2.1. Les conceptions contemporaines de l’éducation spécialisée : quelques repères.

Notre propos n’est pas de recenser les multiples conceptions de l’éducation mais de repérer celles qui inspirent les éducateurs d’internat. A partir d’un panorama des pensées développées au cours du siècle passé, on peut, à l’instar de Maurice Capul et Michel Lemay 127 en distinguer neufs grands courants : les pédagogies traditionnelles ; les pédagogies nouvelles ; les systèmes socio-pédagogiques ; les pédagogies d’inspiration psychanalytiques ; les pédagogies d’inspiration libertaires ; la pédagogie et la psychothérapie institutionnelle ; la désinstitutionalisation, l’anti-psychiatrie ; les pédagogies d’inspirations comportementalistes ; les approches de maternage et les communautés thérapeutiques.

Cette typologie caractérise les « écoles de pensée » qui ont traversé notre modernité, et les distingue par leur position au sein du système social et institutionnel, leur inspiration idéologique, leur position au regard des sciences de l’homme et des diverses conceptions psychologiques, leurs champs de pratiques.

Héritières des pédagogies disciplinaires, les pédagogies traditionnelles se caractérisent par la pratique des récompenses et des sanctions. Elles se définissent « pour l’essentiel selon trois axes : proposant des modèles, l’éducateur transmet à l’enfant, tout élaborées, les valeurs et connaissances qu’il détient ;le rapport éducateur-enfant est préféré aux relations horizontales des enfants entre eux ; la relation éducative est univoque allant de l’éducateur vers l’enfant »  128 . Ces pédagogies ne sont que peu théorisées malgré quelques figures d’autorité qui s’en sont faites les chantres, tel Alain dans ses « Propos sur l’éducation  129 ».Si, en l’absence de théorisation, le terme de conception ne peut leur être appliquées, elles rendent compte de pratiques toujours enen usage et même réhabilitées dans le paysage actuel. Pensons aux vertus de la sanction évoquées dans le discours politique à propos de la délinquance juvénile. On peut ranger sous leur bannière un ensemble de conduites marquées du sceau de l’évidence, qui constituent la doxa de l’intervention éducative.

Sous les appellations de « méthodes actives » et « d’éducation nouvelle », Les pédagogies nouvelles « constituent les termes de ralliement les plus évidents des tentatives novatrices en faveur des enfants en difficulté durant les années trente et quarante et au-delà » 130 . Célestin Freinet en est la figure emblématique. Hors l’école, cette conception de l’éducation, « donnant la parole à l’enfant tout en l’inscrivant dans le corps social »  131 , s’est répandue par le rayonnement des mouvements de jeunesse et des CEMEA (Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Education Actives). L’influence de Freinet s’est avérée durable et sa pensée a inspiré nombre d’éducateurs à l’image de Fernand Deligny, lui-même instituteur au début de sa carrière. Les idées de Freinet ont par ailleurs quitté les bancs de l’école « ordinaire » pour fonder des conceptions novatrices dans le champ de l’éducation spécialisée. Ainsi les tenants de la pédagogie institutionnelle se réclament explicitement de lui et donnent à ses méthodes des développements originaux. Les travaux de Fernand Oury et Aïda Vasquez en témoignent 132 . Cette pédagogie, mise en œuvre par les porteurs des idéaux de l’éducation nouvelle, a suscité chez bon nombre de stagiaires, moniteurs de centres de vacances, des vocations d’éducateur spécialisé. Nous en faisons partie.

La spécificité des systèmes socio-pédagogiques tient à « la prééminence accordée à la collectivité, (le) souci d’assurer une éducation sociale, (le fait que leur) modèle éducatif est plus ou moins décalqué d’institutions politiques » 133 . Héritié des théories du self-government, ce courant est représenté par Anton Makarenko, dans la Russie soviétique des années 1920, avec une orientation résolument socialiste. Il convient de citer également, en Pologne, Janusz Korczak et son optique démocratique autogestionnaire. Son destin tragique dit ce qu’il peut en être d’une l’éthique de l’éducation. Si Korczak est resté longtemps méconnu en France, Makarenko a très tôt franchi nos frontières. En effet, dans le contexte de l’essor du parti communiste en France et de son influence auprès des intellectuels, ceux d’entre eux que passionnaient les questions d’éducation disposaient, avec l’œuvre de Makarenko, d’un véritable modèle d’éducation socialiste, modèle dont la réussite avait valeur d’exemple. Les conceptions éducatives de celui qui, à la tête de la colonie Gorki, était en charge de jeunes délinquants, revêtent un grand intérêt pour le cours de notre recherche

La spécificité des pédagogies d’inspiration psychanalytique réside dans la prise en compte de la découverte freudienne de l’inconscient. Dans la seconde moitié du vingtième siècle, l’influence de la psychanalyse sur les conceptions de l’éducation en général et de l’éducation spécialisée en particulier a été considérable. Rappellonsà titre illustratif le succès des causeries radiophoniques de Françoise Dolto, et de son émission : « lorsque l’enfant paraît  », qui donna lieu à une publication 134 , et celui des émissions que Daniel Karlin et Tony Lainé ont consacré à l’oeuvre de Bettelheim et à l’école orthogénique de Chicago, qu’il a dirigée durant plus de quarante ans : « Un autre regard sur la folie ». Jacques Donzelot a écrit l’histoire de cette rencontre entre la psychanalyse et l’éducation spécialisée 135 , mettant en relief les deux facteurs de son succès. D’abord, en opposition avec le savoir psychiatrique, la psychanalyse propose une lecture dynamique des troubles pathologiques. Elle rompt avec une conception qui, sous le boisseau de la perversion, emprisonne le sujet dans un déterminisme immuable qui rend vain le processus éducatif, le réduisant à n’être que surveillance et contention. Par ailleurs, elle propose des dispositifs techniques susceptibles d’élucider les engagements subjectifs inconscients à l’œuvre chez les professionnels. August Aichhorn est la figure inaugurale de cette entrée de la psychanalyse dans le champ éducatif

De son côté, Alexander S. Neill est la figure emblématique des pédagogies libertaires. Psychanalyste, proche des conceptions de Willem Reich, Neill se situe « plutôt dans une lignée à dominante libertaire en raison de son optique individualiste et de ses positions anti-autoritaires et non-répressives, à partir d’une contestation de la société et de son système éducatif » 136 . Dans la mouvance du mouvement anti-autoritaire des années 1970, son ouvrage « Libres enfants de Summerhill » 137 a rencontré un succès considérable quoique tardif puisque l’expérience de « Summerhill » avait débuté dans le premier quart du siècle. Notons aussi, à cette même période la redécouverte des expériences d’éducation anti-autoritaires menées à Hambourg durant la république de Weimar. 138

Le mouvement de la pédagogie et de la psychothérapie institutionnelle se situe au carrefour de plusieurs conceptions et références : « l’analyse politique (dont le marxisme), et la psychanalyse ; mais aussi la psychologie sociale (Moreno Lewin) et les méthodes d’éducation actives (Montessori, Freinet par exemple) » 139 . Il a établi des ponts entre des univers jusque là isolés les uns des autres : pédagogie, approche sociale et soin psychique. Auréolé de ses grandes figures, François Tosquelles à l’hôpital de St Alban et Jean Oury à la clinique de La Borde, il s’est constitué comme univers de référence dans bien des établissements et des services de l’éducation spécialisée. Ce mouvement, moins valorisé aujourd’hui, a puissamment contribué au changement des pratiques éducatives et soignantes. On songe au recours au psychodrame 140 , technique maintenant couramment mise en œuvre en pédopsychiatrie. Il a contribué à changer le regard que les professionnels portent sur les personnes malades : un regard moins technique, moins distancié, moins scrutateur au profit d’une attention plus ouverte à leur dynamique. Il a suscité l’abandon d’une posture de savoir sur l’autre -la visite du service et la présentation de malade si chère à la psychiatrie française de l’entre deux guerres- au profit d’une relation soignante, d’une recherche du sens avec l’autre. Il a aussi développé la pratique d’une réflexion critique sur les attitudes des soignants et sur les conditions concrètes d’existence des personnes malades au sein de l’hôpital.

La désinstitutionnalisationet l’anti-psychiatrie se démarquent de la psychothérapie institutionnelle malgré des convergences, en particulier la lutte contre l’enfermement des malades. Ces conceptions sont portées par Ronald Laing et David Cooper en Angleterre et Francesco Basaglia en Italie. Laing et Cooper, marqués par une approche empreinte d’une phénoménologie toute sartrienne tendent à nier la notion même de maladie mentale. 141 Basaglia dénonce toute prise en charge institutionnelle qu’il considère comme aliénante. Sa pensée et son action, militante et pugnace, sont à l’origine de profondes transformations des pratiques psychiatriques en Italie et, tout particulièrement de la fermeture des structures psychiatriques traditionnelles, auxquelles ont succédé des dispositifs d’accompagnement souples et personnalisés au sein même de la cité. Ces « mouvements auront en France, à plus ou moins long terme un net retentissement ; par exemple, en donnant une impulsion à la vague de création des lieux de vie dans les années soixante dix ; en confortant les mouvements d’opinion pour de nouvelles politiques en faveur de l’intégration scolaire des enfants en difficulté » 142 .

Issues des travaux d’Ivan P. Pavlov, lesapproches comportementales. ont trouvé leurs théoriciens contemporains aux Etats-unis, principalement Watson, Skinner et actuellement Beck. Ils se désintéressent « de tout ce qui est signification, tablent sur ce que l’on peut observer directement et visent à la réduction du symptôme  143 ». Leur audience semble liée au déclin, dans les institutions, des influences psychanalytiques. Elles sont en effet redécouvertes dans les milieux de l’éducation spécialisée. Nul doute que ce n’est pas dû à leur nouveauté, Watson est né en 1878 ! Cela s’explique à nos yeux par la congruence historique qui s’opère entre leur visée et les idéologies libérales actuellement dominantes qui focalisent uniquement sur le résultat. Par la disparition du symptôme, elles veulent l’efficacité immédiate et se préoccupent avant tout du rapport coûts / résultats. Sans s’embarrasser de spéculations, elles considèrent que « les seuls éléments dignes de faire l’objet d’une recherche scientifique rigoureuse, sont les données observables du comportement verbal et moteur  144 ». Il n’est pas indifférent de constater que ce credo pragmatique, comme les théories fonctionnalistes et les techniques mécanistes qui en découlent, rencontrent les idéologies qui fondent les convictions libérales, elles aussi fonctionnalistes, mécanistes et avides de résultats quantifiables.

Le courant du maternage et des communautés thérapeutiques est né suite à l’expérience de Loczy en Hongrie. Cet établissement accueillait des nourrissons abandonnés. Pour lutter contre le développement de symptômes d’hospitalisme, Emma Pikler sa directrice, conçut un ensemble de méthodes appropriées. Elles cherchent à développer, dans les plus petites choses, des expériences favorisant l’épanouissement de la personne dans et par un partage de relations au quotidien. Cette approche a trouvé sa pertinence dans les établissements en charge de jeunes enfants et de personnes affectées d’une grave déficience mentale. Loin de toute généralisation, il s’agit de repérer, au plus près de chaque individu, ses besoins ses attentes et ses aspirations si ténues soient-elles dans leurs expressions. Les soignants recourent à des dispositifs adaptés et leur approche relationnelle explicative s’applique à toutes les activités de la vie quotidienne. Ils s’attachent à décrire les éléments de la réalité externe, leurs propres attitudes et comportements, rendant ainsi intelligible à l’autre le monde et la relation.

Notes
127.

Capul,M. ; Lemay, M. 1996. De l’éducation spécialisée, Toulouse, Erès.

128.

Ibid, p 42.

129.

Alain. 1986. Propos sur l’éducation, Paris, PUF.

130.

Capul,M. ; Lemay, M. De l’éducation spécialisée, op. cit. p 42.

131.

Ibid, p 42.

132.

Vasquez, A. ; Oury, F. 1971. De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Paris, Maspéro.

133.

Capul,M. ; Lemay, M. De l’éducation spécialisée, op. cit. p 43.

134.

Dolto, F. 1977, 1978, 1979. Lorsque l’enfant paraît, Paris, Seuil.

135.

Donzelot, J. 1977. La police des familles, Paris, Editions de Minuit.

136.

Capul,M. ; Lemay, M. De l’éducation spécialisée, op. cit. 47.

137.

Neill, A. S. 1970. Libres enfants de Summerhill, Paris, Maspero.

138.

Schmid, J. R. 1971. Le maîtr- camarade et la pédagogie libertaire, Paris, Maspero.

139.

Capul,M. ; Lemay, M. De l’éducation spécialisée, op. cit. 49.

140.

François Tosquelles fut président du « Groupe Français d’Etudes et de Sociométrie », institution qui, depuis une trentaine d’années, œuvre sans relâche à son développement et à la formation de ses praticiens.

141.

le film de Ken Loach : Family life en est une remarquable illustration.

142.

Capul, M. ; Lemay, M. De l’éducation spécialisée, op. cit. p 50.

143.

Ibid, p 52.

144.

Watson, J. B. Cité par J. Le Ny in Encyclopaedia Universalis, 1990, Paris, Encyclopaedia Universalis, vol 3.