2.4.3. Renversement des valeurs : une illusion ?

Disparition des grandes figures, abandon des théories holistiques, mais aussi renversement de certaines valeurs et, avant tout de l’autorité. Dans les conceptions « canoniques », à l’exception notable de Makarenko 328 , l’autorité est connotée de façon extrêmement négative. Elle est la source de tous les maux. Identifiée au pouvoir et à la domination, c’est elle qui, pour Neill comme pour Deligny est à l’origine de la haine du monde que cultive le délinquant et qui en même temps le ronge. C’est à elle encore, selon Aichhorn, qu’il importe de renoncer et à laquelle il faut opposer une « bienveillance absolue » envers les adolescents violents. Aux yeux de Korczak, elle mérite enfin de s’incarner dans les règles démocratiques qui organisent la communauté, les adultes n’en étant pas les détenteurs mais les garants. L’autorité est donc considérée comme à l’origine des troubles et comme méthode à proscrire en éducation, compte tenu précisément de son caractère inique et pathogène. Le discours éducatif actuel, les écrits dont nous avons fait l’analyse en attestent, assigne au contraire à l’autorité toutes les vertus, et fait de sa disparition l’origine de toutes les difficultés. Là où l’autorité était la cause de l’aliénation, son absence défait les repères et provoque des conduites asociales. Là où la pratique éducative commandait d’y renoncer, elle devient l’alpha et l’oméga de la restauration d’une possibilité d’éduquer. Ce changement spectaculaire du discours éducatif appelle un commentaire. Entretenant une confusion entre pouvoir et autorité, il révèle le renoncement aux exigences que réclame la construction d’une autorité légitime aux yeux des adolescents.

A la lecture de l’œuvre des quatre précurseurs, il apparaît qu’aucun d’eux ne distingue explicitement autorité et pouvoir. Cependant, ils différencient fondamentalement, dans leur pratique ce qui relève de l’un et ce qui relève de l’autre. Ainsi lorsque Deligny affirme : « Tu n’obtiendras rien par la contrainte » il précise : « il ne peut être question qu’ils te sautent dessus. Si ça t’arrive change de métier » 329 .Refuser d’exercer un pouvoir sur autrui n’est possible que parce qu’on est en situation d’autorité. Et, si l’on ne fait pas autorité, le métier d’éducateur est tout simplement impossible. Cette conception est proche de celle qu’énonce le philosophe Hans G. Gadamer : « Le fondement de l’autorité réside dans un acte d’acceptation et de reconnaissance et non dans un acte de soumission et d’abdication de la raison. Nous reconnaissons que l’autre est supérieur en jugement et en perspicacité, que son jugement nous devance, qu’il a prééminence sur le nôtre. De même l’autorité ne se concède pas proprement mais s’acquiert et doit nécessairement être acquise par quiconque veut y prétendre. Non l’autorité n’a aucune relation directe avec l’obéissance : elle repose sur la reconnaissance» 330  . Dans cette optique, l’autorité est affaire de reconnaissance et seule la compétence lui assure la légitimité. Elle se mérite, Elle se construit. Elle s’acquiert dans le faire plus que dans le dire. C’est bien elle que met à l’épreuve Makarenko lorsqu’il entre en conflit avec tel ou tel délinquant, elle dont fait preuve Korczak en proposant une législation, qui ne lui donne pas plus de pouvoir qu’à chacun des membres de la communauté. C’est elle aussi qui permet à Neill de ne pas sombrer dans le ridicule lorsqu’un enfant casse toutes les vitres de l’école, et à Aichhorn d’imposer aux éducateurs une bienveillance absolue en toutes circonstances. C’est elle qui entraîne ouvriers et artistes, dans le sillage de Deligny, à tenter l’aventure de la Grande Cordée. C’est également à elle que font référence Lagrange et Petitclerc. Ces acteurs là ont tous une immense autorité, ils font autorité. Forts de cela, ils se refusent à éduquer par l’obéissance servile, par la contrainte, c'est-à-dire à exercer un pouvoir.

Nous pouvons nous demander, aujourd’hui, à la manière de Marie Revault d’Allonnes, si « les invites à l’autorité ne sont en fait que des appels à rétablir l’obéissance » 331 , si, sous couvert d’autorité, ceux qui n’ont pu construire la leur, n’aspirent qu’au retour de l’ordre s’épargnant ainsi le difficile travail de son édification Dans cette perspective, le discours contemporain serait le versus du discours des « classiques » qui faisaient autorité. Ce ne serait plus le cas des éducateurs actuels qui espèreraient donc le retour du pouvoir. On comprend mieux le recours, de plus en plus systématique, au judiciaire dans l’exercice de l’éducation spécialisée, l’appel au pouvoir du juge, si présent dans les rapports de synthèses analysés dans la première partie. Ainsi s’explique aussi la disparition, dans la littérature traitant de l’éducation, du thème de la liberté auquel se substitue, souvent énoncé sur un mode incantatoire 332 , celui de l’intégration des règles, du respect du cadre, du rappel de la Loi.

Il est par ailleurs frappant de constater l’inversion, quasi symétrique, de la place qu’occupe dans les écrits le récit éducatif et l’élaboration théorique. Cette dernière est bien souvent absente, de façon explicite, du contenu des écrits des auteurs canoniques. Elle en constitue, en quelque sorte, la toile de fond. Le récit descriptif, phénoménologique est omniprésent, et c’est à travers lui que se donnent à comprendre l’élaboration théorique sous-jacente, l’éthique à l’épreuve, la mètis propre à chacun. Dans les ouvrages récents, peu de récits. Quelques rares exemples « cliniques », le plus souvent adjuvants à une démonstration à l’image des « vignettes » chères aux psychanalystes, analysés et commentés dans une profusion de références théoriques, dans une élaboration dense, si ce n’est obtuse. Alors que le récit éducatif constituait le corps de l’œuvre, il est maintenant réduit à exemplifier l’élaboration théorique. Là où la pratique était donnée à lire : on ne trouve plus que l’intention, le conseil. Là où l’écriture éducative affirmait la prééminence des savoir-faire, et du savoir être, elle s’affirme aujourd’hui par sa capacité d’expertise. Là où s’élaborait un discours de la relation à l’autre, s’élabore un discours sur l’autre. La littérature a renoncé, dans une large mesure, semble-t-il, à transmettre des contenus d’expérience, pour se consacrer à la transmission de connaissances. C’est une part essentielle qui disparaît, celle que Makarenko appelait le style, celle qui apparente la praxis éducative à un art de faire plus qu’à une science du faire. La question se pose des effets de ce renoncement. Car si l’autorité à la fois s’éprouve et se construit, si la légitimité s’acquiert dans et par l’action de l’éducateur, la transmission par la littérature de l’oeuvre d’éminents défricheurs, et « trouveurs » n’est-elle pas essentielle à chacun pour inspirer à son tour, par-delà les connaissances disciplinaires, son propre art de faire, ses voies personnelles pour faire autorité ?

Notes
328.

Nous verrons plus avant qu’il n’existe, en définitive, pas de désaccord à ce propos.

329.

Ibid, p 26.

330.

Gadamer H. G. Vérité et mensonge. Cité par Revault d’Allonnes, M. « De l’autorité à l’institution : la durée publique », Esprit, Août –septembre 2004, n° 8, pp 42 à 63.

331.

Ibid, p 46.

332.

Nous avons bien souvent relevé ces appels dans les rapports de synthèse.