inscrit dans l’histoire des sujets. Ils font leur ce paradigme dans une version où prévalent l’automatisme mécanique et la simplification. Pour les éducateurs, la violence n’est ni une donnée incontournable héritée de la phylogenèse, ni une potentialité encouragée par l’environnement : elle est le problème singulier du sujet et de sa famille et les concerne exclusivement. Profondément inscrite dans la personnalité de l’enfant ou de l’adolescent, elle est le fruit de son histoire familiale. La carence, l’incapacité ou la perversion des parents est à l’origine de son développement. Elle est l’expression d’une faillite éducative de l’environnement de l’enfant. Elle est également celle d’une souffrance, d’une demande qui ne sait pas comment se dire autrement. On voit ici une parenté avec la pensée de Winnicott. Toutefois, il est frappant de constater à quel point cette conception fonctionne comme un dogme. Il n’est jamais question d’une hypothèse, d’un « peut-être », elle est toujours assénée comme une vérité. Ce dogmatisme historique s’accompagne d’une simplification qui le rend caricatural. Nous avons pu nous rendre compte, en présentant, même sous une forme succincte, les conceptions kleiniennes, à quel point elles étaient complexes, nuancées, hypothétiques, leur traduction dans la réflexion éducative n’en retient qu’un schéma simplificateur et systématique. Il apparaît que les éducateurs versent dans une radicalisation du paradigme psychanalytique de la violence et dans un déterminisme historique absolu.

L’inscription dans ce paradigme historique détermine le choix des actions éducatives. Elles doivent permettre la consientisation de l’origine des troubles 123  : il faut « travailler sur son histoire », « prendre conscience de son histoire familiale », « faire un travail de prise de conscience sur sa famille », « sortir du déni de la réalité de son histoire familiale . Les éducateurs attendent de cette prise de conscience de la « réalité » qu’elle agisse comme une véritable maïeutique et produise un effet cathartique semblable à celui qu’attendait Freud de la résurgence des souvenirs refoulés dans le traitement des analysants. S’il est revenu sur cette conception, elle perdure chez les éducateurs. C’est dans cette optique que l’on peut comprendre l’importance accordée au modèle de l’entretien. Est-il autre chose qu’une forme roturière de la cure ? On en attend les mêmes effets : la conscientisation d’un problème personnel jusque-là caché, enfoui, que le jeune parfois refuse ou craint d’aborder ; une conscientisation dont on espère qu’elle produira une modification des conduites, par analogie avec les symptômes névrotiques que la cure permet d’abandonner. De façon similaire, on en interprète le refus, comme une résistance au changement.

Or, au regard de la théorie dont il se revendique, ce positionnement de l’action éducative se trouve en porte-à-faux. Si l’entretien est le modèle princeps de la prise en charge éducative, les psychanalystes eux-mêmes considèrent que la prise en charge de la violence est moins affaire d’élucidation causale que de contenance, de présence, de mobilisation, d’engagement pour donner satisfaction à ce qui a manqué.

Notes
122.

A ce propos, nous avons le sentiment que ces pratiques « dérivantes » sont répandues dans la pratique éducative. Ce qui renforce notre interrogation : pourquoi ne sont-elles pas analysées dans les écrits ?

123.

Là où Winnicott pensait que l’environnement devait prendre conscience de ses manques !