2.2.2. La liberté bien comprise : Neill.

Neill est probablement le représentant le plus célèbre de la pédagogie libertaire. Dans le premier tiers du vingtième siècle, les idéaux libertaires ont inspiré des expériences éducatives originales dans de nombreux pays d’Europe : en Allemagne, à l’exemple des maîtres-camarades des écoles de Hambourg , 176 en France avecSébastien Faure et « la ruche » 177  ;en Espagne avec Francisco Ferrer et son « école moderne » 178  ; en Angleterreavec Homer Lane 179 et le « Litttle Commonwealth » notamment. Cependant c’est, sans conteste, à l’expérience de l’école de Summerhill dirigée par Neill qu’elles doivent de ne pas avoir sombré dans l’oubli. La longévité de l’école, ouverte en 1921, vaut à son créateur un succès tardif mais fulgurant lorsqu’il rencontre les idéaux anti-autoritaires des années soixante. Si la réputation des premiers ouvragesde Neill ne dépassa guère les cercles de spécialistes 180 , la publication en France de « Libres enfants de Summerhill » 181 connait un succès public considérable 182 . Elle est à l’origine de nombreuses polémiques entre partisans et adversaires. Il n’est pour s’en convaincre que de relire la quatrième de couverture de l’édition Maspero de 1970 sous la plume de M Faligand : « Le livre le plus franc, le plus chaleureux, le plus important, le plus simple, le plus précieux, le plus explosif, le plus quotidien, le plus intelligent, le plus subtil, le plus vrai, le plus subversif écrit sur les problèmes de l’éducation ».

A la différence de Aichhorn, Neill partage, à l’école de Summerhill, la vie d’enfants issus principalement des classes moyennes, qui ne lui sont pas confiés en raisons de troubles de conduite. Cela étant, ses réflexions sur l’éducation, associées à la rencontre d’un nombre tout de même significatif d’« enfants difficiles », l’ont conduit à consacrer une partie de ses écrits aux questions liées à la destructivité et à la délinquance.

Selon lui, la destructivité est une activité normale dans l’enfance ; l’exercice d’une simple curiosité des choses, à une époque de la vie ou l’enfant n’a pas conscience leur valeur marchande ou affective. Elle n’est pas reliée spécifiquement à l’agressivité : « Pour les enfants les objets chers ne sont que des choses à remuer, à utiliser –pensez aussi au plaisir que cela peut être d’entendre un vase en cristal se briser en mille morceaux sur le parquet » 183 . De plus, la haine d’autrui est pour eux un sentiment normal, banal, ordinaire, et le fait de pouvoir l’exprimer suffit à l’épuiser. Elle trouve son issue dans la liberté : «Dans la liberté, l’agressivité de l’enfant pouvant s’exprimer, elle s’épuise avec le temps. Par contre sous la discipline, comment peut-elle se libérer ? La haine reste ensevelie dans la psyché mais prête à ressortir plus tard sous la forme de répression sexuelle ou d’animosité envers les autres » 184 . Lorsque l’enfant est empêché dans son expression, la destructivité prend un sens tout différent. Elle est la mise en actes de la haine accumulée et devient l’équivalent symbolique d’un meurtre : « l’enfant destructif est anti-vie » 185 . Autrement dit, la destructivité est instrumentalisée par la haine accumulée chez le sujet privé de liberté. Ici, le problème n’est ni la destructivité ni la haine, à proprement parler, il réside dans les facteurs qui ont conduit au refoulement de la haine, la condamnant en quelque sorte à s’accumuler et la conduisant, en se liant à une destructivité elle aussi refoulée, à s’exprimer dans des modalités anti-sociales : « Le facteur important qui doit nous concerner n’est pas la destruction de l’objet lui-même mais la haine refoulée par le destructeur. (…) C’est une question extrêmement vitale, étroitement liée à la maladie d’un monde où la haine prospère du berceau à la tombe » 186 . La destructivité anti-sociale est le résultat cumulatif de l’empêchement d’une activité intellectuelle normale -la curiosité qui s’applique aux objets-, et du refoulement contraint de l’expression d’un sentiment lui aussi normal -la haine- que les évènements déplaisants de l’existence amènent tout un chacun à ressentir.

Neill considère la criminalité chez l’enfant elle aussi comme l’expression d’une haine qui, elle, serait le fruit d’un manque essentiel d’amour. Elle est « l’expression radicale de la cruauté (qui) émane du manque d’amour » 187 qui prive le « moi » de satisfactions légitimes, et, ce faisant, le déprécie. L’enfant est « à priori égoïste, lui seul compte. Quand le moi est satisfait nous avons la bonté, quand le Moi est privé nous avons la criminalité. Le moi se venge sur la société parce que celle-ci n’a pas su apprécier son Moi en lui donnant de l’affection » 188 . Si la destructivité est l’expression « libératoire » de haines ordinaires accumulées par excès de frustration, le crime est l’expression d’une haine radicale née d’une non-reconnaissance des besoins de satisfaction du « moi » dans l’enfance.

Cette élaboration rappelle, par bien des aspects, celle de Aichhorn, mais ne se réfère pas explicitement à la psychanalyse. Elle est fondée sur une conviction, construite dans et par l’expérience et s’appuie sur deux éléments majeurs: l’amour, la liberté : « Je me flattais par le passé de guérir les enfants de leurs rêveries criminelles par mes méthodes psychologiques, mais maintenant je comprends que leur guérison était due à l’amour » 189 . « De nos jours, je mets ma confiance dans la liberté. Elle réussit presque dans tous les cas – quoiqu’elle n’assure pas la guérison complète d’enfants qui sont restés sans amour lorsqu’ils étaient bébés. Mais ne me demandez pas comment la liberté opère une guérison, je n’en sais vraiment rien » 190 .

Neill est psychanalyste, ou plutôt l’était au début de son activité à Summerhill, mais il adopte une position critique au regard de la théorie et de l’activité concrète des psychanalystes eux-mêmes : « J’ai analysé des enfants pendant des années ; plus tard j’ai commencé à douter de la nécessité d’une telle action. (…) Je doute qu’il soit aussi important que les analystes le prétendent, de ramener à la surface des souvenirs d’enfance. Une chose est certaine : rendre consciente la cause d’un complexe ne guérit pas nécessairement ce dernier. (…) Des milliers d’analystes traitent en privé des gens qui, pour la plupart, ont le temps et l’argent nécessaires. Si tous les thérapeutes du monde ne faisaient rien d’autre qu’éduquer les parents en matière de psychologie infantile, leur disant avant tout ce qu’ils ne devraient pas faire, nous n’aurions que fort peu besoin de thérapies pour les adultes » 191 .

Le vocabulaire conceptuel auquel il recourt est volontiers analytique et l’on trouve sous sa plume le « complexe d’Oedipe », le « moi », mais ces concepts ne structurent pas la démonstration, ils n’opèrent pas. C’est une éthique de l’amour et une théorie de la liberté qui spécifient les conceptions éducatives de Neill. Il emprunte plus volontiers à Jean Jacques Rousseau qu’à Freud, partageant la conviction d’une nature humaine fondamentalement bonne : « Ce dont nous avions besoin, nous l’avions, une croyance absolue dans le fait que l’enfant n’est pas mauvais mais bon. Depuis quarante ans maintenant cette croyance n’a pas changé, elle est devenue une profession de foi » 192 . Sa conception éducative prend racine dans ce credo inébranlable.

L’amour n’est pas l’expression d’une quelconque sentimentalité. Il ne doit rien au sentiment amoureux, il n’est pas de l’ordre des affects, il est respect absolu du « moi » d’autrui. Aimer l’autre, c’est être à ses côtés,l’accompagner dans son devenir singulier. Cette éthique de l’amour, loin d’une vague disposition d’esprit à l’égard d’autrui, engage l’action touteentière. Il s’agit d’une éthique de et pour l’action. Neill fait sienne la conception sartrienne selon laquelle l’homme est ce qu’il fait : « En fin de compte on juge un homme par ses actes. Nous pouvons tous parler de liberté et n’y rien comprendre. Je pense que Krishnamurti aurait mieux fait de passer sa vie au milieu des enfants plutôt que de faire des conférences devant des bourgeoises qui ne se servirent, pour la plupart, de ses paroles que pour donner un peu de sel à leur existence inutile » 193 . Aimer l’autre, c’est en définitive aimer sa liberté et agir en sorte de lui permettre de devenir un homme libre. La liberté est l’opérateur de l’éthique de l’amour. Elle est à la fois, l’instrument de la sociabilité du sujet, celui de son développement harmonieux, et la composante essentielle de son bonheur. Son dévoiement ou sa privation sont, à l’inverse, la source de tous nos maux collectifs aussi bien qu’individuels. En éducation, seuls l’expérience et l’exercice de la liberté dès le plus jeune âge permettent au sujet l’accès à l’autonomie : « Dans le foyer discipliné, les enfants n’ont aucun droit. Dans le foyer désordonné, ils les ont tous, le foyer équilibré est celui ou enfants et adultes ont des droits égaux» 194  . La liberté, exercice de la libre disposition de soi, n’est en aucun cas un droit d’empiètement sur autrui, elle n’est concevable que dans la réciprocité: « la liberté est un échange, (elle) doit s’exercer dans les deux sens » 195 . Rien n’est plus éloigné de la pensée de Neill qu’une assimilation de la liberté à un vague laisser-faire, qui reflète une absence de respect de soi et d’autrui. Eduquer à et par la liberté est à cent lieues de l’indifférence aux actes d’autrui et d’atermoiements dans les réponses à apporter : «  Mais qui a jamais dit qu’un enfant doit faire ce qu’il veut ? Pas moi en tout cas. Ce dont (il) peut décider librement, c’est ce qu’il ne veut pas faire » 196 . La liberté n’est pas l’abdication du bon sens. Elle est l’exercice du droit responsable de choisir pour soi-même. Les exemples retenus par Neill sont nombreux : le respect de la parole donnée et des décisions prises, la disponibilité permanente, l’écoute et l’empathie, le refus du jugement de valeur n’ont de sens et de portée que lorsqu’ils se conjuguent avec l’exigence d’être soi-même respecté, écouté et compris. S’y ajoute le souci constant, de l’analyse lucide des failles de sa propre attitude. A une mère inquiète lui demandant comment empêcher l’agressivité exessive d’un enfant, Neill répond : « Vous ne le pouvez pas. La seule chose que vous puissiez faire, c’est de vous examiner et de vous demander ce qui a pu le rendre agressif » 197 . Cette capacité d’auto-critique constitue la forme la plus aboutie de l’éthique de l’amour.

Tout ce qui entrave l’exercice de cette liberté d’être soi est néfaste. C’est le cas, en particulier, de l’hypocrisie, expression de « l’anti-vie ». C’est aussi le cas de la contrainte -elle est refus de reconnaître l’altérité-, et des pratiques autoritaires,qui sont un exercice dissimulé de la haine de la vie de l’autre et de soi. Les exigences qui découlent de sa conception conduisent Neill à refuser d’assujettir l’organisation de Summerhill au conformisme social et au pharisianisme triomphant d’une société puritaine. On connaît ses saillies contre les attitudes bien-pensantes, l’hypocrisie générale et l’institution religieuse : « Je pourrais admirer l’église si le Vatican et Canterbury symbolisaient la vie de pauvreté de Jésus au lieu de parader avec des cierges, des idoles dorées et des ornements sacerdotaux’ » 198 . Il manie l’ironie avec maestria : « Il est dommage que la liberté qui a été accordée aux esclaves américains en 1865 n’ait pas été accordée aussi à tous les enfants américains » 199 .

A Summerhill, la liberté se traduit dans l’organisation des activités quotidiennes : rejet absolu de toute obligation scolaire, de tout programme pédagogique préétabli ; par l’abolition des mesures disciplinaires et la mise en place d’instances démocratiques 200 . Elle se décline aussi par les attitudes des adultes : économes de leurs interventions, facilitateurs des solutions trouvées par les enfants eux-mêmes, respectueux en toute circonstance de leur individualisme foncier, et soucieux de la légitimité de leurs désirs. Rappelons à ce propos, que seule la menace de fermeture de l’école fut à l’origine de l’interdiction des relations sexuelles entre enfants.

Si l’absence d’amour et la privation de liberté sont les causes des troubles de la socialisation de l’enfant, seulsl’exercice de la liberté et la mise en oeuvre d’un surcroît d’amour pourront permettre une nouvelle socialisation Cela ne va pas de soi, car la haine qui habite l’individu asocial et qu’il exprime par la violence n’est plus seulement, nous l’avons dit, ce sentiment ordinaire avatar banal de la frustration. Elle est le dévoiement de l’amour qui soutenait la demande d’exister adressée au monde, à autrui. Et cet amour refusé transformé en haine, cherchera des satisfactions haineuses. Dans cette conception, la violence a sa source dans l’indifférence. Elle n’est pas l’expression de pulsions archaïques d’une sauvagerie primaire rétive au procès d’éducation, mais le témoignage de l’absence essentielle d’attention, d’un vécu profond de désamour, de l’expérience de n’être rien pour l’autre. Elle exprime le désarroi des inutiles au monde.

Pour l’apaiser, l’éducateur doit comprendre et accepter le fait qu’elle devra s’épuiser avant que l’amour ne redevienne possible. Cette conviction est au cœur de la démarche pragmatique de Neill. Eduquer l’enfant destructeur revient à l’accueillir avec et dans sa haine ; à rester respectueux de son « moi » lorsqu’il exprime par la violence, son vécu d’indifférence et se tenir debout, à ses côtés, dans l’amour Il ne s’agit pas d’une position morale, compassionnelle, mais d’une position éthique : « être du côté de l’enfant constitue la thérapie la plus sûre » 201  ; combattre pour restaurer, chez le sujet envahi par la haine, la possibilité d’entrevoir à nouveau une place pour l’amour.

Pour Neill, la pratique de la liberté soigne tout : « Si tous les enfants étaient élevés dans la liberté, la criminalité juvénile diminuerait beaucoup » 202 . En s’éprouvant soi-même dans la relation libre à autrui, en se confrontant, non plus à l’arbitraire, mais au principe de réalité, l’enfant asocial trouvera le chemin de son autonomie : « ma psychologie, c’est qu’un jeune démon,lorsqu’il est libéré de toute contrainte extérieure, devient un être humain sociable » 203 . La contrainte, la sanction ne font « qu’augmenter sa haine se soi et de l’humanité » 204 . Il est convaincu qu’une éthique de l’amour ne se réalise que dans la liberté et que celle-ci n’a de sens que soutenue par cette éthique, faute de quoi elle n’est qu’anarchie, laisser-faire et désordre. La liberté est l’ordre de l’amour et l’amour la condition de la liberté. La violence et la haine ne s’estompent qu’à partir des conditions concrètes de l’exercice de la liberté. L’éducation est le difficile accompagnement de cet apprentissage car « La liberté ne s’exprime pas en paroles mais en actes. La meilleure façon de guérir un garçon de ses impulsions à casser les carreaux, c’est de rire et de les casser avec lui » 205 . Cette affirmation, pour provocatrice qu’elle soit, métaphorise parfaitement la pensée éducative de Neill. La reconnaissance de la légitimité des affects de haine de celui qui a été privé d’amour engage l’éducateur à accompagner l’expression de la haine, pour la dépasser et s’en détacher.

En résumé, une conviction absolue fonde sa conception éducative : celle de la bonté de l’enfant. Une éthique de l’amour, entendu comme respect absolu du « moi » de l’enfant, le guide dans ses choix. Si la théorie de référence, en l’occurrence la psychanalyse, est pour Aichhorn univoque et délimitée, celle que construit Neill est d’une nature plus idiosyncrasique. Certes elle emprunte à la psychanalyse une partie de sa terminologie mais s’en éloigne notablement et utilise peu ses apports. Il lui suffit de se référer à la qualité inconditionnelle de la notion de liberté pour déterminer la posture éducative qu’il convient d’adopter. En définitive, ses conceptions éducatives sont assez peu psychologiques. La liberté soigne tout et cela lui suffit. Vision simpliste ? Rien n’est moins sûr. Car il s’agit de concevoir la conduite à tenir en référence à une posture philosophique absolue et non par rapport à une conception relative, conditionnelle.

Si entre théorie de la liberté et éthique de l’amour, il y a une relation d’osmose. entre théorie de la liberté et pratique éducative elle est de l’ordre de la transcendance : la liberté dépasse l’homme et l’englobe. La relation entre l’éthique et la pratique est, comme pour Aichhorn, une relation de justification et de contrôle. L’amour commande en permanence la pratique éducative jusque dans ses interventions les plus quotidiennes. Elle est un engagement dans l’action aux cotés de l’enfant.

Notes
176.

Cette expérience éducative est décrite par un de ces acteurs : J. R :Schmid : Le maître camarade et la pédagogie libertaire, op. cit.

177.

Lewin, R. 1989. Sébastien Faure, la ruche ou l’éducation libertaire, Cahiers de l’IHPI, Vauchrétien, I David.

178.

Dommanget, M. 1952, Francisco Ferrer, Paris, Société Universitaire d’Editions et de Librairie.

179.

Pédagogue américain installé en Angleterre, Homer Lane dirigea un établissement recevant des adolescents délinquants le « Little Commonwealth. Sa personnalité et ses méthodes inspirèrent profondément Neill qui lui rend hommage à plusieurs reprises dans ses ouvrages.

180.

Son premier ouvrage, « The problem child » est publié à Londres en 1926.

181.

Neill, A. S. Libres enfants de Summerhill, op. cit.

182.

Depuis sa première publication, « Libres enfants de Summerhill » a été tiré à plus de 1 million d’exemplaires, dont quatre cent mille pour l’édition française.

183.

Neill, A. S. 1972. La liberté pas l’anarchie, Paris, Payot, p 100.

184.

Ibid, p 104.

185.

Neill, A. S. Libres enfants de Summerhill, op cit .p 135.

186.

Ibid, p 135.

187.

Ibid, p 241.

188.

Ibid, p 241.

189.

Ibid. p 242.

190.

Neill, A. S. La liberté pas l’anarchie, op. cit. p 171.

191.

Ibid, p 170.

192.

Ibid, p 22.

193.

Ibid, p 26.

194.

Ibid. p107.

195.

Ibid. p 9.

196.

Ibid. p 10.

197.

Ibid, p 103.

198.

Ibid. p 83.

199.

Ibid, p 146.

200.

Le conseil, à la fois parlement et tribunal, se réunit chaque semaine et régule la vie de la communauté éducative. Lors des votes,Neill, comme chacun des enfants y dispose d’une voix.

201.

Ibid. p 171.

202.

Ibid, p 152.

203.

Ibid, p 103.

204.

.Ibid. p 127.

205.

Ibid. p 102.