Définition des objectifs, conduite des entretiens.

L’enquête auprès des éducateurs vise à cerner leur conception éducative, à objectiver leur praxis dans des situations professionnelles de confrontation avec les actes violents des adolescents. Nous avons donc recueilli un discours relatif à ce qu’ils font, comment ils le font, pourquoi ils le font, comment ils vivent ce qu’ils font, et ce qu’ils en pensent. Nous nous sommes intéressé à la description de leur agir, à leurs réflexions sur le sens de cet agir, à l’expression de leurs émotions, de leurs convictions et de leurs valeurs, à l’élaboration de leur théorie.

Comment et selon quelle méthode avons-nous conduit ces entretiens ? Dans un premier temps, nous avons dressé un inventaire suivant le cours de la pensée, sans censurer les associations d’idées, dans les différents domaines que nous souhaitions investiguer. Reprenant les rapports de synthèses précédemment analysés, nous nous sommes rendu compte qu’ils nous avaient fourni des matériaux pauvres pour ce qui concerne les éléments théoriques. A la réflexion, cette théorisation mécaniste, schématique et dogmatique ne nous a pas semblé mobilisable pour comprendre la violence de l’adolescent et pour mettre en œuvre les moyens d’y faire face. Trop apprise, trop détachée du contexte, elle semble plus une doxa qu’un véritable outil pour penser son action. Pourtant, s’il y a agir éducatif, il y a conception. Sauf à penser que cet agir est de pur réflexe ou de pure intuition. Aussi, avons-nous fait l’hypothèse que, à côté de cette théorisation « savante », les éducateurs en construisent d’autres, qu’il existe des théories cachées, moins élaborées peut-être mais se reliant à la pragmatique et assurément plus opérationnelles. Dès lors, nous avons considéré comme essentiel d’être dans nos futurs entretiens particulièrement vigilant, attentif et exigeant pour obtenir à ce propos un contenu dense, riche.

En outre, le contenu des rapports de synthèse est riche, mais « froid ». Peu d’évocations du vécu des éducateurs. Seulement quelques allusions pudiques à leurs émotions. Pourtant leurs descriptions des situations de violence laissent supposer que la dimension émotionnelle est très présente, peut-être même centrale. D’autre part, notre travail sur la littérature éducative et le modèle qu’il nous a permis de construire met en évidence l’importance déterminante des convictions et des valeurs. Aussi avons-nous été attentif à recueillir ces contenus bien au-delà des schémas convenus : qu’est-ce qui, profondément, les anime, les pousse à continuer à agir en éducateur malgré la violence ou peut-être à cause d’elle ? En d’autres termes nous avons veillé à recueillir un discours « habité ».

Nous voulions proposer à nos interlocuteurs des entretiens, dans lesquels ils s’engagent à aborder toutes les questions que soulève la violence institutionnelle, en s’exprimant à partir de leur propre expérience. Nous avons donc décidé de les rencontrer avant qu’ils ne s’engagent, afin de les informer de l’objet de notre recherche et de leur expliquer le caractère essentiel de leur collaboration. Nous leur avons précisé que nous souhaitions nous entretenir avec eux avec l’objectif d’aller autant que faire se peut « au fond des choses ». A ce titre, nous leur avons demandé, dès le début de l’entretien, de nous faire le récit d’une expérience vécue en situation professionnelle, et dont ils pensent qu’elle revêt un caractère particulièrement significatif des questions inhérentes à la violence. Ce récit, aussi approfondi que possible par le jeu de nos questions vise à faire tomber les défenses, à abandonner le « quant à soi », les discours convenus, les rationalisations a priori, et à favoriser un climat propice à la remémoration et à l’évocation des dimensions émotionnelles liées à l’évènement. Nous avons souhaité faciliter ainsi une élaboration secondaire reliée à la réalité sensible, au plus près de la vérité personnelle de l’expérience vécue par chacun.

A partir de cette porte d’entrée de l’entretien, nous avons prévu des éléments d’intervention facilitateurs et stabilisé les thèmes que nous souhaitions voir développer par nos interlocuteurs. Deux temps ont organisé les entretiens. Le premier, celui du récit, visant une description au plus proche des émotions, a impliqué de notre part, à la fois de empathie et une certaine distance de façon à mémoriser les éléments à reprendre pour conduire l’approfondissement thématique. Le deuxième, revoyant à une réflexion de nature plus théorique, a exigé une attitude plus engagée dans le contenu ; une conduite faite de relances, de questions progressivement plus ciblées pour obtenir des contenus précis, la mise en exergue d’éventuels paradoxes et contradictions pour pousser nos interlocuteurs à aller au bout de leurs raisonnements et de leur convictions.

Les entretiens, d’abord focalisés sur la personne, ont été progressivement centrés sur les problèmes. Pour cela nous avons organisé thématiquement les différents aspects sur lesquels nous souhaitions recueillir le discours de nos interlocuteurs en élaborant un guide d’entretien. Après plusieurs essais, nous avons retenu la forme d’un schéma que nous présentons ci-dessous.

Guide d’entretien
Guide d’entretien

Nous avons pris soin de lui donner une forme aisément mémorisable à la manière d’un mémento qui balaierait les différents champs à renseigner. Durant le déroulement de l’entretien, il a fonctionné un peu à la manière des check-list des pilotes ou des plongeurs, maintenant notre vigilance pour encourager notre interlocuteur à développer tel ou tel aspect de son récit.

Enfin, conscient de l’importance des premiers mots pour introduire le récit, nous avons rédigé une phrase-type, suffisamment claire et explicite pour que notre interlocuteur embrasse le cadre global de l’échange à venir, qu’il en connaisse la finalité et se sente en quelque sorte associé à notre démarche de recherche. Nous l’avons conçue suffisamment univoque pour qu’il débute sans flottement par la narration, suffisamment posée, pour lui permettre, le cas échéant, prendre le temps d’une réflexion personnelle avant de se « lancer », suffisamment ouverte et engageante pour qu’il se sente « à l’aise » car il ne va pas forcément de soi d’évoquer des situations dans lesquelles on s’est trouvé en position délicate. D’où la formulation suivante, apprise par cœur : « Bonjour. Je vous remercie d’avoir accepté de bien vouloir contribuer à la recherche que je mène dans le cadre d’une thèse de doctorat. Comme je vous l’ai dit lors de notre première rencontre, je m’intéresse à la violence des jeunes et plus précisément, s’agissant d’adolescents placés en établissement, à la pratique de leurs éducateurs dans les situations de violence. Je cherche à savoir ce qu’ils font, comment ils le font, pourquoi ils le font, ce qu’ils pensent, ce qu’ils ressentent. Tout cela dans le but de mieux comprendre, de mieux appréhender les enjeux et les difficultés de l’éducation des jeunes qui peuvent être violents. Pour cela je souhaiterais partir d’une situation concrète vécue par vous, un évènement dont vous avez été l’un (l’une) des protagonistes. Je souhaiterais que vous vous remémoriez puis que vous me racontiez un épisode qui vous est arrivé, que vous jugez comme particulièrement significatif et dans lequel vous avez été directement concerné ».