2.2.5. Quatre conceptions originales structurellement convergentes.

Ces quatre conceptions originales de l’éducation renvoient à des contextes si spécifiques qu’ils découragent toute velléité de comparaison. Si la misère est commune aux expériences de Aichhorn, Makarenko et Korczak, Neill n’y est pas confronté. Si l’errance et la délinquance d’adolescents, livrés à eux-mêmes dans une période de désintégration sociale, rapprochent Aichhorn et Makarenko, les expériences de Korczak et de Neill se déroulent dans des sociétés relativement stabilisées et ne s’adressent pas spécifiquement à des populations d’adolescents aux conduites asociales. De plus, les théories qu’ils sollicitent ont peu ou pas de territoire de recouvrement. La conviction psychanalytique de Aichhorn est aux antipodes du refus des théories psychologiques que professe Makarenko. Le credo rousseauiste de Neill se heurte à la fois au réalisme politique de Korczak, à la théorie des névroses à laquelle se réfère Aichhorn aussi bien qu’aux conceptions de Makarenko.

Néanmoins il existe entre eux des convergences qui transcendent les contingences socio-historiques et les spécificités de leurs univers intellectuels. En premier lieu, ces conceptions sont dues à des hommes habités par des idéaux proches par leurs contenus humanistes et par leur visée émancipatrice. Tous ont foi en un homme qui, évoluant dans une société plus juste, saura faire usage de sa liberté. Ces idéaux sont porteurs de cette espérance, à propos de laquelle Henri Desroche écrivait qu’elle s’incarne dans « des idéaux (…) dont la valeur dynamogénique tient non pas à la validité rationnelle de leurs systèmes d’explication, mais à la puissance mobilisatrice et animatrice de leur onirisme » 236 . Ils s’appuient sur une critique radicale de la société telle qu’elle est. Aichhorn veut arracher les délinquants à l’injustice des prisons, Neill fulmine contre le conformisme bourgeois et l’hypocrisie religieuse. Korczak s’insurge contre « l’ignominie du monde » et Makarenko travaille à construire un homme nouveau dans un monde enfin humanisé. Malgré des modalités différentes, ils ont la conviction qu’il est possible de changer le monde.Pour Makarenko, le changement est en marche et, pour tous, il est à portée d’éducation. Leurs conceptions éducatives s’inscrivent dans un projet global d’action, dans une espérance qui transcende l’éducation, et donne sens à l’existence elle-même.

Si une force les rassemble, elle prend des formes diverses. Makarenko est habité par la conviction de l’avènement d’une société nouvelle, Neill se méfie des illusions messianiques. Aux convictions rousseauistes de Neill, Korczak répond par un relativisme teinté d’humour. A cette variété des figures de l’espérance, s’ajoute la multiplicité des approches théoriques. Aichhorn voit dans la psychanalyse un formidable espoir, Neill doute. Korczak, n’y fait aucune allusion et il ne semble pas Makarenko en ait eu connaissance.

Nous parvenons à un constat : avec des théories différentes, voire opposées, il est possible de construire des conceptions éducatives pertinentes, de créer des communautés à même de prendre en compte les difficultés de ceux qu’elles accueillent, de répondre à leurs besoins. Il s’ensuit que ce ne sont pas les contenus des théories exprimésen termes de savoir qui opèrent, mais leurs capacités de contenance d’inspiration de perméabilité.

Par capacité de contenance d’une théorie, nous entendons la possibilité de circonvenir une question, de rendre intelligible un problème. Quels que soient leschoix, les différentes théories analysées contiennent la violence. Aichhorn en fait l’expression de l’insatisfaction des besoins affectifs, Neill l’interprète comme la manifestation d’un amour dévoyé. Pour Korczak, elle témoigne d’une défaillance dans la conception du lieu de vie, pour Makarenko elle est une force qu’il convient de détourner au service de la collectivité et de ses idéaux. Pour tous, la violence s’explique et se comprend, au sens de « prendre avec », dans leur élaboration théorique.

Venons-en à la capacité d’inspiration. L’organisation démocratique et autogestionnaire de la « Maison des orphelins », qui oriente la relation éducative, est le fruit de la réflexion théorique de Korczak tout comme le sont les « détachements » pour Makarenko. La bonté et la tolérance aux demandes, quels que soient les excès dans les conduites asociales, relèvent pour Neill ou pour Aichhorn, de l’interprétation qu’ils font des phénomènes d’asociabilité. Leurs théories permettent simultanément de concevoir des dispositifs opérationnels et de penser les pratiques relationnelles.

Enfin, la capacité de perméabilité. Ces théories sont souples, non dogmatiques. Toutes supportent l’épreuve de la réalité. Makarenko peste contre ces théories pédagogiques inapplicables,incapables de rendre intelligible les réalités concrètes, impropres à aider dans les difficultés de tous les jours. Au contraire, qu’un problème survienne et Korczak sait intégrer, dans les règles collectives, les instruments de sa prise en compte. Qu’une difficulté se présente et Makarenko trouve, dans les ressources de l’organisation, les voies de sa résolution. Neill sait aussi répondre de façon inédites aux difficultés : fidèle à sa théorie de la liberté, il ne cède jamais aux provocations à punir. Aichhorn,quant à lui, était si profondément convaincu de la nécessité d’une pédagogie de la bonté, qu’il ne se départit jamais de son calme, quels que soient les aspects dramatiques de la situation du pavillon des adolescents violents.

En définitive, au-delà d’univers de référence, et de contenus différents les auteurs utilisés ont en commun d’élaborer des théories contenantes, inspiratrices, perméables et « travaillables » pourrait-on dire. Ils les questionnent et les remanient sans cesse, car elles constituent le socle de leur réflexion et de leur action. Aichhorn n’est ni un amateur de psychanalyse, ni un amateur en psychanalyse, et il n’est que de se souvenir que durant la période nazieil a assuré, dans la clandestinité, la direction de la société viennoise de psychanalyse. La théorisation de l’organisation est au cœur du travail de Korczak ou de Makarenko qui sera banni, sous Staline pour n’avoir pas renoncé à ses convictions éducatives. La recherche des conditions de la liberté mobilise constamment Neill. Tous ne cessent de construire et de déconstruire leur théorie. Elle est un objet de travail, elle est un objet au travail.

Leurs constructions théoriques diffèrent, les valeurs éthiques qui les sous-tendent convergent. Ils partagent une foi en l’homme, une éthique du sujet, qui s’incarne dans le respect absolu de l’enfant, dans une réticence au jugement, dans une immense tolérance 237 . Une même conviction de l’éducabilité de l’enfant les réunit. Quels que soient les actes posés,, il revient à l’éducateur de rechercher le chemin d’une évolution. Tout problème interroge la qualité du dispositif éducatif, et la valeur de l’élaboration théorique. Pour tous, l’engagement personnel et le partage, à égalité de droits, des aléas de la vie quotidienne sont les conditions sine qua non d’une posture éducative digne de ce nom. Ils rappellent à leur manière qu’être éducateur est l’expression de leur liberté. Cet engagement éthique, s’agissant des conduites violentes, conduit à les considérer comme éminemment susceptibles d’éducation, et nous ne ferions pas injure à nos auteurs en écrivant que, pour eux, elles sont une des justifications profondes du besoin d’éducation.

Cela dit, leur l’engagement éthique ne s’identifie pas à une pratique conformiste de la morale. Makarenko n’hésite pas à enfreindre les lois de la propriété pour pénétrer de force chez les paysans et détruire leurs alambics, Aichhorn ne condamne pas les vols de certains des adolescents qui lui sont confiés, il revendique même pour eux la portée bienfaisante et thérapeutique du vol ! Leur éthique ne se réduit pas à l’obéissance servile, Elle a pour horizon l’avènement de chacun à la dignité d’être humain. Un enjeu de cette nature ne saurait se satisfaire d’une morale étriquée. Il y faut de la « virtus » qui, bien loin de la vertu ordinaire, désigne à la fois le courage et l’énergie morale.

Ce que nous savons de leur art de faire se lit entre les lignes de la narration, se devine derrière l’anecdote. Qu’ils décrivent des scènes de la vie quotidienne, ou rapportent des évènements pénibles, ils se mettent rarement sur le devant de la scène laissant cette place à l’enfant. Ils expliquent volontiers ce qu’ils font et pourquoi ils le font, il est plus difficile de percevoir comment ils le font. Nous en avons cependant quelque idée. Nous avons déjà signalé la capacité de Makarenko à donner à voir le comment de son action. Neill et Korczak animent leurs récits de telle façon que le lecteur est en mesure d’imaginer, presque charnellement, la scène qu’ils décrivent. Aichhorn lui, ne donne que peu d’ouvertures sur son art singulier de faire. A les lire, on distingue deux dimensions. La première a trait à l’organisation de la communauté éducative. Nos auteurs sont des bâtisseurs, des créateurs, ils ont conçu les dispositifs opérationnels des communautés éducatives qu’ils ont dirigées. Néanmoins, lorsqu’ils en décrivent le fonctionnement, ils s’attardent sur les petites comme sur les grandes choses. Korczak institue un parlement, mais accorde une grande importance à la petite boite dans laquelle les enfants peuvent glisser leurs suggestions et leurs critiques. Il crée un tribunal tout en restant attentif à l’aspect négligé de tel ou tel enfant. Makarenko accorde autant d’importance aux nappes blanches qui décorent la table qu’à la nomination des « commandants de détachement ». Rien n’est accessoire. Tous pensent que dans l’apparemment insignifiant, se découvre l’état réel de la communauté éducative. Ils observent et observent encore, pour appréhender la réalité de la vie collective et vérifier sans cesse la validité de l’organisation, la pertinence des choix. Cette vérification est une exigence et un art de l’interprétation du quotidien. Savoir discerner ce qui est en germe, circonvenir un problème naissant, lire dans un détail la qualité d’un ensemble. L’intuition et l’intelligence des hommes qui font vivre la communauté est constamment engagée.

La deuxième dimension de la pragmatique renvoie davantage à l’équation personnelle de chacun. Si l’attitude bienveillante découle, pour Aichhorn, de sa réflexion théorique, la capacité à l’incarner relève de ses qualités propres. La bravoure de Makarenko, traversant les dortoirs un pistolet dans la poche, tant il doute d’en ressortir vivant, ne se décrète pas ! Pas plus que ne s’apprend l’aptitude de Neill à supporter sans broncher qu’un de ses protégés casse un par un tous les carreaux de l’école ! Les exemples de ce type abondent, mélange de courage, de détermination et d’habileté. Ils témoignentdes défis qu’ils ont tous relevés, de leur intuition et de leur capacité à concevoir et à faire vivre l’éducation dans des circonstances hostiles et avec des d’adolescents rétifs. Ils ont trouvé, en cohérence avec leur éthique, un art de faire qui contient les conduites violentes.

Comme démontré, des liens organiques étroits unissent les trois pôles constitutifs que nous avons distingués. Une caractéristique mérite d’être soulignée : la transitivité. La pratique puise dans la théorie mais participe aussi de sa construction, de son développement. Elle n’en est pas seulement l’application, la déclinaison opérationnelle. La pratique se réfère à l’éthique mais elle la renforce par les interrogations nouvelles qu’elle la contraint à élaborer. Les modèles théoriques ont à intégrer en permanence les exigences de l’éthique qui, elle, resterait intention morte si elle n’était tenue d’intégrer ce que la théorie révèle. C’est dans cette circulation, dans cette tension constante et multidirectionnelle que se construit la cohérence profonde de ces conceptions éducatives. Elles échappent ainsi au dogmatisme, aucun des pôles n’est prééminent et aucun ne peut fonctionner s’il n’est en relation avec les deux autres.

Compte tenu de l’homothétie structurelle de ces conceptions, il nous semble possible d’en extraire un modèle provisoire, dont nous verrons s’il peut rendre compte de la structure des conceptions de l’éducation actuellement en vigueur. Nous pouvons le schématiser comme suit :

Dans ce modèle, chacun des pôles, étroitement relié aux autres, possède des caractères spécifiques. La théorie se caractérise non par la valeur intrinsèque de ses contenus, mais par ses qualités de contenance, d’inspiration, de perméabilité. L’éthique éducative est une éthique du sujet. La pragmatique possède une autonomie incarnée dans un art de faire qui renvoie à une forme d’intelligence que, à l’instarde Detienne et Vernant, nous avons nommé mètis. Les liens qui unissent ces trois pôles sont transitifs. D’abord un lien de co-construction, à savoir, la capacité de la théorie à inspirer les instruments de la pratique éducative, à élaborer les informations qui en sont issues et la capacité de cette pratique à se donner à penser dans la théorie. Ensuite, la relation de contrôle entre éthique et pragmatique, elle s’applique aux finalités. Elle laisse à chacun la liberté d’en inventer les figures Enfin, l’osmose entre la théorie et l’éthique ; la première impose toujours à la seconde de nouvelles questions, la seconde exige de la première qu’elle pense en permanence avec le sujet.

Ces conceptions se réfèrent à un élément qui leur donne vie, l’espérance au sens où elle est une force. Sans elle, l’idée même d’éducation est inconcevable.

Chacune d’elle est en mesure de la prendre en compte la violence pour produire de l’éducation avec elle, et même à partir d’elle. Elles revendiquent et démontrent l’éducabilité des adolescents acteurs de violence. Parvenu à ce stade nous pouvons avancer qu’éduquer les jeunes en difficulté suppose d’accepter éthiquement la violence comme objet d’éducation, d’élaborer une théorie rendant intelligible à la fois sa survenue et ses manifestations, de la prendre en charge, d’y résister, de la déjouer ou de l’affronter lorsqu’elle se manifeste, d’où le caractère déterminant de mètis de l’éducateur.

En référence au modèle construit, cela revient à dire que la violence doit trouver place, être contenue, comprise et acceptée dans le cadre de chacun des trois pôles que sont la théorie l’éthique et la pragmatique. Une carence de l‘un d’eux suffit à entraver le processus éducatif. Quant à la cohérence requise de la conception, elle se révèle par la qualité des liens (osmose, co-construction et contrôle) qui unissent entre eux les pôles. Enfin, c’est l’espérance qui, par delà la conception éducative elle-même, donne à ses auteurs la force de les mettre en oeuvre.

Notes
236.

Desroche, H. 1973. Sociologie de l’espérance, Paris, Calmann-Lévy, p 31.

237.

Nous n’entendons pas, dans ce mot de tolérance, une attitude passive au regard des actes, mais le fait qu’ils ne sont pas générateurs de rejet, d’exclusion, qu’ils suscitent au contraire recherche et élaboration.