2. construire un modèle: recherche dans la littérature.

Les rapports de synthèse produits par les éducateurs renseignent peu sur la pratique éducative elle-même. Si les intentions, les objectifs y sont présents, le savoir-faire de praticiens ne s’y dévoile pas. En outre, les aspects éthiques sont rarement explicités bien qu’ils paraissent soutenir les choix relatifs à telle ou telle décision.

A l’évidence, pour comprendre les ressorts de l’opérationnalité dans l’accompagnement des adolescents nous aurons à circonvenir ce qui structure une conception éducative. Quels en sont les contenus ? Comment se relient-ils les uns les autres ? Pourquoi « ça » fonctionne ? Comment « ça » produit de l’éducation ? Pour tenter d’en construire un modèle, nous avons choisi d’investiguer directement dans la culture professionnelle des éducateurs, à savoir le champ des différentes conceptions de l’éducation spécialisée, tel qu’il s’est constitué en France au vingtième siècle.

C’est à dessein que nous parlons de conceptions éducatives et non de théories de l’éducation. En effet, l’éducateur, dans l’exercice quotidien de son métier singulier, est engagé à articuler entre elles trois dimensions : la compréhension du sujet et/ou du problème du sujet dont il est en charge (élaboration théorique) ; les valeurs qui soutiennent et conditionnent son action en relation à ce sujet et à ce problème (élaboration éthique) ; les modalités de l’action qu’il choisit de mettre en œuvre (élaboration pragmatique) 124 . Une conception éducative, au sens où nous la définissons, se caractérise par l’originalité des contenus et par la manière dont s’articulent entre elles ces trois dimensions.

L’élaboration théorique, abordée dans la première partie, est mobilisée pour décrypter l’origine des difficultés, pour comprendre les processus à l’œuvre dans les conduites et rendre intelligibles les évènements de la réalité. Elle peut être référée à un corpus théorique unique, exploité de façon systématique. C’est le cas, nous le verrons, de certaines conceptions qui se revendiquent de la psychanalyse. Elle peut se construire de façon syncrétique à partir d’un ensemble d’éléments empruntés à différentes théories, voire à différents champs disciplinaires. Elle peut aussi refuser les théories disciplinaires constituées, jugées non pertinentes en matière d’éducation. Elle emprunte alors à des sources littéraires 125 ou philosophiques. On pense ici au credo rousseauiste de Neill. Instrument de l’analyse et de l’interprétation des faits qui se produisent dans l’espace de la relation éducative, elle oriente et détermine l’action éducative dans son opérationnalité. Selon la façon dont le problème est pensé, l’action éducative jugée pertinente pourra prendre des chemins bien différents les uns des autres, parfois même opposés.En tentant de cerner, chez les auteurs que nous retiendrons, l’essentiel de leurs élaborations théoriques nous serons attentifà leurs hypothèses concernantla violence des jeunes : ses origines, ses déterminants, ses fonctions.

La dimension éthique 126 est constitutive, nous l’avons dit, de toute conception éducative. L’agir éducatif est déterminé par la congruence que chaque éducateur établit, entre sa conception de l’homme, les valeurs lui paraissant essentielles, les jugements qu’il porte sur les actes et les discours d’autrui, et sur ses propres actions. C’est dans l’éthique que réside le sens de son action et, plus profondément celui de son « être éducateur ». En outre, les éducateurs sont constamment sollicités dans leur système de valeur. En partagent la vie quotidienne des adolescents, ils donnent en permanence à voir qui ils sont, ce qu’ils pensent, ce qu’ils croient. Les adolescents accordent au reste bien plus de crédit à ce qu’ils perçoivent de l’harmonie entre le dire et le faire de leur éducateur qu’aux qualités intrinsèques de son discours. Si l’élaboration théorique construit la causalité, la dimension éthique renseigne le sens. Ce que l’éducateur fait, dit, encourage ou refuse, est en lien à la fois avec ce qu’il comprend de la situation et avec l’univers de ses valeurs. Nous examinerons les valeurs qui fondent l’action des auteurs que nous allons étudier. Quel regard portent-ils sur l’enfant, sur ses conduites ? Comment reçoivent-ils les conduites violentes selon leur éthique?

Nous examinerons enfin la dimension pragmatique car la pratique éducative ne saurait se réduire à la mise en œuvre mécanique des données fournies par l’élaboration théorique et par les exigences de l’éthique. Elle renvoie à la rencontre avec l’autre. Par définition elle est porteuse d’imprévu, de « non encore advenu ». C’est là que s’exerce l’art de l’éducateur. Un art fait d’intuition, de sens de l’à propos. Un art où se vérifie, dans l’ici et maintenant de la rencontre, son autorité, son charisme. En un mot, c’est là qu’il met en œuvre sa « mètis ». La pratique, comme exercice de et dans la réalité, questionne en retour l’élaboration théorique susceptible d’élucider l’imprévisible né des rencontres, des situations vécues dans la temporalité obligée de l’action. Elle interroge aussi la valeur des jugements éthiques. Aussi établirons-nous, dans ce qu’en disent les auteurs, les caractères spécifiques, les qualités particulières des positions qu’ils tiennent. Où et comment se situent-ils, sur le terrain, relativement à l’action ? Nous tenterons enfin de percevoirchez les auteurs, la cohérence interne à leur conception éducative.

Notes
124.

Dans notre optique, le discours que l’éducateur adresse à autrui est une action.

125.

La parenté entre l’écriture de Deligny et celle de Camus en atteste et mériterait une étude approfondie.

126.

Nous utilisons le terme d’éthique dans le sens que lui donne Michel Autès : Le travail social en débat, sous la direction de Jacques Ion, 2005, Paris, La Découverte, p 53. « L’éthique est ce qui, du côté du sujet, l’enracine dans des convictions, des systèmes de croyances, des valeurs qui sont au principe de sa façon d’être au monde, d’être avec les autres et d’agir dans le monde. L’éthique est en rapport étroit avec l’action, et plus précisément avec l’acte. Ce qui pousse à agir, ce qui m’engage comme sujet vis à vis d’autrui, mon sentiment de ce qui est juste ou injuste, au principe de mes actions, de mes révoltes, de mes convictions bien pesées ». Toutefois, pensant à Makarenko auquel nous accordons une étude dans un prochain chapitre, nous ajoutons à cette définition celle de l’écrivain Pierre Reverdy, pour lequel « l’éthique est l’esthétique du dedans ».