2.3.5. Se réapproprier l’ensemble de la conception éducative.

La demande théorique, dont nous avons vu l’émergence dans l’ouvrage de Lapauw, n’a pas produit, de façon univoque, un phénomène de mise sous tutelle théorique des éducateurs. Certains ont relevé le pari de l’intégrer dans une conception renouvelée de la praxis éducative. Parmi ceux-là, se trouvent les acteurs du mouvement des « pratiques de l’institutionnel ». Particulièrement intéressés par les questions relatives à la violence des jeunes, ils sont à l’origine de pratiques innovantes, fondées par des élaborations théoriques complexes. L’analyse d’une contribution de Claude Lagrange intitulée « Crise des institutions et adolescence à risques », va nous permettre de mettre en lumière l’originalité de la construction de cette nouvelle conception 290 .

Lagrange interroge le sens des conduites violentes des adolescents comme leurs répercussions sur les professionnels, et suggère des pratiques adaptées aux problèmes qu’elles posent. Il rappelle que l’adolescence est en soi une période de crise et qu’on ne peut comprendre les conduites asociales qui peuvent l’accompagner sans connaître la nature de la crise en question. Il en donne une définition classique : l’adolescence est un remaniement biologique, physiologique et pubertaire qui a des incidences sur le plan psychologique relationnel et social. Cette crise met l’adolescent en « difficulté d’être avec les autres, et les adultes et les images parentales en particulier, et la recherche d’un soi même. C'est-à-dire une quête d’identité (…) qui ne peut s’élaborer que dans une dimension relationnelle d’identification à ces mêmes adultes, et dans des circonstances données, elles aussi déterminantes 291  ».

Le processus de l’adolescence met en cause les adultes qui entourent l’adolescent et le contexte social, culturel et économique au sein duquel il se déroule. Son analyse requiert la prise en compte conjointe de trois dimensions : psychologique, socio-anthropologique et économique.

Versant psychologique, l’auteur insiste sur l’importance, pour l’adolescent, de pouvoir s’appuyer sur des adultes qui acceptent éthiquement d’être en position d’adulte, c'est-à-dire en capacité à la fois d’étayer l’adolescent et de le contenir. L’étayer, car il a besoin dans son réaménagement psychique, de modèles identificatoires adultes. Le contenir, car pour socialiser les pulsions réactivés à l’adolescence et « inciter à la domination du principe de plaisir et à son remplacement par le principe de réalité 292  », il faut que les adultes soient capables de fixer des règles, de faire valoir les interdits et d’accepter le conflit. Ce dernier n’est pas une simple opposition ou un désaccord, il est, très précisément, ce qui empêche la violence d’advenir, ce qui lui fait barrage.

L’auteur fait ici appel à une théorie sociologique du conflit, formalisée notamment par Michel Wieviorka 293 , qui postule que le conflit est le versus de la violence. Violence et conflit, plutôt que d’aller de pair, relèvent de deux logiques distinctes voire contraires. Le conflit est « un rapport inégal entre deux personnes, deux groupes, deux ensembles qui s’opposent au sein d’un même espace avec chacun pour objectif ou pour horizon non pas de liquider la partie adverse, et avec elle la relation elle-même, mais de modifier cette relation et tout au moins d’y renforcer sa position relative. (..) Le conflit oppose non pas des ennemis mais des adversaires susceptibles de stabiliser leur relation en l’institutionnalisant, en instaurant des règles de négociation, des modalités permettant de conjuguer le maintien d’un lien entre acteurs et leur opposition. (…) Dans l’ensemble, le conflit, non seulement ne se confond pas avec la violence, mais tend, pour l’essentiel à lui être opposé. La violence ferme la discussion, plutôt qu’elle ne l’ouvre, elle rend difficile le débat, l’échange même inégal, au profit de la rupture ou du seul rapport de force » 294 .

Le conflit contribue à l’intégration des règles sociales d’échange. Si l’opposition ne parvient pas à se conflictualiser, alors il ne reste au sujet, dans l’impossibilité de se faire entendre et d’intégrer les règles régulatrices de la relation d’opposition, qu’à recourir à la violence qu’il dirige vers autrui ou vers lui-même. En ce sens l’apprentissage du conflit est une véritable pédagogie de la vie sociale : « La dissolution du conflit détache les individus de la société et les emporte dans un flot d’épreuves qu’ils vivent comme autant de défis personnels, elle les incite à s’exposer personnellement pour ne pas être méprisés par autrui, à toujours avoir le souci, selon le mot d’Erving Goffman, de la « face », de l’honneur. Elle substitue les problèmes de la personnalité et de sa fragilité à ceux de la domination sociale, elle encourage à répondre par la violence au mépris réel ou tout simplement perçu » 295 . En refusant le conflit et en renonçant à poser les interdits, l’environnement de l’adolescent s’expose et l’expose à entrer dans une spirale sans fin de la violence car si « plus rien ne l’arrête, le message reçu par le violent est que tout est désormais possible. L’impunité va renforcer la motivation et le pouvoir de l’agresseur, en même temps que le sentiment d’injustice de la victime » 296 .

Mais justement, il se trouve que notre société, selon Lagrange, n’est plus à même de soutenir ces conflits nécessaires car elle pratique un détournement du sens et une désorientation des valeurs. Celle-ci se constate, par exemple, dans le glissement péjoratif de la notion d’autorité : « Toutes les formes d’autorité sont à tort et à travers dénoncées comme persécutrices. On veut confondre autorité et autoritarisme, tout souci de rigueur avec de la rigidité » 297 . On la retrouve dans la dévalorisation des valeurs altruistes et dans le renoncement aux idéaux de justice, « battus en brèche par des valeurs d’efficacité économique conquérantes » 298 . L’adolescent en crise rencontre un environnement incapable de lui offrir l’étayage et les limites dont il a besoin pour mener à bien le processus de son devenir adulte, dont la crise d’adolescence constitue une étape obligée.

L’auteur analyse encore le paradoxe économique dans lequel notre société place la jeunesse. Le discours qu’elle adresse à la jeunesse est un discours d’émancipation et, simultanément, elle n’offre rien qui en permette, concrètement, la réalisation. Impossible à conflictualiser, ce paradoxe ne fait qu’exacerber la violence.

Le recours à la violence résulte ainsi, chez l’adolescent, de plusieurs facteurs. Une crise interne, qui le fragilise, se déroule dans un environnement, lui-même en crise, qui ne lui offre pas les moyens de conflictualiser ses aspirations. Tout cela se joue au sein d’une société qui tient un discours d’émancipation tout en maintenant la jeunesse dans une position d’assistée. Dans cette conception, la violence est comprise comme un phénomène qui se développe à l’intersection de plusieurs plans : celui de la personne, celui de son environnement proche et celui de la société tout entière. A l’intersection de trois plans, mais aussi aux limites de chacun d’entre eux : pour le sujet à celles de son action sur le monde, dont la violence est la modalité ultime ; pour l’environnement proche à celle de ses contradictions en termes de valeurs et « d’adultité », pour la société à celle de ses paradoxes économiques.

L’approche théorique du problème de la violence telle que la propose Lagrange, indique une direction nouvelle à la fois constructiviste et multifocale. Constructiviste en ce que la démarche théorique se construit, à partir de l’identification d’un problème à propos duquel on sollicite plusieurs théories reconnues comme pertinentes. Multifocale en ce qu’on mobilise, dans une construction dialectique, des savoirs disciplinaires pluriels. Un même éducateur est amené, à partir de plusieurs approches à créer une théorie plurielle ajustée au problème posé. 299

Le changement de posture est patent : pour penser les conceptions de l’éducation, on renonce à l’usage de théories holistiques et on leur substitue, non une juxtaposition œcuménique, mais un dispositif heuristique croisant plusieurs théories de façon telle qu’elles s’inter-fécondent. Le problème n’est plus taillé, si l’on peut dire, à la mesure d’une théorie de référence. Considérer que la violence relève à la fois du social et du psychologique n’est pas nouveau. Ce qui l’est en revanche, c’est de construire, pour l’éducation, une théorie de la violence à l’intersection et aux limites du social, du psychologique et de l’économique.

Cette construction théorique multifocale inspire la mise en œuvre de l’action éducative. Par exemple, au besoin de limite des adolescents, l’auteur répond par la nécessité de la restauration d’une pédagogie de la sanction réparatrice, qui seule « peut aider le transgresseur à restaurer sa propre image qu’il a entachée par son acte » 300 . Face au besoin d’expression et de confrontation, il propose une pratique du conflit constructif. Au regard de la crise des valeurs, il encourage l’éducateur à assumer sa position d’adulte porteur et transmetteur de valeurs humanisantes, capable, à ce titre de soutenir le conflit. Il prône une position d’autorité référée à des valeurs sociales et éthiques. Compte-tenu du paradoxe économique dans lequel la société place l’adolescent, il préconise d’envisager l’action éducative, non sous le mode de l’assistance, mais sur celui d’un échange de don : « Le don le plus appréciable qui puisse être fait à un individu en état de besoin doit impliquer en même temps la possibilité pour celui qui reçoit de rendre, d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que symboliquement, directement ou indirectement, ce qu’il a reçu. En fait, ce dont il est question, c’est d’un rapport de réciprocité et d’échange et non d’équivalence » 301 .

La position éducative se construit au carrefour d’une compréhension de la problématique personnelle de l’adolescent, de celle de son réseau micro-culturel et social et des conditions économiques dans lesquelles il évolue. Cette conception accueille la violence comme une donnée à partir de laquelle peut s’effectuer, par le positionnement éducatif et l’accompagnement adéquat, la réhabilitation du sujet violent, la socialisation de ses pulsions, sa réinscription dans la société. Pour Lagrange, comme pour Makarenko, la violence est une « force fécondable ».

Face à l’adolescent, l’éducateur doit assumer une position éthique. Elle se caractérise par la référence aux valeurs fondatrices du lien social qui garantissent la prééminence de l’intérêt collectif, et par une acceptation de ce qu’engage une position d’adulte : « Etre responsable. Et que cela me plaise ou non, à partir du moment où je le suis, j’ai à rendre compte de cette responsabilité qui me structure » 302 . Cette éthique de la responsabilité engage à la fois la pratique professionnelle et la qualité de l’élaboration théorique : « Ne rien dire que nous n’ayons fait ou que nous ne puissions démontrer, ne rien faire sans que l’on puisse en dire quelque chose » 303 .

Les pôles de cette conception sont reliés entre eux. L’élaboration théorique doit ses contenus à l’appréciation du problème rencontré dans la pratique et, en retour, vient inspirer les modalités de l’action. L’élaboration théorique et la pratique éducative sont co-construites. L’éthique commande la posture fondatrice de l’éducateur sur le terrain : responsable, c'est-à-dire apte à supporter le conflit, référé à des valeurs qui l’inscrivent symboliquement dans le social, et assigné à penser en permanence son action. La pratique est sous le contrôle de l’éthique. L’éthique à la fois limite et incite au développement de l’ambition théorique en la soumettant à la faisabilité (« Ne rien dire que nous n’ayons fait ») et à la réfutabilité (« Ne rien dire que nous ne puissions démontrer »). Les élaborations théoriques construites à partir des problématiques repérées sur le terrain de l’action éducative imposent, elles, à l’éthique des questions nouvelles. Ainsi se développe une relation d’osmose.

Cette posture éducative, travaillée à l’intersection de plusieurs disciplines, est en capacité de produire des concepts nouveaux pour appréhender des situations complexes. Nous en voulons pour preuve les travaux de Jacques Selosse 304 , qui apportent une contribution originale à la compréhension de la violence des jeunes. Son approche théorique, elle aussi multifocale, puise tout autant dans la psychanalyse, la psychosociologie, la criminologie et la sociologie. Il s’appuie sur une définition rigoureuse de la violence : « C’est l’état primitif de l’agressivité, sous la forme physique de l’agression, qui dénature celle-ci et polarise les rapports aux autres en les considérant dans une relation clivée comme alliés ou ennemis » 305 . Cette définition, proche de celle de Jean Bergeret 306 , postule que la violence est une force, une pulsion archaïque qui ne s’est pas socialisée pour parvenir au statut d’agressivité et qui, restant placée sous le primat du clivage, construit de façon bipolaire la relation entre soi et l’autre sur le modèle : « Ce qui n’est pas avec moi est contre moi ». Ainsi définie, la violence est une non reconnaissance fondamentale de l’altérité qui se manifeste sous des formes diverses. Si la violence comportementale s’impose à l’évidence, il n’en est pas de même d’autres formes qui, pour être plus dissimulées ou plus sournoises, n’en sont pas moins agissantes.

Au premier rang, la violence verbale non pas entendue sous la forme de l’injure ou de l’insulte mais comme celle qui naît d’une maîtrise non égalitaire du langage entre les protagonistes. Cette situation institue, de manière implicite, un rapport de domination. Si cette idée n’est pas nouvelle 307 , Selosse lui donne une orientation originale. Il observe que, dans les relations sociales avec les jeunes, les adultes « institutionnels » (enseignants, travailleurs sociaux, magistrats, etc.) exercent souvent sur eux une violence de cette nature, qui appellera une violence en retour, laquelle ne peut être mise en œuvre que par l’opposition comportementale. Ainsi la violence du jeune n’est que la réponse à une violence première qui lui est faite. Une autre forme de violence aliène et humilie. « Dans une société de stratification qui se décharge assez facilement de ses dysfonctionnements en recourant à des institutions spécialisées, les processus de marginalisation, d’exclusion, de rejet peuvent constituer des formes insidieuses de violence dans la mesure où ils suppriment pour certains individus les possibilités de choix, les possibilités d’affirmation » 308 .Cette théorie qui considère l’assistance comme l’exercice d’une violence a été largement développée, entre autre, nous l’avons vu, par Donzelot, mais son rappel, sous la plume de Selosse, incite les travailleurs sociaux à réfléchir sur leur positionnement. Ils sont parfois, à leur corps défendant, les agents ou les acteurs de cette violence. Ils peuvent aussi en être les victimes lorsqu’elle leur est retournée par ceux qui la subissent.

Selosse distingue une autre forme de violence, passive celle-là, qu’il nomme vampirisation. De quoi s’agit-il ? L’indifférence à l’autre, caractéristique de notre individualisme moderne, nous conduit à ignorer sa difficulté, à ne pas vouloir se sentir concerné par sa détresse. Cette indifférence manifeste, à proprement parler, le refus de voir son altérité : « Le fait de ne pas vouloir les voir, de ne pas vouloir les entendre, correspond à un véritable drame qui est celui de la « mort sociale » d’une partie des marginaux, des inadaptés, des handicapés » 309 . La vampirisation correspond à ce « mécanisme plus ou moins conscient dont nous pouvons nous servir les uns et les autres lorsque nous ne voulons pas renvoyer de reflet à ce qui nous gène » 310 . Ce concept permet de penser en quoi l’indifférence sociale agit comme violence absolue en ce qu’elle refuse de renvoyer quoi que ce soit à l’autre en difficulté. Elle se refuse à l’empathie comme à la contestation et s’affranchit de toute transaction. Elle est, en définitive, un mécanisme de déshumanisation d’autrui, ignoré dans son être même.

Cette vampirisation de l’autre se double d’un mécanisme de médusation. Il y a médusation lorsque l’on porte sur l’enfant ou l’adolescent un regard hostile, dépréciateur ou méprisant, « qui crée l’humiliation et la honte. C’est dans la conjonction de la honte et de l’humiliation que les individus puisent en quelque sorte leur propre mésestime et leur propre insuffisance, leur sentiment d’incompétence et ainsi construisent une identité négative 311 . Le regard négatif, posé sur un sujet, le méduse, le pétrifie, le fixe et l’assigne à développer une identité négative.

A ces violences faites au sujet, s’ajoute la violence des sujets, qui tient, pour Selosse, à l’échec de la socialisation des pulsions archaïques et aux défaillances dans l’environnement de l’enfant. Il insiste tout particulièrement sur les carences les plus précoces, ce qu’il nomme « le drame de l’enfant mal accueilli, voire non accueilli » 312 , sur l’absence d’investissement maternel, ainsi que sur la disparition progressive de l’exercice investi de la fonction paternelle. Deux autres points méritent d’être soulignés. L’un concerne la dialectique qui s’est instaurée, dans notre société, entre abondance et pénurie. En effet, « nous avons connu une période où le modèle consumériste diffusait un modèle mercantile qui invitait à réduire le temps entre le désir et la satisfaction, c'est-à-dire qu’il suffisait de manifester un désir et la société de consommation était organisée pour le satisfaire » 313 . Grandir, dans une société qui distille ce modèle, c’est perdre la notion du temps qui sépare désir et satisfaction, ce qui n’est pas sans conséquences. La non satisfaction immédiate d’un désir n’est pas ressentie, par le sujet, comme normale, elle est vécue comme une attaque injustifiée, une atteinte à son narcissisme. Il ne s’agit plus de l’intolérance à la frustration mais d’une a-normalité de la frustration. L’éducation a alors la tâche de réintroduire la frustration comme une émanation du principe de réalité là où elle est vécue comme une agression narcissique. D’où l’intérêt de la démarche théorique de Selosse qui articule question sociétale et vécu individuel pour concevoir l’action. Le second point porte sur la relation entre violence et vengeance. L’humiliation génère un désir de vengeance et celle-ci « ne se satisfait que du désarroi de la victime, de sa défaite » 314 . Dans la violence au service de la vengeance la pulsion mobilisée se double d’une élaboration cognitive qui la légitime aux yeux de celui qui la met en œuvre. La conflictualisation s’avère impossible.

Dans la perspective développée par Selosse nous pouvons donc comprendre la violence de l’adolescent comme la manifestation visible de la confrontation de plusieurs violences souterraines et insidieuses. La violence sociale s’exerce sous les formes de la domination, de l’aliénation, de l’humiliation. Elle produit des mécanismes de vampirisation et de médusation, potentiellement générateurs de violences chez ceux qui en sont les victimes. Ces dernières, au croisement de leur histoire personnelle et des conditions souvent dégradées de leur éducation ont une faible capacité à gérer leurs pulsions et à se construire, d’autant plus qu’elles traversent une crise de développement qui, à partir de la survenue pubertaire, bouleversent leur représentation du monde et la relation à leur environnement. Ce drame se déroule sur fond de crise des valeurs et de déshérence des fonctions paternelles.

Il propose conséquemment quatre voies pour la pratique éducative. Il plaide d’abord pour une pédagogie de l’encouragement qui permet de rompre avec les mécanismes de vampirisation et de médusation. Encourager autrui, c’est valoriser l’image qu’il a de lui-même et lutter ainsi contre la stigmatisation en mettant en scène sa capacité autonome d’évolution. C’est lui adresser un message d’existence, lui manifester que son être au monde est digne d’attention positive. Il propose ensuite de favoriser les conditions d’une expression symbolique de la violence. Il adopte en cela les théories des éthologues telle la dérivation de Lorentz, et l’idée selon laquelle la violence est la survivance d’une pulsion archaïque qui n’a pu se transmuer en agressivité. Il convient donc de la reconnaître, de la prendre en compte et de proposer des alternatives symbolisantes et transformatrices. Il plaide aussi pour le renoncement aux sanctions répressives qui sont la mise en œuvre de contre-agressions n’amenant pas le sujet à une prise de conscience. Toute l’histoire pénitentiaire témoigne de cette aporie. A l’inverse, le laisser faire, faute d’offrir une réponse à la violence, renforce le mécanisme de vampirisation lui-même générateur de violence. La sanction positive s’inscrit, elle, dans une « pédagogie du contrôle de soi » 315 reposant sur des règles explicites, négociées, qui tiennent compte des individus et des groupes et visent à « réintroduire la triangulation, c'est-à-dire la reconnaissance dans la différence du droit des autres » 316 . Nous sommes là proche des conceptions de Korczak. Il plaide enfin pour une posture engagée dans l’attention à l’autre, livrant là son credo éthique : « La pédagogie ne s’est jamais limitée à l’exercice d’un pouvoir ou d’une communication dans un lieu scolaire ; elle est aussi reconnaissance, respect et écoute de l’autre. Dans une société en crise, le pédagogue est celui qui ne vampirise pas ceux qui nous interpellent, mais qui les reconnaît en les soutenant dans une identité positive » 317 .

On pourrait faire reproche à une approche multifocale de n’être qu’un patchwork de concepts issus de divers champs multidisciplinaires, qui seraient instrumentalisés et rendraient compte de tout et de n’importe quoi ! Face à un danger de toute puissance théorique le seul garant est la constante confrontation avec la pragmatique. L’exercice de terrain valide ou invalide la construction théorique. Ce mouvement dialectique articule sans cesse la pensée et l’action, la pensée à l’action et permet de s’extraire des conceptions dichotomiques subordonnant l’action à la théorie et des pratiques déniant toute valeur à l’élaboration théorique.

Ces approches sont restées, jusqu’à une période récente, assez confidentielle dans le champ de l’éducation spécialisée. Elles se développent désormais dans la littérature produite par les éducateurs. A ce titre, « Enfermer ou éduquer » de Jean Marie Petitclerc 318 présente un intérêt particulier en ce qu’il témoigne de leur sécularisation.

Au contact quotidien des adolescents en difficulté, l’auteur, éducateur et prêtre, se présente comme l’un des acteurs du catholicisme social qui a contribué pour une part à la mise en œuvre de dispositifs pour la jeunesse. Il se sent proche de Don Bosco. Son affirmation liminaire au regard des difficultés de la jeunesse est, avant toute analyse, un rappel déterminé de l’éthique éducative faite d’engagement et fondée sur la conviction de l’éducabilité essentielle de tout être humain : « A chaque époque de l’histoire, lorsque la société a tendance à se laisser déborder par une part importante de sa jeunesse, des voix s’élèvent pour préconiser l’enfermement des adolescents les plus turbulents. Et la préoccupation sécuritaire l’emporte sur le désir d’éduquer. (…) Heureusement, à toutes les époques, se sont simultanément levés des éducateurs qui ont continué, contre vents et marées de croire en cette jeunesse et qui ont rappelé à tous les adultes leur mission éducative  319 ».

Son approche, ancrée sur le terrain, intègre des analyses à la fois sociologiques, anthropologiques et politiques. Pour lui, la violence des jeunes ne peut se comprendre qu’au carrefour de plusieurs questions. Des questions sociales d’abord et en particulier celles de l’exclusion sociale d’une part croissante de notre population. Des questions culturelles ensuite : crise de l’autorité et disparition des fonctions paternelles. Enfin, des questions politiques qui concernent la crise des institutions et l’absence de cohérence dans les choix de notre société. Après avoir rappelé et interprété divers éléments statistiques, Petitclerc s’interroge, sur les problèmes que pose à notre société la violence des jeunes, se demandant en quoi ils rendent si difficile l’exercice de la fonction d’éducation. En effet, pour lui, l’éducation est précisément ce que les sociétés mettent en œuvre pour juguler la violence, qui « constitue en fait la manière la plus naturelle de gérer le conflit (…) Au contraire la convivialité et la paix, l’établissement d’une relation respectueuse vis-à-vis de celui qui est différent, loin d’être naturels, sont le fruit de l’éducation » 320 .

Si la violence des jeunes est avant tout un problème d’adultes, pourquoi est-ce si difficile pour eux « d’apprendre à l’enfant à maîtriser son impulsivité, afin qu’elle ne se transforme pas en violence ? » 321 , et de comprendre ce qui est constitutif d’une véritable crise de l’éducation ? L’auteur propose une réflexion conjuguant plusieurs dimensions. La première est celle de la dégradation de la situation sociale d’une partie de la population, qui se caractérise par la disparition du travail comme instrument d’intégration et par l’enfermement dans des processus d’exclusion sociale. Cette dernière retentit directement sur l’éducation dans la mesure où,les parents, marginalisés humiliés et bafoués, ne sont plus la référence pour la socialisation de leurs enfants. Pour les pères, « il faudrait parler de disqualification par l’environnement sociétal. On pourrait à ce sujet parler de l’image véhiculée par les médias. Le modèle dominant n’est-il pas bien souvent celui du père absent, humilié, indigne ou incompétent ? » 322 .

La crise sociale entraîne une crise au sein même des familles qui rencontrent une école elle-même en crise excluant ceux qui sont dans l’incapacité d’intégrer, a priori, les normes scolaires. Petitclerc constate « l’hypocrisie d’un système fondé sur un discours prônant l’égalité des chances et générant des pratiques aussi inégalitaires » 323 . Cette triple crise se déroule en un temps marqué par une modification globale de la relation à l’autorité. Nous sommes passés, à partir de mai 1968, d’une situation où les notions de pouvoir et d’autorité étaient confondues, à une situation dans laquelle le pouvoir ne donne plus l’autorité. Celle-ci ne repose plus que sur la crédibilité de celui qui en est porteur. L’autorité doit dorénavant se conquérir notamment dans les professions éducatives. Pour cela, « l’implication personnelle doit être plus grande, alors que le mouvement de professionnalisation, qui a régi ces métiers depuis trois décennies, a été compris ici ou là comme synonyme de désimplication 324  ».

S’ajoute pour une crise de la crédibilité de l’Etat, due à la perte de la confiance accordée à ses acteurs institutionnels. Il rappelle pêle-mêle les invectives et les débordements à l’Assemblée Nationale, et l’impunité des leaders paysans dont les actions sont singulièrement proches de celles de certains « sauvageons » lorsqu’ils dégradent des bâtiments publics ! Dépassant le simple constat de cette faillite de la capacité d’éduquer, l’auteur s’interroge sur l’image du monde renvoyée à la jeunesse. Elle est marquée par l’incohérence en particulier dans ses approches des problèmes de la jeunesse. « Une telle incohérence des modes d’approche constitue à nos yeux la source principale de troubles de comportements observés» 325  . Puissamment anxiogène, cette incohérence est génératrice de violence.

Le recours à la violence est compris d’un triple point de vue. Expression d’un mal-être né du sentiment d’être rejeté, il a alors pour fonction une décharge d’angoisse. Affirmation paradoxale de soi en réponse à l’incohérence des réponses données, il appelle simultanément une autre réponse de la part des adultes et la restaurationd’une cohérence perdue. Action lucide et stratégique, il est rendu possible par l’incohérence de notre société qui, dans le même temps, interdit et provoque la violence. Pour preuve, l’image banalisée qu’en donnent les médias qui « présentent souvent la violence sans représenter la souffrance qui l’accompagne normalement » 326 . L’intérêt de l’apport de Petitclerc ne réside pas dans l’originalité ex nihilo de son argumentation mais dans la qualité de la démarche pragmatique qu’elle. Son analyse le conduit à conclure que l’incohérence est la principale source de violence. Aussi, l’action éducative doit elle se penser en termes de reconstruction de cohérences. Dans les actions de justice, il réclame une sanction dès le premier délit. Dans la pratique éducative, il plaide aussi pour la restauration de l’autorité et observe que la désimplication et la fonctionnarisation vont à l’encontre de celle-ci. Il appelle donc de ses vœux une véritable politique de la jeunesse et milite pour des éducateurs médiateurs.

En effet, répondre à la violence sur le même registre la justifie, encourage son escalade ou aboutit à la soumission temporaire, position humiliante source de violences futures. Ne pas lui apporter de réponse laisse le champ libre pour son déchaînement. La médiation, seule issue, se substitue à elle en instaurant une négociation sur le problème à l’origine de sa survenue. Elle ne méconnaît pas le problème, elle ne confond pas la violence avec le problème. Elle situe la violence comme une solution inacceptable à un problème qui, lui, est « entendable ». Ainsi le sujet violent n’est-il pas nié ni identifié à sa seule violence. L’éducateur médiateur incite également chacun à assumer son rôle, notamment les acteurs institutionnels à redevenir des interlocuteurs capables de négocier, expliquer, convaincre, infléchir leur propre point de vue et faire autorité. Il n’y a pas de médiation sans négociation. L’éducateur n’y est pas substitut. Par sa position d’autorité propre, il renvoie chacun des acteurs à sa conscience des responsabilités. Il est celui qui, totalement engagé, travaille pour réinstaller un dialogue devenu impossible et auquel la violence s’est substituée.

Ainsi, partant d’une analyse qui intègre des éléments sociologiques, anthropologiques et une réflexion sur les valeurs, soutenue par une éthique de l’engagement, Petitclerc propose une pratique éducative en cohérence avec les questions essentielles qu’il soulève. Si les difficultés de la jeunesse se manifestent au carrefour de l’exclusion sociale, de l’incohérence des discours adultes et du discrédit des institutions, l’éducateur se doit d’être le médiateur qui tente de rétablir le lien entre le jeune en voie d’exclusion et la société. Par son propre engagement, il rappelle à chacun ses responsabilités dans une destinée sociale commune. Le dépassement de la violence est au cœur de ce processus. La médiation éducative permet au jeune de mettre en oeuvre d’autres modalités pour porter ses revendications légitimes et dire son être au monde, elle interpelle, et convoque à leurs responsabilités les adultes concernés par les revendications et les aspirations de la jeunesse.

Notes
290.

Cette contribution figure dans l’ouvrage rédigé sous la direction de Baudry,P. et Lagrange, C. 1993. L’institution la violence et l’intervention sociale, Vigneux, Matrice.

291.

Ibid, p 55.

292.

Ibid, p59.

293.

Wieviorka, M. 2004. La violence voix et regard, Paris, Balland.

294.

Ibid, p 24 et p 25.

295.

Ibid, p 35.

296.

Baudry, P. ; Lagrange, C. L’institution la violence et l’intervention sociale, op. cit. p 60.

297.

Ibid, p 61.

298.

Ibid, p 61.

299.

L’approche pluridisciplinaire, dans la littérature, les congrès et les colloques qui traitent de questions relatives à l’éducation spécialisée est actuellement très répandue. Nous n’avons pas retenu, pour l’analyse, d’ouvrages représentatifs de cette approche, ils ne sont jamais rédigés par des éducateurs. Tout au plus ces derniers sont parfois invités à interroger les spécialistes qui traitent les questions. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles ne soient pas en usage chez les éducateurs, qu’ils n’en fassent pas profit.

300.

Ibid, p 76.

301.

Ibid, p 79.

302.

Ibid, p 57.

303.

Ibid, p 88.

304.

Selosse, J. 1996. Adolescence, violence et déviances, Paris, Matrice.

305.

Ibid, p 377.

306.

Bergeret, J. 1984. La Violence fondamentale, Paris, Bordas.

307.

On pense notamment aux travaux de Pierre Bourdieu et à son concept de « capital symbolique ».

308.

Selosse, J. Adolescence, violence et déviances,  : op. cit. p 379.

309.

Ibid, p 379.

310.

Ibid, p 380.

311.

Ibid, p 406.

312.

Ibid, p 381.

313.

Ibid, p 407.

314.

Ibid, p 383.

315.

Ibid, p 385.

316.

Ibid, p 385.

317.

Ibid p 386.

318.

Petitclerc, J. M. 2004. Enfermer ou éduquer ? Les jeunes et la violence, Paris, Dunod.

319.

Ibid,.p 1.

320.

Ibid, p 15.

321.

Ibid, p 17.

322.

Ibid,.p 33.

323.

Ibid, p 34.

324.

Ibid, p 28.

325.

Ibid, p 124.

326.

Ibid, p 81.