2.2.3. La coopération en pratique : Korczak.

Korczak, pédiatre de formation, consacre sa vie 206 aux enfants en détresse, en fondant la « Maison des orphelins » à Varsovie. C’est là qu’il publie, en 1925, « Comment aimer un enfant » 207 . Il y développe ses conceptions de l’enfant et de l’éducation. Le titre de cet ouvrage suggère d’emblée que son propos ne se restreint pas à l’éducation et qu’il n’est pas réductible à des techniques, des méthodes, des savoir-faire. Il est question d’amour, c'est-à-dire d’engagement comme sujet dans une relation authentiquement, profondément humaine, faite de connaissance d’émotions et de sentiments 208 .

S’opposant à une conception de l’enfance comme étape d’un chemin vers l’homme à venir, il lui substitue celle d’un âge de la vie en soi avec ses valeurs, ses aspirations, ses propres conceptions du monde et ses stratégies sociales, le plus souvent ignorées des adultes, qui ont « affublé les enfants de l’uniforme de la puérilité » 209 . Aussi, l’éducation ne saurait-elle être un quelconque formatage pour l’adulte en devenir : l’enfant c’est l’homme et déjà l’homme tout entier. Eduquer un enfant est une tâche ambitieuse et modeste, faite d’« attention à sa vie spirituelle, à ses besoins, à son sort » 210 et d’engagement à protéger le caractère sacré de sa personne. « Seigneur, comment faire pour défendre cette âme si sensible de l’ignominie du monde » 211 .

Cette vision de l’enfant est à l’origine d’une conception de l’éducation que nous qualifierons de politique. L’éducation ne se fonde pas sur une vision idyllique ou romantique de l’enfant : « Je ne pourrai pas changer l’enfant en autre chose que ce qu’il est déjà. Un bouleau ou un chêne sont condamnés à rester bouleau et chêne. (…) Je peux éveiller ce qui somnole dans une âme, mais je ne peux pas la créer à nouveau » 212 . L’enfant n’est ni bon ni mauvais : il est. Il importe donc pour un éducateur de n’être ni naïf ni dupe : « Si demain, je dois aller à la rencontre d’un nouveau groupe d’enfants, je dois savoir d’avance qu’il y aura parmi eux des doux, des passifs, des faibles, des confiant,; des pervers, des méchants, des agressifs, de faux soumis ; des malins, des intrigants, des malfaiteurs » 213 . L’enfant est un acteur stratégique de ses propres intérêts. Analyste lucide et déterminé des possibilités de son environnement, il sait choisir la conduite la plus efficace sans s’encombrer d’un moralisme désuet : « Conspiration, révolte, trahison, voilà quelles étaient les réponses de la vie à mes rêves chimériques » 214 !

Eduquer, c’est s’attacher à créer, pour et avec les enfants, les conditions d’une vie susceptible de satisfaire leurs besoins et leurs aspirations, en tenant compte de ce qu’ils sont. C’est aussi organiser et réguler, ce qui appelle des dispositifs adéquats tel le Conseil Juridique qui élabore les lois, le Parlement qui les vote, le Tribunal en charge de leur application. Ces institutions ne sont pas conçues pour apprendre le fonctionnement démocratique mais pour le pratiquer. Elles régulent la vie sociale de la communauté enfantine et construisent les conditions de la vie collective : leurs attendus s’imposent à tous, adultes et enfants. Ainsi, face à une difficulté, la question n’est pas tant de savoir quel enfant en est à l’origine, mais quelle faille dans la conception ou la régulation de l’organisation l’a suscitée, quelles dispositions organisationnelles ou modifications institutionnelles peuvent remédier au problème posé. En cela, Korczak propose bien une théorie politique de l’éducation qu’il met en oeuvre dans la « Maison des orphelins » s’appliquant à créer une communauté démocratique et autogestionnaire. En considérant l’enfance non comme une simple étape dans la construction de l’homme à venir, mais comme un état de la vie d’homme avec ses spécificités, il s’oppose à la mise en œuvre d’un modèle relationnel adulte-enfant fondé sur la hiérarchie et prône une éducation coopérative régulée par le droit.

Le principe coopératif découle de son approche du mystère qu’est l’enfant : « Lorsque j’aperçois chez un enfant l’étincelle immortelle du feu dérobé aux dieux, la lueur d’une pensée libre, la majesté de l’indignation, l’élan de l’enthousiasme, la mélancolie précoce de l’automne et la douceur de la charité ; lorsque je considère sa dignité craintive, sa quête courageuse, joyeuse et assurée des causes et des finalités ; toutes ses tentatives laborieuses, alors, je m’agenouille humblement, parce que, faible et lâche, je ne me sens pas digne de lui » 215 . Il est sans cesse préoccupé du respect qui lui est dû : « seule notre indélicatesse à l’égard des enfants nous préserve de mourir d’humiliation pour toute l’indignité du monde qu’ils rencontrent en naissant et dont nous ne sommes pas en mesure de les défendre » 216 . Son éthique prône le respect, la responsabilité, l’engagement. Etre éducateur, c’est s’engager à protéger, comprendre, construire et garantir.

Korczak adopte la formule socratique selon laquelle « je sais que je ne sais rien ». Il s’approprie le commandement correspondant: « Connais toi toi-même ». Sa méthode est faite d’exigence critique vis-à-vis de soi et de respect à la fois émerveillé et lucide à l’égard de l’enfant. Dans les anecdotes qu’il relate, il met toujours en avant les failles, les incohérences des attitudes éducatives des adultes et leurs effets sur l’enfant. Respect, acceptation à priori de l’enfant, reconnaissance de son non-savoir : telles sont les qualités que requiert l’action éducative qu’il conduit: il observe, critique et propose puis construit, régule et garantit.

Il observe avant tout, considérant que rien n’est anodin ou insignifiant Il prête une attention égale à tous les évènements et sollicitations. Marqué par sa formation de médecin et les exigences du raisonnement scientifique, Il dresse une analogie entre l’examen clinique et le positionnement éducatif : « En tant que médecin et en tant qu’éducateur je ne connais pas de petits détails et j’observe attentivement tout ce qui semble n’être dû qu’au hasard, tout ce qui à première vue apparaît sans valeur » 217 . Cette observation patiente et obstinée n’ambitionne ni de disséquer ni d’analyser la personnalité de l’enfant ou de commenter ses conduites. Elle est l’exercice quotidien, l’ascèse grâce auxquels l’éducateur peut comprendre les évènements, les relations, les aléas du fonctionnement de la collectivité enfantine. L’observation est l’alpha de la pratique. Par elle, l’éducateur soumet à la critique les théories mais également ses convictions, ses actions sentiments et émotions. Il est alors à même de proposer et de contribuer à la construction d’un cadre collectif répondant aux besoins de tous et de chacun. Cette co-création du cadre se situe à l’intersection des exigences éthiques et des fonctions politiques. Ce cadre doit être coopératif, viable, ajusté aux problèmes de la collectivité et aux aléas du moment. L’éducateur, acteur engagé dans cette co-création, l’aménage constamment et en maintient la qualité. Pour cela, il régule les tensions et les dissensions qui s’y manifestent.

Comment, dans cette conception, les conduites violentes sont-elles considérées ? Korczak ne leur consacre pas de place particulière. Toutefois, il évoque assez régulièrement l’agressivité de certains enfants, la brutalité de certaines de leurs conduites qui s’apparentent parfois à des tortures : « Je connais le cas du garçon qui coupait jusqu’au sang les ongles de ceux qui n’avaient pas l’heur de lui plaire. Un autre préparait des bains glacés pour les garçons avec lesquels il était fâché » 218 . Il constate que de tels comportements se développent le plus souvent lorsque les adultes abandonnent leurs fonctions de régulateurs institutionnels des conflits légitimes : apparaissent alors des conduites de caïdat, qui ont pour corollaire l’augmentation de la violence. Seule la mise en œuvre d’institutions coopératives entre enfants et adultes peuvent les faire cesser durablement, en les rendant publiques, en les soumettant au jugement, puis au pardon. La survenue de la violence relève soit d’une défaillance éthique des adultes, qui ont renoncé à exercer leur fonction de régulation des conflits, soit d’un dysfonctionnement dans les institutions de la collectivité. L’accent n’est jamais mis sur l’enfant « violent » mais sur les failles que sa conduite révèle et sur la nécessité de parfaire la régulation. Si l’expression violente peut poser problème dans la collectivité coopérative, elle révèle surtout un problème : la faiblesse de ses institutions et le manquement éthique des adultes. La réponse se trouve donc dans le ressaisissement par la collectivité touteentière de ses institutions et dans la mobilisation responsable des adultes.

Quels liens entre la théorie, l’éthique et la pratique ? La théorie politique de l’organisation rend intelligible les évènements vécus et permet de proposer les modalités concrètes d’un développement harmonieux. Elle inspire et encadre les pratiques qui, en retour informent la théorie de sa pertinence. Il y a co-construction. L’éthique contrôle les modalités d’application de la théorie en s’assurantque les dispositifs qu’elle inspire respectent les idéaux coopératifs et démocratiques d’une part, et impose au praticien une élaboration de ses propres attitudes, comportements et observations de l’autre. Elle est le garde-fou de la relation de co-construction qui relie pratique et théorie.

Notes
206.

Au sens plein du terme puisqu’il a refusé de les abandonner aux nazis venus les conduire à la mort des camps de concentration. Fidèle à son exigence éthique absolue, les a accompagnés dans la mort.

207.

Korczak, J. 1978. Comment aimer un enfant, Paris, Robert Laffont.

208.

Il est à ce propos remarquable de constater que, souvent, Korczak évoque, au détour de telle ou telle anecdote, le fait qu’il ait les « larmes aux yeux ».

209.

Ibid, p 114.

210.

Ibid, p 230.

211.

Ibid, p 234.

212.

Ibid, p 217.

213.

Ibid, p 216.

214.

Ibid, p 249.

215.

Ibid, p 185.

216.

Ibid, p 205.

217.

Ibid, p 225.

218.

Ibid, p 175.