2.3.2. Spécificité de l’éthique éducative ?

Cette position critique, qui situe la délinquance au cœur de la question sociale, Deligny n’est pas seul, en son temps, à la porter. D’autres figures vont la développer avec leur originalité propre. Tel est le cas d’Emile Copfermann.

Orphelin de parents morts en déportation, il connaît « de l’intérieur » les établissements de l’éducation spécialisée, dont il a été lui-même pensionnaire. Le trajet de cet éducateur, militant anticolonialiste fervent, amoureux de théâtre au point d’en devenir éditeur, compagnon de la «Grande Cordée » et de l’aventure des CEMEA est remarquable. C’est à la publication, en 1962, de « La génération des blousons noirs » 254 , qu’il doit aujourd’hui de retenir notre attention.

Dans la littérature éducative, cet ouvrage se singularise à plus d’un titre. Par sa forme : pas de vignettes cliniques, ni d’anecdotes significatives, ni d’exemples vécus pour étayer l’analyse. Par son positionnement épistémologique : il propose une réflexion de portée générale sur la délinquance des mineurs envisagée non comme problème spécifique mais comme le symptôme aigu d’un problème plus général de la jeunesse. La société n’accorde pas à la jeunesse la place qu’elle mérite. Les politiques qu’elle met en œuvre dans sa direction sont incapables de satisfaire ses besoins et ses aspirations. L’école est ségrégative, le sport idéologiquement orienté, les pratiques culturelles sont centréesvers des opérations de prestige. Bref, la jeunesse s’ennuie : « Qu’offre donc la société bourgeoise susceptible d’enthousiasmer la jeunesse, elle qui établit ses bases sur le profit, l’exploitation derrière l’écran d’idéologies humanitaires masquant ses actes les plus odieux) » 255 . S’ajoute à cela un discours social fallacieux, mensonger : « Vivre de l’exercice de son métier ? Mais le salaire minimum garanti est d’une honteuse indécence. Respecter les règles civiques ? Mais chaque jour apporte la preuve que ni les gens de pouvoir ni leurs exécutants ne s’y appliquent » 256 . Selon Copfermann, la jeunesse se révolte et la délinquance se manifeste lorsque se conjuguent ennui, insatisfaction et perte des illusions, dans un contexte où l’Etat est impuissant à susciter des raisons d’enthousiasme. Résultat des frustrations, la délinquance met en acte un désir de libération, elle est « l’ultime soupape de sécurité du jeune » 257 . On le voit, cette théorie politique est jumelle de celle de Deligny. Pourtant, il n’en résulte pas les mêmes élaborations pratiques. Pour Deligny, cette théorisation guide l’action et en détermine les modalités. Pour Copfermann, elle conduit à quitter le navire de l’action de terrain, à la considérer comme vaine : « Ces efforts dignes d’éloges (ceux des éducateurs) demeurent vains dans la mesure où ils ne s’insèrent pas dans un ensemble cohérent et tant qu’ils ne s’harmonisent pas avec les buts de la société » 258 , ou encore : « En attendant une totale reconversion des rapports entre les couches d’individus, que faire ? Il n’y a pas de panacée miraculeuse. Les éducateurs s’usent à un constant replâtrage et leurs efforts réunis valent ce que valent des seaux d’eau dans le tonneau des Danaïdes » 259 .

Pourquoi une même élaboration théorique produit-elle des positions opposées? Balayons d’emblée l’hypothèse d’une faille, dans la connaissance des méthodes éducatives et de leur pratique. Copfermann est un connaisseur des pédagogies nouvelles, un zélateur des méthodes Freinet, un découvreur et un diffuseur des expériences éducatives et pédagogiques nouvelles. Il dirige, en collaboration avec Oury et Vasquez, aux éditions Maspero, une collection d’ouvrages, « Textes à l’appui » qui publie des travaux consacrés aux progrès de la pédagogie contemporaine. Formateur aux CEMEA, c’est un praticien reconnu, compagnon de route de Deligny, et acteurs engagé dans la « Grande Cordée ». Le problème se situe donc ailleurs, du côté de l’éthique précisément.

Son renoncement à l’action directe auprès des jeunes délinquants témoigne du fait qu’il est pour lui possible de mener le combat ailleurs, sous d’autres formes, dans d’autres domaines. S’il continue de s’intéresser au fait éducatif, il renonce à être éducateur. Il ne pratique plus, il ne met plus en œuvre une praxis proprement éducative. Déplacement impensable pour Deligny. Rompant définitivement avec l’institution pour adopter une posture de nomade, il n’en continue pas moins, toute sa vie, à être éducateur. Au fondement de l’éthique éducative, il y a une nécessité absolue, un « Hier stehe ich, ich kann nicht anders »au sens où l’entend et le prononce Martin Luther à la diète de Worms 260 . C’est le « Je ne puis faire autrement » si je veux rester un homme qui en constitue le noyau dur. Aucun des auteurs étudiés ne le formule explicitement. Pourtant, n’est-ce pas au cœur de ce qui, dans les situations insensées, paroxystiques empêche de renoncer ? De fuir dans le dogmatisme, la rationalisation, la doxa. De renoncer en devenant une espèce de fonctionnaire de l’altruisme, un gourou, un moralisateur ? Le courage de Makarenko, comme le destin tragique de Korczak, témoignent de la force de cette éthique forgée au cœur de la raison même de vivre.

Par-delà les valeurs propres à chacun de nos auteurs, imprégnées d’idéologie, contingentes des périodes historiques dans lesquelles elles se conçoivent, se pensent et s’expriment, il existe donc un horizon éthique commun à tous : « ich kann nicht anders ». Lorsqu’il vient à manquer, on ne peut produire qu’un discours « à propos de », « sur » allant jusqu’au délire parfois 261 .

Notes
254.

Copfermann, E. 1962. La génération des blousons noirs. Problèmes de la jeunesse française, Paris, Maspero.

255.

Ibid, p 200.

256.

Ibid, p 30.

257.

Ibid, p 34.

258.

Ibid, p 33.

259.

Ibid, p 176.

260.

Compte tenu de l’ampleur de la propagation des thèses de Martin Luther, et soucieux d’éviter un schisme, l’empereur Charles-Quint réunit en 1521, à Worms, une diète à laquelle il convoque Martin Luther, sommé de s’expliquer devant un collège ecclésiastique. L’on attendait de lui qu’il renonce à ses thèses jugées hérétiques et cesse ses attaques contre l’Eglise. Les enjeux de cette rencontre, les conséquences dramatiques probables (voire certaines) d’un d’échec étaient présents à l’esprit de tous. A la fin des débats, Martin Luther maintint ses positions et prononça cette phrase devenue historique : « Hier stehe ich, ich kann nicht anders, Gott helfe mir Amen ». « Ici je suis debout, je ne peux pas autrement, que Dieu m’aide, Amen) »Nous trouvons là la formulation la plus claire et la plus précise de ce que nous appelons éthique de la nécessité. Pour rester debout, pour rester un homme digne du nom d’homme, il est impossible au sujet de faire ni d’être autrement.

261.

On se souvient à ce propos de l’ouvrage de J. Celma, 1971. Journal d’un éducastreur, Paris, Champs libre.