1.5. Synthèse de la première partie.

Notre intérêt de recherche est le fruit d’une préoccupation professionnelle : le développement d’un discours social, relayé par les professionnels fait état de l’augmentation préoccupante de la violence des jeunes dans notre société. En nous fondant sur les données statistiques disponibles, nous avons tenté de prendre la mesure de cette réalité. Puis nous nous sommes demandési, dans le champ de l’éducation spécialisée, cette violence était avérée. Nous avons prié les responsables des établissements de placement situés en Haute-Savoie qui exécutent les mesures judiciaires prises au titre de la protection de l’enfance ou de la loi de 1945, de mettre à notre disposition les documents écrits, rédigés par les éducateurs concernant les enfants et les adolescents qu’ils considèrent comme violents. L’étude de ces documents révèle qu’un enfant sur sept est jugé violent. D’où la nécessité de comprendre la nature des difficultés rencontrées par ceux qui font œuvre d’éducation auprès de ces « auteurs de violence ». Dans le cadre du département de la Haute-Savoie, et sur dix ans, nous avons étudié les rapports de synthèse produits par les éducateurs en procédant à une analyse systématique de leurs contenus thématiques.

Cette analyse nous a amené à discerner les quatre grandes figures de la violence que les éducateurs retiennent. La menace est plus couramment signalée. Viennent ensuite par ordre décroissant l’agression, la dégradation et la violence retournée contre soi. Par la menace l’enfant ou l’adolescent cherche à prendre le pas sur autrui. Son usage est stratégique, raisonné, bien éloigné d’une violence pulsionnelle affectée d’un caractère pathologique. Beaucoup plus fréquente que la violence d’appropriation, elle est l’instrument d’une tentative de prise de pouvoir. Elle s’adresse de façon privilégiéeaux adultes. La violence retournée contre soi en est le versus : ultime tentative pour agir sur autrui, ou reflet de l’échec de son action sur le monde.

Nous nous sommes alors demandéqui sont ces enfants, ces adolescents. Quels sont leurs comportements les plus significatifs, les aspects typiques de leur personnalité ? La richesse des textes nous a permis de mettre en lumière quatre ensembles de comportements cohérents et significatifs que l’on retrouve dans tous les établissements chez les garçons comme chez les filles. Les conduites de prestance et de domination ; les conduites à visée provocatrice; les conduites manipulatrices et séductrices ; enfin, les conduites pathologiques. Leur importance varie selon l’âge : les conduites de prestance et de domination étant majoritaires chez les adolescents. Partant,nous nous sommes intéressés aux aspects de la personnalité retenus dans les écrits. Il en ressort également quatre ensembles caractéristiques. L’un décrit des enfants aux personnalités soumises à une véritable dictature de leurs affects dépressifs (souffrance, tristesse angoisse). Un autre évoque des enfants dont les personnalités faibles et fragiles en font les objets désignés des conduites manipulatrices de certains de leurs pairs, un autre encore concerne des enfants sous l’emprise de leurs pulsions. Le dernier présente des enfants aux personnalités perverses, volontiers manipulateurs et dissimulateurs.

A ce point, un constat s’est imposé : celui d’un paradoxe entre ce qui est décrit à propos des conduites et ce qui est perçu au plan des personnalités. En effet, on conçoit volontiers que des enfants aux personnalités fragiles agissent de façon impulsive, en revancheil est plus difficile de comprendre comment des adolescents, avec de telles personnalités, seraient en mesure d’inventer ces scénarii si abondamment décrits qui sollicitent la mise en oeuvre d’une véritable pensée stratégique. En d’autres termes Il apparaît un hiatus entre le monolithisme routinier de la description des personnalités et l’intelligence des comportements, quand bien même ils sont au service de la violence. S’ensuivent de nouvelles questions : quand le violence se déclenche-t-elle ? Quels en sont les enjeux ? Qu’est-ce qui permet aux éducateurs de comprendre l’origine de sa venue ?

L’analyse des textes nous a conduità mettre en évidence que l’enjeu principal de l’exercice de la violence se situait dans la sphère des règles, des limites. Les éducateurs sont le plus souvent confrontés à la violence lorsqu’ils exercent leur fonction symbolique de garants des règles. Notre première intuition sur les enjeux de pouvoir à l’œuvredans la mise en scène de violence, se trouve là confirmée. Les descriptions portent le plus souvent sur les conflits qui naissent du refus des jeunes à considérer l’autorité des éducateurs comme légitime. La violence se manifeste comme un instrument, auquel il est fait recours dans la construction d’un rapport de force à propos des positions d’autorité.

Cependant, pour les éducateurs, l’usage de la violence est le signe d’une carence éducative, le symptôme d’un dysfonctionnement familial, la trace de traumatismes anciens ou la manifestation d’une souffrance. La violence n’est jamais interrogée contextuellement, elle est toujours le signe d’une « qualité négative  » de l’être. La réflexion des auteurs n’évoque jamais des enfants ou des adolescents qui, dans un contexte donné, ont recours à des modalités violentes, elle est tout entière tournée vers une interprétation introspective de la personnalité de celui qui est violent La violence n’est ni comprise, ni expliquée, elle est interprétée.

D’où un deuxième paradoxe. Les éducateurs décrivent des actes de violence contextuels. Ils sont la contestation des règles qu’ils entendent faire valoir, de leur droit à refuser telle ou telle demande, à nepas satisfaire à certaines exigences. Bref ces violences se déroulent dans des circonstances précises et ont des enjeux divers. Elles sont pourtant toujours interprétées selon un schéma unique. Quels qu’ils soient, les évènements violents sont ramenés à un système causal unidimensionnel : celui de dysfonctionnements inscrits dans une histoire personnelle hypostasiée. Ce seul système contient et rationnalise toutes les explications.

Nous avons alors questionné les théories de référence pour mettre en lumière les élaborations qui sous-tendent ce qui, à la lecture des textes, apparaît, non comme hypothèse, mais comme conviction. Nous en avons retenu trois: la théorie éthologique, à travers les travaux de Lorenz ; la théorie behavioriste avec les apports de Skinner ; la théorie psychanalytique, en considérant les conceptions de Freud, Klein et Winnicott. La dernière est omniprésente dans les écrits analysés. Le langage technique de la psychanalyse est très largement utilisé. Le paradigme psychanalytique est systématiquement évoqué. Nous trouvons même un décalque de la cure : l’entretien. Toutefois, cette « mise à contribution » de la psychanalyse se présente dans une théorisation simplificatrice, dogmatique, historiciste. Elle est parfois caricaturale et fait l’objet d’un usage quasi incantatoire, plus proche du « ready-made » que de la mise en œuvre d’hypothèses de travail.

Cette première partie nous a conduità décrire les figures de la violence, telles qu’elles se donnent à voir et à vivre pour les éducateurs. Nous avons mis en lumière les références théoriques sur lesquelles ils s’appuient pour en construire la causalité Nous avons mis en exergue les paradoxes entre la description des comportements et celle des personnalités d’un côté, entre description de la violence et interprétation de ses origines de l’autre. Ils témoignent de la difficulté à penser la violence. Nous pourrions avancer que les difficultés rencontrées par les éducateurs dans l’accompagnement des adolescents coutumiers du passage à l’acte violent sont dues à la non pertinence de l’élaboration théorique des processus de son déclenchement. Cette hypothèse ne nous semble pas pertinente. En effet, la pratique éducative ne saurait se réduire à la mise en œuvre de techniques et d’actions issues directement de l’élaboration d’un problème dans une théorie de référence. Il s’y mêle la personnalité de l’éducateur, son savoir-faire particulier, son éthique. Cette réflexion est l’objet de notre deuxième partie.