3. L’Experience de la violence : subir, penser, apprehender.

Léa est une jeune femme de trente-huit ans 337 . Elle exerce le métier d’éducatrice depuis une dizaine d’années, toujours auprès d’adolescents en difficulté. Elle parle d’une voix douce, nuancée, use d’un vocabulaire choisi, précis et évocateur. On peut presque « voir » ce qu’elle raconte tant son récit est habité. Il est entrecoupé de longs silences, parfois de réflexion, parfois de remémoration. L’émotion contenue est alors palpable : « J’ai eu à subir ce que j’appelle une violence folle, une violence irraisonnée (…) J’ai reçu la violence physique d’un adolescent dans un moment où il était alcoolisé. Il voulait absolument des cigarettes, il était dix heures du soir, c’était impossible. Il a commencé à tout casser, j’ai voulu m’interposer (…) J’ai reçu sa violence, j’ai reçu son alcoolisme, j’ai reçu sa détresse. J’ai cru que j’allais mourir. J’ai vraiment cru que j’allais mourir. J’ai senti que plus rien ne pourrait l’arrêter. J’ai été frappée partout… Et ensuite, quand ce moment que j’ai trouvé monstrueusement long est passé, je me suis écroulée par terre, je me suis recroquevillée… Je sortais de tout ce que je pouvais être d’humain… Et de contrôle… Et de tentative de raison… Je retombais petite fille, un peu dans des réactions… complètement d’autisme, à m’écrouler par terre ».

L’analyse des témoignages recueillis est « froide » en ce qu’elle vise à l’explicitation, à l’objectivation. Nous avons écouté des récits bouleversants, douloureux, pathétiques parfois. Sans perdre de vue nos objectifs de recherche, nous avons questionné, nous sommes revenu sur les faits, nous avons encouragé l’expression des émotions, suscité la verbalisation de pensées souvent intimes et inexprimées, nous avons amené nos interlocuteurs à livrer le récit de moments dont ils ont douté parfois qu’ils les avaient vécuseux-mêmes, nous les avons convoqué au souvenir de l’impuissance, de la détresse, du désespoir parfois. Le chercheur que nous sommes se sent redevable de la disponibilité et de l’humanité qu’il a rencontrées. Nous avons entendu des éducateurs démunis face aux manifestations de la violence. Nous en avons rencontré qui se battaient comme « des petits soldats », selon l’expression de Clara pour tenter, envers et contre tout, d’y comprendre quelque chose, d’en faire quelque chose. D’autres qui l’affrontaient avec la force profonde que donne la conviction que « civiliser la violence », pour employer la belle expression de Lucie, est au cœur du métier d’éducateur. D’autres encore qui, en véritables virtuoses la détournent, la contournent, la déjouent. Nous avons conversé avec des éducateurs qui en souffrent : sa survenue est toujours une épreuve douloureuse, voire l’expérience d’un véritable cataclysme intérieur. D’autres, au contraire, ont choisi ce métier pour s’y confronter. Tous nous ont apporté une contribution précieuse, irremplaçable, car empreinte d’un esprit de recherche, d’un effort pour dire, au plus près de sa vérité personnelle, les éprouvés de la violence, d’une obstination pour tenter d’en saisir les figures et les méandres. Au cœur même de la violence, tous ont témoigné de leur tentative singulière de rester des hommes. Qu’ils en soient ici remerciés.

Cette troisième partie est consacrée à la restitution et à l’analyse du contenu d’entretiens effectués auprès d’une vingtaine d’éducateurs. Avant d’en présenter les aspects méthodologiques, nous retraçons brièvement le chemin de notre recherche, afin de mieux percevoir la cohérence de cette enquête avec notre projet.

A l’origine, une préoccupation vague, mais lancinante, sans cesse rappelée par le discours médiatique et reprise dans celui des professionnels : les jeunes seraient de plus en plus violents, ce qui poserait aux professionnels de l’éducation spécialisée des problèmes nouveaux et particulièrement difficiles. Nous nous sommes alors demandé : de quoi parle-t-on exactement ? A quelle réalité ce discours nouveau se réfère-t-il par son ampleur et sa tonalité dramatique ? Un premier travail s’est avéré indispensable : tenter de circonscrire la réalité, l’importance relative du problème ; bref, cadrer la recherche. Mais avant même de recueillir les éléments quantitatifs requis, nous avons ressenti le besoin d’un travail de définition. Sitôt abordée, la violence se dérobe. Sa polysémie décourage toute approche globale et oblige à distinguer la violence de quelques notions proches. Cela fait, le recueil et la discussion des éléments quantitatifs nous ont permis d’affirmer la pertinence de notre recherche. Malgré l’absence de consensus entre les chercheurs et les polémiques autour de l’interprétation de la violence des jeunes, on reconnaît volontiers qu’elle est un problème en extension.

Une confirmation restait nécessaire pour poursuivre la recherche, cette augmentation à la fois qualitative et quantitative, pose-t-elle problème dans le travail social ? En interrogeant les responsables des établissements et des services recevant, dans un département, les mineurs placés par décision de justice, nous avons appris que les éducateurs vivaient comme « violents » une proportion significative de mineurs, dont la prise en charge est particulièrement difficile. Jusque-là nous avons cherché à vérifier, par une approche quantitative, que la préoccupation de recherche recouvre réellement un problème pertinent pour légitimer notre ambition et, corrélativement, que nous avions les moyens de rassembler les matériaux ad hoc, pour nous permettre de la conduire.

Notre préoccupation s’affine peu à peu et nous envisageons des questionnements plus resserrés. Au « De quoi parle-t-on ? » initial, se substitue un « De quoi les éducateurs parlent-ils ? » Pour eux, qu’est ce qu’un jeune « violent » ? Comment comprennent-ils la violence ? Quels problèmes, quelles difficultés leur pose-t-elle ? Quelles sont les techniques et les méthodes qu’ils mettent en œuvre pour la contenir ? S’agit-il de l’éradiquer, de la déjouer, de l’éduquer ? A ce stade, pas d’hypothèse : nous voulons aller plus avant pour poser un pourquoi. Nous devons nous approprier leurs descriptions, nous approcher de leurs constructions des causes de la violence, tenter de percevoir leurs intentions. Nous décidons alors d’exploiter un corpus spécifique : les rapports de synthèses qu’ils adressent régulièrement au juge pour enfant. L’analyse systématique des contenus d’une centaine de dossiers, constitués en moyenne de trois rapports de synthèse chacun, nous permet de disposer d’une matière dense et riche susceptible de nous autoriser à formuler la question nodale de la recherche. Ayant fait le constat que la prise en charge éducative, dans le cadre des établissements de placement, d’adolescents perçus par les éducateurs comme « violents », est bien souvent impuissante à réguler ces conduites, nous nous demandons : à quelles conditions une conception éducative est-elle susceptible de produire de l’éducation ?

Il est prématuré de prétendre, avec les seuls éléments analysés, proposer une hypothèse. En effet, si l’analyse des contenus des rapports de synthèse a permis de distinguer les figures de la violence, de discerner les théories dont il est fait usage pour l’expliquer, les conceptions éducatives n’apparaissent pas explicitement. Les écrits sont peu diserts sur les éléments descriptifs de l’action éducative. Dans leurs rapports, les éducateurs évoquent volontiers leur discours et leurs analyses, mais sont plus discrets sur ce qu’ils font et sur les références éthiques de leur action.

Comment compléter notre première approche? En commençant par une réflexion sur les éléments constitutifs des conceptions éducatives, à laquelle nous assignons une fonction de modélisation, en quelque sorte archétypale, de toute conception éducative.

Cette modélisation, construite à partir de la littérature produite par les éducateurs eux-mêmes, nous a semblé contenir certaines clefs des savoirs éducatifs. Nous avons pensé que l’analyse de la littérature pourrait apporter une compréhension de la culture professionnelle des éducateurs d’aujourd’hui. Celle-ci s’édifie au jour le jour, dans le labeur quotidien et la réflexion collective certes, mais la pratique éducative ne saurait se développer sur une tabula rasa. Les conceptions ont une histoire, elles ont été décrites dans une littérature spécialisée dont la découverte fut le prélude à bien des orientations professionnelles. Du reste, elle est étudiée, commentée dans les parcours de formation. Cette lecture nous permet de suivre l’évolution des conceptions en parcourant les productions significatives de ces dernières décennies. Nous décidons de relire des classiques tels Aichhorn, Korczak, Neill et Makarenko, puis de nous intéresser, après guerre, à des ouvrages qui jalonnent les évolutions de la pensée et des pratiques en éducation spécialisée.

Ayant choisi qui lire, et sachant pourquoi nous les lisions, il nous restait à décider comment les lire. Comment rassembler, dans des contenants cohérents et praticables, les éléments essentiels de la pensée d’auteurs aussi divers, ayant exercé leur art dans des circonstances historiques si différentes, armés de références théoriques parfois aux antipodes les unes des autres, et exerçant auprès d’enfants et d’adolescents aux besoins d’éducation si singuliers ? Nous avons cherché à mettre au jour ce qui leur est commun. Tout éducateur agit, pense son action et lui donne sens au travers de ses croyances et de ses convictions. Nous avons rassemblé, pour chacun, ce qui est du domaine des valeurs (l’éthique) ; ce qui est du domaine des savoirs conceptualisés (la théorie) ; ce qui est du domaine du faire (la pragmatique). Ces trois pôles constituant un ensemble que, en première approche, nous avons qualifié de conception éducative.

Nous avons abordé l’étude de la littérature avec ce viatique, nous donnant pour objectif de remplir les contenants vides que représentaient nos trois pôles et de qualifier les liens qui les unissaient les uns les autres. Il nous est apparu que ces pôles, à l’origine simples instruments facilitateurs du classement de nos lectures, constituaient les éléments de base d’une possible modélisation de toute conception éducative. Nous avons construit un modèle qui met en évidence les caractéristiques essentielles de la théorie de l’éthique et de la pragmatique. Enfin, s’agissant de la place de la violence, nous avons montré que, parmi les conceptions éducatives analysées, celles en mesure de produire avec elle, et par elle, de l’éducation, la contenaient en propre dans chacun des trois pôles : reconnue éthiquement comme objet d’éducation, explicitée par l’élaboration théorique, prise en charge dans le pôle pragmatique par les dispositifs organisationnels et par l’art de faire des acteurs.

Parvenu à ce point nous sommes à même de formuler une hypothèse, réponse provisoire à notre question nodale. Pour tenir une position éducative vis-à-vis d’adolescents enclins à l’usage de la violence, l’éducateur fait sienne une conception éducative qui conjugue contenance et reliance. Il rend possible, au cœur même de la violence, un trajet d’éducation, en contenant la violence à la fois dans son élaboration théorique, dans son éthique et dans sa pragmatique et en reliant constamment entre elles ces trois dimensions qui, ainsi s’étayent les une les autres.

Nous allons nous tourner à nouveau vers les éducateurs, les rencontrer non plus à travers leurs écrits, mais dans un échange de vive voix. Notre objectif est de compléter notre connaissance des contenus de leurs conceptions éducatives, et surtout, d’objectiver la professionnalité, la praxis de l’éducateur en situation d’agir, d’interagir avec un ou des adolescents violents. Avec l’appui de notre modélisation de la conception éducative, nous mettrons à l’épreuve l’hypothèse de notre recherche.

Notes
337.

De façon à protéger leur anonymat, nous avons donné à nos interlocuteurs des prénoms fictifs.