2.3.1. Dans la continuité des éducateurs canoniques : Deligny, liberté et compagnonnage.

Fernand Deligny, d’abord instituteur, admirateur et praticien des méthodes pédagogiques conçues par Freinet, ouvre à Lille, en 1943, en pleine guerre, son premier lieu d’accueil. Il y reçoit des adolescents délinquants. D’autres expériences suivent, 239 dont la plus connue est l’expérience de la Grande Cordée : réseau informel qui s’appuie à la fois sur les militants communistes et sur les auberges de jeunesses pour proposer aux jeunes délinquants des lieux d’existence et d’expériences ouverts et bienveillants. Plus tard, sa rencontre avec les enfants autistes infléchit le cours de sa vie. Ecrivain fécond, Deligny a consacré plusieurs ouvrages à ses expériences et à ses conceptions de l’action éducative auprès d’adolescents délinquants. Deux d’entre eux, « Graine de crapule » 240 et « Les vagabonds efficaces » 241 , qui déploient des idées et des prises de positions originales, ont eu un grand retentissement.

On chercherait en vain dans son oeuvre une quelconque référence aux sciences de l’homme. Mieux, il développe une méfiance et une critique radicale au regard de la psychologie et de la psychanalyse. Il leur dénie toute pertinence en matière d’éducation : « Quand tu auras passé trente ans de ta vie à mettre au point de subtiles méthodes psycho-pédiatriques, médico-pédagogiques, psychanalitico-techniques, à la veille de la retraite, tu prendras une bonne charge de dynamite et tu iras discrètement faire sauter quelques pâtés de maison dans un quartier de taudis. En une seconde, tu auras fait plus de travail qu’en trente ans » 242 . Il considère leurs contenus inutiles à celui qui revendique une posture d’éducateur : « Epileptoïde, déprimé, hypomaniaque… Voilà qui regarde le médecin. Toi ton refrain doit être : fais-les jouer » 243 . Il réfute l’axiome selon lequel la délinquance est un trouble de la personnalité et substitue une approche phénoménologique et situationnelle aux interprétations personnalistes. Il voit les adolescents délinquants comme des êtres saisis dans les rets de l’absurdité et de la cruauté du monde. Il évoque constamment un monde, proche de celui d’Albert Camus, par l’absurde qui le caractérise, dans lequel les délinquants sont englués. Il conçoit l’acte délinquant comme l’ultime tentative pour rester vivant. La délinquance est pour lui l’échec d’une société, jamais celui de la personne. A partir d’une lecture politique, il reproche aux diverses psychologies d’en chercher les causes dans le sujet, alors qu’elles sont dans le social. Que l’on ne se méprenne pas toutefois, Deligny ne pèche ni par ignorance -il a été intégré au laboratoire de recherche du psychiatre Henri Wallon- ni par mépris des savoirs. A ses yeux, les savoirs psychologiques ne sont d’aucune utilité en matière d’éducation : « Educateurs qui êtes vous ? Formés comme on dit dans des cours nationaux et internationaux, instruits sans aucun souci préalable de savoir si vous avez dans le ventre un minimum d’intuition, d’imagination créatrice et de sympathie envers l’homme, abreuvé de vocabulaire médico-scientifique et de techniques esquissées, on vous lâche (..) en pleine misère humaine » 244 .

Deligny n’aurait-il pas de théorie ? Pas si simple. Observons d’abord une révolte virulente au cœur de son engagement éducatif. Elle s’adresse tant au système social qu’à ceux qui y occupent les places institutionnelles. Il ne cesse de dénoncer la misère et l’injustice : « Une nation qui tolère des quartiers de taudis, des égouts à ciel ouvert, des classes surpeuplées et qui ose châtier ses jeunes délinquants me fait penser à cette vieille ivrognesse qui vomissait sur ses gosses à longueur de journée et qui giflait le plus petit par hasard un dimanche parce qu’il avait bavé sur son tablier » 245 . Il a un dédain et une aversion profonde pour les nantis : ils sont les « partisans sournois d’un ordre social pourri et qui s’écroule de partout, ils s’affairent autour des victimes les plus flagrantes des éboulements : les enfants misérables (..) Ils se rassemblent comme des mouches et leur activité bourdonnante et bienfaitrice camoufle un simple besoin de pondre dans cette viande à peine vivante leurs propres désirs d’obéissance servile, de conformisme avachi et de moralisme de pacotille » 246 .

Malgré cette révolte, une espérance s’incarne dans l’ici et maintenant de la pratique éducative. Pour lui, éduquer c’est renouer avec ceux qui, tout au long de l’histoire, ont exploré les terra incognata de la fraternité : « Pestalozzi, Rimbaud, Van Gogh, vous dont le déséquilibre a laissé une trace gigantesque. Pestalozzi, Rimbaud, Van Gogh,(..) je souligne comment ces trois vagabonds grandioses avaient été constamment les frères inquiets des jeunes délinquants. Fugues, arrestations, misère, crainte, révolte, asile, aucun ne se serait plaint du voisinage » 247 .

Sa lecture politique des problèmes de la jeunesse constitue une théorie pour penser l’éducation qui fonctionne à plusieurs niveaux. D’abord, elle donne sens à la réalité observée, en l’occurrence les problèmes de la délinquance juvénile. La société, telle qu’elle est politiquement constituée, génère l’injustice et la misère. Ce faisant, elle rejette et écrase une partie de sa jeunesse. La délinquance est l’expression de sa révolte et son ultime tentative pour dire son être au monde. Les formes qu’elle prend sont surdéterminées par la gravité de la situation vécue par les jeunes. Il serait vain de croire qu’elles puissent se parer de valeurs morales : « Les noyés qui vont revivre commencent par vomir » 248 . Ce que font et deviennent les jeunes délinquants prend son origine dans la maltraitance sociale, dont ils sont victimes, et s’exprime dans des modalités analogues à la maltraitance.

Cette interprétation permet d’inventer les modalités de l’action éducative. Puisque la délinquance est le fruit d’un mal-être social, il s’agit de créer les conditions d’un bien-être social. Telle est l’ambition du réseau de la Grande Cordée : créer des « milieux proches », afin de réconcilierles jeunes avec le monde en leur offrant des possibilités d’expériences, de relations humaines, de découvertes. Il ne s’agit ni d’améliorer un milieu social profondément inique ni de créer des lieux artificiels et des ghettos rééducatifs. Le traitement de la délinquance trouve sa juste mesuredans des tentatives de changement du social. Aussi les « lieux proches » s’inscrivent-ilsdans des expériences militantes, dans une expérimentation de nouveaux rapports sociaux : réseau des auberges de jeunesse, réseaux syndicaux, artistiques, etc.

Au refus de tout psychologisme s’ajoute celui de l’engagement affectif dans la relation éducative. Il aime à rappeler que les éducateurs ne sont pas là pour aimer les jeunes mais pour les aider. Si la délinquance est le fruit de l’injustice, de l’iniquité sociale, ce n’est pas en engageant une relation affective que l’on progresse vers un mieux-vivre mais en créant des possibilités concrètes, efficaces de l’exercice de ce mieux-vivre. L’engagement dans l’affect est sous-tendu par l’hypothèse d’un manque affectif à combler. En outre, si la délinquance est l’expression d’une révolte contre l’oppression, l’éducation, pour restituer sa liberté et sa dignité à l’homme, doit renoncer à l’usage de méthodes autoritaires et au recours à la sanction. En ce sens Deligny, proche des conceptions de Neill, prône une éducation pour, par et dans la liberté : « Prendre en charge un gosse, c’est d’abord le révéler (comme on dit en photographie) et tant pis pour les portefeuilles qui traînent, les carreaux fragiles et coûteux » 249 . Il s’élève constamment contre l’illusion naïve ou perverse amenant à penser que l’on peut obtenir autre chose que la soumission et l’humiliation par la contrainte. Deligny plaide pour l’exercice d’une autorité fondée sur les qualités et les compétences de l’éducateur qui seules peuvent lui assurer une reconnaissance. Il ne s’agit pas d’être autoritaire mais de faire autorité dans et par son action : « Si tu es attaqué, pratiques à la rigueur le jiu-jitsu qui est connaissance de l’homme et manière de s’en servir. Je parle par image : il ne peut être question qu’ils te sautent dessus. Si ça t’arrive, change de métier » 250 . En somme, cette lecture politique de la délinquance fonctionne comme une théorie : elle construit une proposition causale qui élucide les conditions de son apparition, elle donne sens à son expression et elle permet de concevoir des pratiques pertinentes pour agir sur son devenir.

Deligny développe une éthique de la vérité et de la lucidité : ne pas mentir, ne pas se mentir, ne pas illusionner, ne pas s’illusionner : « Ne leur apprends pas à scier si tu ne sais pas tenir une scie, ne leur apprends pas à chanter si chanter t’ennuie ; ne te charge pas de leur apprendre à vivre si tu n’aimes pas la vie » 251 . Car l’illusion est coûteuse à l’éducateur naïf : les délinquants sont « habiles à renifler tes défauts d’homme, et les sentant de loin, comme la hyène la charogne pour s’en repaître » 252 . Sur cette position lucide et exigeante se construit l’autre versant de son éthique : celui de la fraternité et du compagnonnage avec les délinquants. C’est précisément parce qu’ils sont à la fois dérisoires et magnifiques, veules et courageux, « graines de crapules » et « vagabonds efficaces » que la fraternité s’impose. Elle est la seule position respectueuse ce qu’ils sont, des hommes : « Puérils amateurs d’absolus bien plus que les juges ne sont capables de le concevoir,vagabonds tenaces dont la braguette est souvent tachée de sperme sec, (..) mangeurs de betteraves, vivants au point qu’aucune assistante sociale n’en pourrait supporter la graine dans son ventre, petit peuple de solitaires, les uns déchets d’homme incontestablement, les autres espoirs d’un monde qui risque toujours de crever de docilité comme certains cochons dans leur graisse et certains hommes dans leur lit » 253 .

La cohérence de sa conception éducative apparaît clairement. Il refuse de voir l’origine de l’acte délinquant dans le sujet : il réside dans l’injustice qui lui est faite. De cela découle une éthique de la fraternité qui conforte la théorie. S’y articule une pratique de compagnonnage, de réseau, agissant pour et dans la transformation des rapports humains, en congruence avec l’éthique et la théorie.

Soulignons que l’œuvre de Deligny est empreinte de révolte contre la violence. Mais c’est la violence sociale qu’il traque sans faillir jamais : la violence de la misère, la violence sournoise de la compassion philanthropique, la violence froide des institutions. Comparativement, celle des délinquants lui semble bien anodine, elle est la seule ressource qui reste au sujet pour rester vivant à lui-même. Dès lors l’éducateur et le jeune partagent une révolte commune. Leur conception de la violence ne sont pas antinomiques. Pour le jeune, sa violence est en réaction à une violence qui lui est faite, et à ses yeux, elle est légitime. Pour l’éducateur, la violence du jeune est effectivement légitime dans la situation d’oppression dans laquelle il se trouve. L’enjeu n’est donc pas de l’extirper du sujet, il est de modifier la situation. C’est à partir de ce seul positionnement, qu’un accompagnement éducatif peut s’envisager, peut être accepté par le jeune délinquant et tenté avec lui. Il se sent reconnu dans sa révolte avant que d’être aidé, étayé.

Dans les conceptions éducatives des précurseurs, nous avons mis en évidence l’importance des idéaux, la puissance de l’espérance soutenant leur action, la densité et les liens de la théorie, de l’éthique et de la pragmatique.Autant d’éléments que nous retrouvons chez Deligny. Ils y sont déclinés de façon singulière, en ce que la révolte et la méfiance au regard des institutions tiennent une place toute particulière. Faut-il voir chez lui une filiation avec Neill ? Nombre de points les rapprochent : une conviction anti-autoritaire, une même défiance vis-à-vis des institutions, un même goût de la liberté même si Deligny est plus radicalement contestataire que Neill ne l’est. Neill fait porter sa critique, parfois virulente sur les valeurs, sur les conventions, Deligny conteste les fondements de l’organisation sociale. Là où Neill se conduit en philosophe, il adopte une posture révolutionnaire. Dans le champ de l’éducation spécialisée, il représente l’acmé et le chant du cygne : les conceptions holistes de l’éducation ne vont pas résister à la spécialisation et au déclin de l’espérance.

Notes
239.

Deligny, issu de la résistance, est à cette époque membre du Parti Communiste Français.

240.

Deligny, F. 1998. Graine de crapule, Paris, Dunod.

241.

Deligny, F. 1998. Les vagabonds efficaces, (1947), Paris, Dunod.

242.

Deligny , F. graines de crapules, op. cit. p 43.

243.

Ibid, p 31.

244.

Deligny, F. Les vagabonds efficaces, op. cit. p 145.

245.

Ibid, p 141.

246.

Ibid, p 129.

247.

Ibid, p 129.

248.

Ibid p 142.

249.

Ibid, p 145.

250.

Deligny, F. Graine de crapules, op. cit. p 26.

251.

Ibid, p 23.

252.

Ibid, p 31.

253.

Deligny, F. Les vagabonds efficaces, op. cit. p 157.