2.3.4. L’inféodation théorique.

L’abandon de l’élaboration théorique à d’autres spécialistes, qui en sont les dépositaires, apparu au travers de l’ouvrage de Lapauw, entraîne, de proche en proche, le renoncement à l’appropriation personnelle de la théorie au profit d’une attitude d’inféodation théorique. « Le rôle de l’éducateur » 281 , ouvrage de Daniel Roquefort , paru en 1995, va nous permettre d’en cerner le processus.

L’auteur dirige un établissement en charge d’adolescents sujets à des troubles psychotiques. Il y constate l’assujettissement des éducateurs aux savoirs « psy ». Il se demande alors si « la pensée éducative aurait déserté son camp, abdiqué sa spécificité pour se laisser ainsi parasiter par le champ psychologique et psychanalytique ?» 282 . Se confirme là ce que nous pouvions pressentir, à la lecture de l’ouvrage de Lapauw. En faisant appel, pour penser et valider le bien fondé de son agir éducatif, à une théorie dont il laisse l’instigation à un spécialiste extérieur à son champ, l’éducateur est dans l’incapacité de raisonner son action.

Partant, Roquefort se propose alors « de chercher et de trouver le fondement de l’acte éducatif, et d’aider le praticien à se l’approprier pour en faire la pierre d’angle de sa pratique ». Pour ce faire il a aussitôt recours à la psychanalyse car « le champ éducatif ne peut se fonder de lui-même, (…) la pratique éducative repose sur un point qui lui est nécessairement extérieur (..) elle est la seule qui affronte réellement la question posée par le désir du sujet ». La «  fonction éducative(…), loin de se limiter à la gestion sociale du handicap, s’attache par sa parole et sa pratique, à dégager les conditions de l’émergence du désir » 283 . Notre but n’est pas ici de discuter la valeur de cette position théorique, mais de mettre en évidence son fonctionnement. Il est en effet paradoxal que, pour expliquer le pourquoi du parasitage de la pensée éducative par la psychanalyse, l’auteur fasse appel à la psychanalyse ! Sa définition même de l’objet de l’éducation s’énonce dans un postulat de type psychanalytique : éduquer, c’est «s’attacher par sa parole et sa pratique à dégager les conditions d’émergence du dési r  » 284 . Le désir dont il s’agit ici n’est pas celui de sens commun ; sa construction conceptuelle l’arrime au corpus psychanalytique lacanien. Autrement dit, l’objet même de l’éducation ne peut se concevoir que dans une perspective psychanalytique, faute de quoi il se résume à la conception triviale de la « gestion sociale du handicap » 285 . Le premier devoir de l’éducateur consiste donc à apprendre les rudiments de la psychanalyse. Ce à quoi l’auteur s’emploie en consacrant un tiers de son ouvrage à en expliquer les concepts

Il y est question de vulgariser, à l’intention des éducateurs, la pensée, de Jacques Lacan : le stade du miroir, l’Œdipe, le père comme métaphore et le désir dans son articulation à la jouissance. Ces concepts sont présentés et mis en relation, par de courtes vignettes cliniques, avec des conduites problématiques d’enfants, observables par les éducateurs. Le stade du miroir est, selon Lacan, une phase essentielle dans l’évolution de l’enfant qui, entre le sixième et le dix-huitième mois, anticipe dans l’imaginaire son unité corporelle par l’identification à l’image de son semblable. Il la réalise lorsqu’il perçoit, dans le miroir, sa propre image. Cette expérience constitue une première ébauche du « moi » et ses avatars sont à l’origine des troubles précoces du narcissisme. Le père comme métaphore, met l’accent sur la fonction que son nom supporte pour permettre à l’enfant l’accès au langage et au registre symbolique prélude de l’accès à la Loi. Grâce au processus d’identification qu’il engendre, l’Œdipe signe lui, l’entrée de l’enfant dans la socialisation. Le désir enfin, inconscient au sujet, qui ne se confond ni avec le besoin ni avec la demande, est, dans cette perspective, au fondement de nos actes. Ces concepts, on le voit, embrassent les stades essentiels du développement de l’enfant. Constitution du « moi », accès au langage et aux règles de la socialisation, appétence pour les savoirs et les investissements sociaux. Le tout est sous-tendu et soutenu par la force inconsciente du désir. Il s’agit d’amener les éducateurs à adhérer à cette théorie, non de les doter d’outils conceptuels pour construire, par eux-mêmes, la leur. Il importe de leur délivrer un vocabulaire conceptuel de base, se rapportant spécifiquement aux problèmes qu’ils sont susceptibles de rencontrer. L’objectif est de leur permettre de traduire, en termes appropriés, ce qu’ils observent et de comprendre l’élaboration qui en est faite par le psychanalyste. Dans cette perspective, l’éducateur est un médiateur entre ce qu’il observe de l’enfant ou de l’adolescent et ce qu’en élabore le psychanalyste à partir du récit qu’il lui en fait. Son savoir théorique n’est plus qu’un savoir de transmission, communicationnel, opératoire.

Selon Roquefort, les concepts psychanalytiques sont susceptibles de contenir la conception éducative elle-même. Ils déterminent et circonscrivent le champ du discours et la pratique de l’éducation spécialisée. Le champ « est co-extensif au complexe d’Oedipe (…) l’éducation spécialisée a pour fonction de reprendre ce qui s’est mal joué pendant la période infantile voire d’aménager ce qui ne s’y est pas joué du tout » 286 . La connaissance et la compréhension de la nature du complexe d’Œdipe sont donc essentielles pour l’éducateur. Ces mêmes concepts déterminent les qualités constitutives du discours éducatif : « Nous pensons avoir montré que le discours éducatif se doit d’éviter les pièges de l’impératif (qui sait à la place de l’autre), tout autant que de l’interrogatif (et de sa régression à l’infini). Son mode correspond de façon spécifique à l’énoncé d’un jugement d’attribution qui ménage la place du manque et invite l’intéressé, en réponse, à un jugement d’existence  287 ». Discours qui s’articule sur la dialectique du manque et du désir. La pratique éducative consiste, elle, « à soutenir la demande pour autant que c’est là, la seule possibilité d’avancer dans la voie de son désir » 288 . Le concept de désir est encore central. L’éthique de l’éducateur s’y réfère aussi, car elle est « une esthétique qui vienne faire lien entre les hommes, et en particulier ceux qui se retrouvent dans la souffrance. Tel est l’éthique en son fondement inconscient. (L’esthétique étant un style qui tend) à réaliser les conditions qui permettent au sujet de progresser dans la voie de la demande parce que c’est là, la seule possibilité d’émergence du désir » 289 .

Dans cette conception, la théorie est à la fois ce qui, de l’extérieur, définit le champ de l’action de l’éducateur, la qualité de son discours, la spécificité de sa pratique et les contenus de son éthique. Il est donc nécessaire et suffisant qu’il maîtrise les concepts directement en relation avec la délimitation de son champ d’intervention, sa position dans le discours et dans la pratique. Ce que nous avons nommé soumission théorique correspond à ce paradigme où l’éducateur n’est plus en position de s’approprier une théorie et de la mettre en relation dialectique avec sa pratique car il n’en maîtrise que les concepts opératoires. Ses fonctions se trouvent déterminées par cette même théoriequi l’instrumentalise. Son éthique n’est plus entre ses mains : elle n’est plus la construction lucide des fondements de sa conception de l’homme et de son action. De surcroît, la psychanalyse, présentée ici comme une théorie globale, n’occupe pas une place dans la conception éducative, mais a vocation à la contenir dans son entier : sens des conduites de l’enfant ou de l’adolescent, fonctions, discours et actes de l’éducateur. Ce n’est pas une théorie de et pour l’action, elle s’applique à l’homme tout entier car elle est supposée objectiver les contenus inconscients à l’œuvre dans le discours et l’agir de l’éducateur. Si celui-ci en connaît la vulgate, elle reste incarnée dans le personnage du psychanalyste qui en est le véritable détenteur et dont l’éducateur devient un dépendant théorique. La nature de la relation qui se tisse entre l’un et l’autre n’est pas seulement de l’ordre de la subordination technicienne à l’image de la relation professionnelle médecin-infirmier, mais une relation dont l’objet est la personne même de l’éducateur, et que nous pouvons qualifier d’addictive.

La conception que défend Roquefort, et plus largement la littérature de vulgarisation de disciplines appliquées au champ de l’éducation, pose un triple problème. Le premier, nous y avons déjà fait allusion, est celui d’une paupérisation et d’une instrumentalisation théorique. Elle fonctionne comme un objet, construit a priori, prêt à l’emploi et, par conséquent, prêt à jeter. En effet, si l’éducateur n’est pas en situation de s’approprier la théorie, il lui est impossible, lorsqu’il est aux prises avec une difficulté, de la questionner ou de la travailler. Elle n’est pas un outil. Dès lors, il peut soit éprouver le sentiment d’une dévalorisation, persuadé que son impuissance théorique est le reflet d’une impuissance personnelle, soit dévaloriser la théorie et la rejeter. Il se tourne alors vers une autre, plus séductrice ou plus prometteuse perpétuant l’illusion de la théorie « apte à tout » qui deviendra « bonne à rien ». Le deuxième problème est le renvoi de la difficulté au seul spécialiste de la théorie et, par là même, son externalisation, son évacuation du champ de la compétence que se reconnaît le praticien. C’est ainsi que nous comprenons les nombreuses adresses au spécialiste qui émaillent les rapports de synthèse rédigés par les éducateurs. La violence serait un problème purement psychologique et, par conséquent, sa prise en compte, ne relèverait plus du champ de l’éducation ! Enfin, le troisième problème est l’effet d’après coup que nous avons déjà évoqué. Il substitue un souci secondaire de compréhension à la volonté de faire. Il porte en lui les germes d’une déresponsabilisation de l’éducateur. La mesure des actes ne tiendrait plus à leur pertinence mais à la capacité de l’acteur à discourir à leur propos. Nous retrouvons là, la parenté déjà signalée par Donzelot entre l’usage de la psychanalyse et celui de la confession.

Notes
281.

Roquefort, D. 1995. Le rôle de l’éducateur, Paris, l’Harmattan.

282.

Ibid, p 12.

283.

Ibid, p 15.

284.

Ibid, p 16.

285.

Ibid, p 16.

286.

Ibid, p 80.

287.

Ibid, p 94.

288.

Ibid, p 96.

289.

Ibid, p 121.