2.2.4. Eduquer l’homme à un monde nouveau : Makarenko.

Le plaisir éprouvé à la lecture des oeuvres de Makarenko tient certainement à cette capacité subtile nous amenant à ressentir de façon presque charnelle la dimension intime de son savoir-faire, de sa mètis. Nul autant que lui n’informe sur l’art de savoir s’y prendre.

Makarenko, instituteur, prend en 1920 la direction d’un établissement accueillant des adolescents délinquants, à Poltava, dans la province de Kharkov, en Ukraine. Il le rendra célèbre sous le nom de colonie Gorki. L’époque est rude, partagée entre la famine (les enfants ne mangent pas toujours à leur faim), le banditisme (il organise des tours de garde pour empêcher les pillages et assurer la sécurité des routes autour de la colonie), une gabegie chronique, une pénurie généralisée et l’ostracisme dont il est victime à cause de ses conceptions éducatives. Makarenko méprisera toute sa vie les théories pédagogiques instituées et les fonctionnaires qui en sont les propagateurs. Le jugement est sans appel : « De la science pédagogique je pensais avec colère : depuis combien de millénaires existe-t-elle ! Quels noms, quels esprits étincelants : Pestalozzi, Rousseau, Natorp, Blonski ! Que de livres, que de papiers, que de gloire ! Et cependant le vide, le néant, pas moyen de venir à bout d’une jeune gouape, ni méthode, ni instrument, ni logique, absolument rien. Une espèce de charlatanisme » 219 . Ou encore : « Les pisseurs d’encre de la pédagogie, qui condamnèrent nos détachements au même titre que nos exercices militaires, étaient simplement incapables de comprendre de quoi il était question »  220 . Il paiera cher la défense opiniâtre de ses options éducatives, puisqu’il sera dans l’obligation de démissionner de ses fonctions et contraint à l’exil pour être réhabilité quelques années plus tard. Cet épisode de bannissement en période stalinienne donne une idée de son engagement éthique

L’époque est rude, le travail ne l’est pas moins. Makarenko est contraint, pendant longtemps, de porter sur lui un revolver pour « défendre sa peau » dans la colonie qu’il dirige. Il doit plusieurs fois utiliser ses poings pour se sortir de situations inextricables. Le « poème pédagogique » est truffé d’anecdotes dramatiques, illustrant le quotidien pitoyable des débuts de l’expérience.

Sur quoi prend-il appui pour conduire une expérience si pénible ?A la fois sur l’espérance et sur l’éthique. Sur l’espérance, car il est convaincu que l’Union Soviétique est le pays qui, par la révolution sociale qu’il vient d’accomplir, permettra l’avènement d’un homme nouveau. Ce ne sera pas un homme différent (rien n’est plus éloigné de sa pensée que l’idée d’une transformation psychologique) mais un homme qui, évoluant dans une collectivité organisée et juste pourra contribuer à la réalisation du progrès. Ce faisant, il se réalisera lui-même « Je ne crois pas qu’il existe de gens moralement déficients. Il suffit de les placer dans des conditions de vie normale, de leur imposer des exigences définies, en leur donnant la possibilité de les remplir et ces gens deviennent des gens comme les autres, des hommes en tous points normaux » 221 . S’agissant des délinquants, il s’agit de les mettre en condition de devenir des hommes, de créer avec eux une collectivité « d’un charme éblouissant, d’une véritable opulence laborieuse, d’une haute culture socialiste, et ne laissant presque rien subsister de ce dérisoire problème : amender l’homme » 222 . A ces yeux, cette espérance n’a rien d’une utopie, ni d’une illusion, c’est un but à atteindre, dont il rappelle constamment les difficultés, convaincu que sa réalisation est en marche.

A partir de cette espérance convaincue, la transformation du monde est à portée de main. Le courage et la volonté des hommes en sont les conditions quels qu’en soient les écueils et les revers : « De chacun de nos pas on pouvait dire tout ce que l’on voulait, tant nous marchions au hasard. Il n’y avait rien que de contestable dans notre travail. {…} Il n’y avait que deux points qui ne soulevaient aucun doute : notre ferme volonté de ne pas abandonner notre tâche, de la mener à sa fin dut-elle être lamentable. Et il y avait encore la vie elle-même, la notre à la colonie et celle qui nous environnait » 223 . L’action est du côté de l’évolution, de la vie. L’éthique de Makarenko est fondée sur son espérance et sa conviction. La construction d’un monde nouveau est affaire de détermination. Il œuvre à la fois à l’éducation des adolescents et à la reconstruction du monde.

Arc-bouté à cette éthique Il développe une théorie originale. Celle-ci décline les éléments fondamentaux de l’idéologie socialiste : éduquer, c’est faire vivre l’enfant dans une collectivité équitable et efficacement organisée, modèle réduit de la collectivité socialiste en gestation ; éduquer c’est reconnaître le potentiel de chacun,et le mettre en action au service de la collectivité. Eduquer, c’est « former en (l’homme) les perspectives d’après lesquelles s’ordonnera sa joie du lendemain » 224 . L’homme est inconcevable en dehors de la collectivité au sein de laquelle il se meut. Elle est tout à la fois ce qui le constitue et le justifie. La colonie Gorki est conçue comme une organisation juste, efficace et porteuse d’un projet. Juste, grâce à des instances législatives et exécutives : l’assemblée générale, le conseil des commandants, dont les « colons » sont les principaux acteurs. On y discute les questions concernant la colonie et l’on y prend, par vote, les décisions. Juste également par son organisation hiérarchique : tel qui, dans une situation est « commandant » ne l’est qu’en raison d’une compétence précise. Dans une autre, il peut être exécutant se soumettant alors à l’autorité d’un de ses camarades. Il ne saurait être question de distinguer une élite. Efficace, l’un des premiers collaborateurs de Makarenko est un agronome, à propos duquel il remarque que « l’estime et l’affection des enfants, du moins des enfants, tels que ceux qui vivaient à la colonie, allaient surtout à des hommes (qui possédaient) une haute qualification, des connaissances sûres et précises, le savoir-faire, l’art, des mains en or, une parole concise et sans phrases, une attitude constante au travail » 225 . Son souci d’efficacité le conduit à organiser la colonie Gorki de façon quasi militaire, ce qui lui a attiré bien des reproches. Elle se caractérise par l’importance donnée à la forme, : « Le domaine du style et du ton a toujours été ignoré de la « théorie » pédagogique, et c’est cependant la partie la plus importante et la plus essentielle de l’éducation collective » 226 . Dans la pénurie ambiante, une nappe blanche décore chaque table, on ne se donne jamais à voir en public sans être impeccablement vêtu quand bien même les bottes sont trouées et les vestes rapiécées ; on conçoit toute tâche de telle sorte qu’elle atteigne une « esthétique ». La description des moissons est à ce propos exemplaire 227 . En tout cela, se découvre la grandeur de l’homme, car « seule la forme est le reflet d’une culture supérieure » 228 . La forme militaire qu’il donne à la colonie est en quelque sorte une métaphore de la beauté de son organisation. S’il se refuse à toute psychologie explicite, il mesure le bénéfice que les adolescents peuvent tirer de leur contribution à cette beauté supérieure. Le style est ce qui témoigne et approfondit, pour chacun, la culture collective. De plus, l’organisation participe de l’inscription des jeunes dans la mythologie révolutionnaire : les détachements, les commandants, les partisans etc. En cette période de guerre civile, cela amène les adolescents à intégrer un modèle porteur des valeurs supérieures de la société. Il n’est, pour s’en convaincre, que de voir l’acharnement que mettent les colons de Gorki à être reconnus comme komsomols 229 .

Makarenko ne regarde jamais les jeunes au travers du problème qu’ils posent ou ont posé. Il refuse de connaître leur passé : « Les positions prises par nous dès le premier jour de la colonie restèrent inchangées. J’estimai que la méthode de rééducation des délinquants devait avant tout prendre pour fondement l’ignorance complète de passé et à plus forte raison des délits du passé » 230 . Il réfute l’idée selon laquelle la connaissance de l’histoire du jeune est nécessaire à l’éducateur : cette logique de pensée « s’évertue alors à singer la médecine et ratiocine en prenant l’air intelligent » 231 . Il valorise le potentiel de chacun. Qu’y a-t-il en ce jeune qui puisse être développé ? Quelle place lui proposer dans l’organisation afin qu’il puisse s’accomplir ? Dès lors, point de jugement moral, mais des caractéristiques qui participent ou entravent le développement du jeune au service de l’œuvre commune. Perspective essentielle en matière prise en compte des conduites violentes ; Makarenko est parfois conduit à agir lui-même violemment. Contraint de rosser un jeune, il écrit : « A dire la vérité, les remords ne m’étouffèrent point » 232 , ajoutant aussitôt : « Il faut remarquer cependant que pas une minute je ne pensais avoir trouvé dans la violence quelque toute puissante recette pédagogique » 233 . Dans sa vision d’un potentiel d’utilité sociale des jeunes, la violence est une donnée : elle peut être un atout pour peu que l’organisation collective lui donne les moyens de s’exprimer à son profit.

Comme nous l’avons dit, le plaisir que procure encore la lecture de Makarenko tient à ce qu’il donne à comprendre la mètis de l’éducateur. Si l’on considère la dimension pragmatique d’une conception éducative, force est de constater que l’action ne saurait se réduire à la mise en application de l’élaboration théorique, ni à la simple déclinaison d’une éthique. Elle comporte une part, plus difficilement objectivable, renvoyant à l’intuition des conditions de la situation où elle se déroule, à la capacité immédiate à choisir telle ou telle direction de l’action, à une attention particulière aux signaux internes ou externes que l’on ressent, à l’aptitude à circonvenir un problème d’un mot ou d’une action, bref à une intelligence de l’adaptation au mouvement, à l’instable, à une intelligence pratique et de la pratique que Grecs appelaient mètis 234 . Peut-il y avoir éducation sans cette pragmatique ? Relatons un exemple rapporté par Makarenko 235 .

Au sein de la colonie Gorki, apparaît un phénomène préoccupant de consommation alcoolique ; il prend une telle ampleur qu’une intervention devient indispensable. Convaincu que tout discours moral et que toute sanction individuelle resteraient sans effet, Makarenko décide de détruire purement et simplement les distilleries clandestines installées chez les paysans alentour. Il en informeles jeunes, et le soir venu, avec quelques volontaires munis de haches et de masses, met sa décision à exécution.

Le résultat dépassa ses espérances ! Les alambics sont reconstruits, mais il ne se trouve plus guère d’amateurs pour vendre de l’alcool aux pensionnaires de la colonie Gorki, compte-tenu du prix à payer en argent -un alambic coûte cher- et en réputation -la pratique illicite de la distillation est mise sur la place publique-. L’héroïsme de camp ! Il ne s’incarne plus dans le caïdat et la consommation d’alcoolmais dans le courage d’aller, en expédition nocturne détruire les alambics chez des paysans prompts au coup de fusil et enclins à mépriser les pensionnaires de la colonie. Par surcroît, les buveurs devaient s’attendre à être sanctionnés, restant dans un schéma connu de tous, sans surprise, sans invention, sans efficacité en définitive. Makarenko montre des voies inédites pour apporter une solution à un problème : chacun des participants a conscience d’être protagoniste d’une aventure inscrite dans la mythologie de la colonie. Son autorité sort évidemment grandie de l’aventure

Cette mètis de l’éducateur permet une parole, une action, susceptible de modifier profondément les conditions de la relation ou de la réalité. Cette forme d’intelligence autorise des actions qui, par métaphore, contiennent à la fois le problème et les solutions du problème : en l’occurrence ici, le double problème de la consommation alcoolique et de ses conséquences pour la survie de la communauté ; et celui du leadership occulte qui se manifeste par le caïdat, tout en renforçant la culture collective et, par la construction d’une mythologie, le narcissisme du groupe.

Cet exemple, entre autres, souligne le regard que Makarenko porte sur la violence du groupe, active à l’intérieur de la colonie elle-même, et dans les relations qu’entretiennent les colons avec la population environnante. Au lieu de la juger ou de la nier, il convient de la domestiquer, de l’apprivoiser, d’en faire une force au service des intérêts supérieurs de la collectivité en la détournant de buts stériles. Makarenko ne cesse de rappeler que l’éducation n’est pas un exercice moralisateur, mais qu’elle prend à bras le corps une réalité brute, violente, acharnée à détruire et contre laquelle il importe de lutter avec tous les moyens, toutes les ruses de son intelligence fidèle aux exigences d’une éthique du courage et de la volonté.

Au total, Makarenko est porté par l’espérance convaincue d’une transformation du monde qui engendrera une société organisée efficace, belle et juste. Prenant appui sur les valeurs de courage et de volonté, sa théorie est celle de l’homme en action dans une organisation contingente : il est ce qu’il fait en étroite relation avec ce que son environnement lui offre. Dans sa lecture des conduites des adolescents, il ne s’intéresse ni à l’histoire personnelle ni à la psychologie des comportements. Les conduites ne se comprennent que dans leur relation au collectif. Regarder les conditions dans lesquelles se trouve l’homme pour comprendre qui il est , agir sur ces conditions pour le construire : ainsi pourrait s’énoncer la conception éducative d’Makarenko. La pratique, éminemment stratégique, s’attache donc à développer une collectivité harmonieuse et exigeante dont l’efficacité se donne à voir par sa beauté.

Notes
219.

Makarenko, A. 1967. Poème pédagogique, Moscou, Editions du Progrès, p 117.

220.

Ibid, p 215.

221.

Makarenko, A. 1967. Les drapeaux sur les tours, Moscou, Editions du Progrès, p 155.

222.

Makarenko, A. Poème pédagogique, op. cit. p 685.

223.

Ibid,. p 88.

224.

Ibid, p 669.

225.

Ibid, p 206.

226.

Ibid, p 597.

227.

Cf chapitre 11 du Poème pédagogique.

228.

Makarenko, A. 1967. Principes de pédagogie soviétique, Moscou, Editions du Progrès, p 151.

229.

Le Komsomol, abréviation de Union communiste léniniste pan-soviétique de la jeunesse, est, sous le régime communiste de l’Union Soviétique, l’organisation qui regroupe la jeunesse. Créée dès 1918, elle est placée sous le contrôle du Comité central du Parti Communiste.

230.

Makarenko, A. Poème pédagogique, op. cit. p 235.

231.

Ibid, p 235.

232.

Ibid,. p 29.

233.

Ibid, p 30.

234.

Voir à ce propos l’ouvrage de Detienne, M. ; Vernant, J. P. 1974. Les ruses de l’intelligence. La mètis des grecs, Paris, Flammarion.

235.

Cf chapitre 9 du Poème pédagogique.