2.5. Synthèse de la deuxième partie.

A la suite de l’analyse des œuvres de Aichhorn, Korczak, Makarenko et Neill, nous avons proposé un modèle tripolaire de conception éducative. Il convient à présent de vérifier s’il résiste aux conceptions plus récentes, s’il se trouve confirmé, infirmé ou modifié par les apports des auteurs les plus contemporains.

Les conceptions sur lesquelles nous nous sommes penché, ont en commun la capacité de contenir la violence dans chacun des pôles qui les constituent. Cette caractéristique repérée chez les prédécesseurs se retrouve chez les auteurs actuels. Elle semble constituer un invariant : pour pouvoir agir face à la violence il importe de s’approprier une théorie qui la contienne, d’être assujetti à une éthique qui engage à agir avec elle -fût-ce pour la combattre-, et de développer une pratique inventive, qui crée en permanence des modalités originales pour l’utiliser, la détourner, la déjouer.

Les élaborations théoriques des « classiques » reposaient sur des postulats théoriques contradictoires, parfois même antinomiques. Pourtant, toutes ont largement démontré leur pertinence pour prendre en charge la violence des jeunes, pour produire avec eux et pour eux de l’éducation. Nous en avons déduit que ce n’est pas la capacité de la théorie à produire de la vérité qui en est l’élément central, mais bien plutôt ses qualités de contenance, d’inspiration et de perméabilité ; ses capacités à se décliner dans l’action, à être en cohérence avec l’action qu’elle inspire et avec l’éthique qui la suscite. La qualité de la théorie se mesure à sa capacité à co-construire l’intelligibilité de la réalité, en relation dialectique avec la pragmatique.

La suite de notre investigation de la littérature n’infirme pas cette hypothèse : De Deligny à Petitclerc, l’élaboration théorique est personnelle. Construite et intégrée par l’éducateur, elle inspire une pratique. Sans anticiper, il apparaît d’ores et déjà que les théorisations dont nous avons mis en évidence qu’elles étaient inféodées à un savoir autre, au savoir d’un autre, sont impuissantes à construire un discours susceptible de rendre compte d’une quelconque pragmatique. Si on aperçoit les adolescents à chaque ligne des ouvrages de Deligny, nous sommes bien en peine pour deviner le visage d’un seul d’entre eux dans celui de Roquefort. Si les théorisations éducatives autonomes donnent à comprendre la nature et la portée de l’action éducative, celles qui sont inféodées ne donnent à lire que leur expertise supposée du problème d’autrui. Face aux théories d’action, pour l’action, elles apparaissent comme des théories d’expert. Les théorisations autonomes sont en définitive des théorisations situationnelles. Quelle que soit leur complexité -et celle de Lagrange, par exemple, n’est pas un modèle de simplicité-, elles relèvent de la capacité de leurs concepteurs à ajuster la pensée et le problème, à construire un appareil théorique s’appliquant à chacune des situations auxquelles il entend donner une intelligibilité. Trivialement énoncé,nous pouvons dire qu’elles se prêtent au « bricolage » et au « sur mesure ». Quelle inventivité, quelles pratiques éducatives, quels dispositifs, quelles réalisations peuvent inspirer les théories expertes ? Dans la littérature, il est impossible d’entrevoir le moindre élément de réponse.

Par-delà les nuances que les uns et les autres y apportent, l’éthique est celle du sujet et de la nécessité absolue. Ethique du sujet tout d’abord et, de Aichhorn aux auteurs les plus récents, la reconnaissance du sujet souffrant, en difficulté, bafoué ou désaffilié est première. Toute action éducative se pense et se construit à partir de la reconnaissance de ce sujet singulier. Elle a pour projet de l’accompagner dans la réalisation de son être au monde. Nulle soumission à l’ordre, nulle inféodation à un dogme ne saurait faire oublier que le sujet, tel qu’il est, est l’objet ultime de l’éducation. Une éthique de la nécessité ensuite : « Ich kann nicht anders ». Enoncée ainsi, l’éthique éducative semble une exigence démesurée Pourtant, dans l’exercice de ce « métier impossible », face aux difficultés parfois immenses, c’est elle seule qui permet à l’éducateur d’exiger de lui-même un nouvel effort théorique, c’est elle qui l’anime pour mobiliser sa mètis. Afin de n’être pas une « statue du commandeur » surmoïque et persécutoire, elle doit trouver sa déclinaison dans une élaboration théorique congruente à ses valeurs et dans une pratique inventive qui en respecte les exigences et les finalités. Elle doit donc se relier à l’élaboration théorique afin de parvenir à une osmose 335 , c’est à dire qu’elles s’impulsent l’une et l’autre , qu’elles soient en constant mouvement, en permanente relation dialectique. Cette éthique récuse tout dogmatisme, tout a priori. Elle ne recule pas devant les défis que lui pose l’élaboration théorique ni devant ceux que lui impose la réalité du terrain. Elle s’incarne, à son plus haut degré d’exigence, dans les conduites exemplaires de Korczak ou de Makarenko, et constitue par là l’horizon éthique de l’éducateur. Si celui-ci n’est plus porté par elle, la capacité à tenir une posture éducative disparaît. Restent alors ceux que l’on pourrait nommer les fonctionnaires de l’altruisme qui, renonçant à l’éthique, ne renoncent pas au métier !

La dimension pragmatique, avons-nous postulé, s’incarne dans un art de faire qui dépend, en grande partie, des qualités, de la mètis, de l’éducateur. Toutefois, elle ne participe de l’éducation que lorsqu’elle est balisée d’un côté par la théorie, et de l’autre par l’éthique. Faute de quoi elle n’est que pure virtuosité sans contenu ni sens. Ce qui se confirme dans la littérature contemporaine. Nous avons souligné chez Deligny l’exceptionnelle congruence entre sa conception des sources de la violence et les dispositifs concrets qu’il faisait vivre. Une cohérence de même nature est décelable dans les écrits de Petitclerc. Ce lien de co-construction entre théorie et pragmatique met l’accent sur la dimension d’inspiration. Si les théories d’expert interprètent l’adolescent et ses troubles, les théories d’action accompagnent et inspirent la créativité de l’éducateur. Elles permettent de comprendre l’adolescent, mais ne s’en tiennent pas là. Elles s’appliquent surtout à donner à penser l’action à construire. Leur capacité à décrypter les conduites revêt moins d’importance que leurs qualités d’inspiration.

La dimension pléthorique de la théorisation dans la littérature éducative actuelle interroge. Nous avons observé, chez les auteurs « canoniques », qu’une espérance puissante est au fondement de leur engagement éducatif : celle d’un changement prochain auquel l’éducation participe. Si elle n’a pas totalement disparu, cette conviction n’occupe plus qu’une place réduite dans la littérature, Est-ce à dire que cette force, ce moteur ont disparu ? Nous ne le pensons pas. Ils se seraient plutôt déplacés Ils ne s’incarnent plus dans l’espérance mais dans la recherche. Tout se passe comme si la « volonté de savoir 336  », pour reprendre la formule célèbre de Michel Foucault, avait succédé à la volonté de changer. Ce déplacement n’est pas anodin. En effet, la conviction d’un changement social et l’espoir qu’il suscitait, avait pour conséquence de donner à l’éthique une place prépondérante dans l’ensemble de la conception. C’est la posture révolutionnaire de Deligny qui l’engage dans une éthique de la fraternité. C’est cette même force qui porte Makarenko à résister, envers et contre tout, pour maintenir en activité la colonie Gorki. Cet espoir représentait une force essentielle. Il n’est plus vraiment actif dans les conceptions contemporaines. Elles sont davantage portées par la pulsion épistémophilique de leurs concepteurs. Le regard sur autrui et sur les questions éducatives est plus analytique : il cherche à comprendre, à savoir. Aussi la construction théorique est-elle valorisée, surinvestie parfois au point d’être omniprésente. La force qui, s’appliquait de façon privilégiée à l’éthique, se concentre maintenant sur la théorie. La question est alors de savoir si, « tenir la position » selon la belle formule de Deligny, restera à l’ordre du jour dans la difficulté. La volonté de savoir peut trouver d’autres terrains d’aventure : elle peut regarder son objet sans forcément s’y confronter concrètement. Or l’accompagnement des adolescents coutumiers du passage à l’acte violent sous-tend une obligation de « concrétude ».

Parvenu au terme de cette partie, il apparaît que le modèle construit est globalement confirmé. Il s’est néanmoins affiné et transformé sur plusieurs points que nous rappelons brièvement. Dans la dimension d’élaboration théorique, les qualités d’inspiration et d’intelligibilité demeurent au premier plan. Celles-ci ne peuvent se développer qu’à partir d’une appropriation autonome de la théorie par l’éducateur, qui reste le théoricien de sa propre pratique. L’inféodation théorique le condamne à n’être qu’un discoureur, expert impuissant à construire une pratique éducative. Sans renoncer à être une éthique du sujet, celle de l’éducateur est aussi une éthique de l’absolue nécessité, indispensable pour le soutenir dans les situations particulièrement difficiles. S’il n’est plus porté par elle, il quitte le terrain ou se « fonctionnarise ». La dimension pragmatique se distribue à plusieurs niveaux : celui de la conception des dispositifs éducatifs (l’articulation avec l’élaboration théorique est la condition de leur pertinence) ; celui de l’art de faire. Si l’élaboration théorique en inspire certains contenus, si l’éthique en contrôle le déroulement, la mètis propre de l’éducateur en constitue l’élément déterminant. C’est bien dans la manière dont il habite, dont il met en scène une action, fruit de ses réflexions et de ses convictions, que l’éducateur existe. Makarenko avait vu juste : le style, plus que tout, fait l’éducation.

Notes
335.

Osmose, du grec ösmos, signifie « l’action de pousser, l’impulsion ». Rey, A. Dictionnaire historique de la langue française, op. cit.

336.

Foucault, M. 1976. Histoire de la sexualité la volonté de savoir, Paris, Gallimard.