Nous avons décidé d’enquêter auprès d’éducateurs qui exercent leurs fonctions en internat et auprès d’adolescents, car ils ne peuvent se soustraire aux situations telles qu’elles se présentent. Lorsque la violence se déclenche, ils sont là, présents. Ils n’ont d’autre alternative que d’y faire face, à leur façon, avec leur style propre, de « gérer », selon leurs propres termes, la situation de crise ou de conflit, de contenir l’adolescent, le groupe. Les témoignages d’expériences recueillis ont très largement confirmé ce point de vue a priori. Olivier par exemple qui, avant d’exercer ses fonctions en internat a été, pendant quinze ans, éducateur en prévention spécialisée 343 l’énonce clairement : « L’avantage en prévention c’est qu’il n’y a pas de murs ; donc on n’ a pas l’obligation de contenir j’ai envie de dire…Alors que là (en internat NDR) on est dans les murs et du coup on a une responsabilité qui est .. que moi je trouve… autrement ». Presque tous nos interlocuteurs ont décrit des situations de violence vécues comme particulièrement difficiles, dans lesquelles leurs limites étaient atteintes voire dépassées. La nécessité de faire face va, nous le verrons, bien au-delà d’une évidence situationnelle, d’un « Je suis là donc j’agis ». Malgré la peur et l’envahissement émotionnel, tous pensent, peu ou prou, qu’il est dans leur fonction de tenter de résoudre la crise, de sortir de l’ornière, de trouver une issue quel qu’en soit le prix.
Notre enquête s’est déroulée en janvier 2005. Nous étions convaincu, par expérience, du peu de profit à attendre d’une adresse écrite aux établissements. Nous avons donc procédé différemment. Lors d’un échange téléphonique, avec le directeur de l’établissement ou avec le cadre responsable de la structure d’accueil, nous avons présenté le cadre général de notre recherche, son objet et notre souhait de rencontrer des éducateurs en charge d’adolescents. Nous leur avons suggéré d’organiser une rencontre avec leurs équipes éducatives auxquelles nous donnerions les mêmes informations. De façon à garantir l’anonymat des réponses, nous avons demandé à disposer d’un endroit clos pour les rendez-vous avec nos futurs informateurs. Cette méthode a porté ses fruits, au-delà même de nos espérances, tous les responsables d’établissement ont accepté notre proposition. A l’issue de l’échange avec les équipes éducatives, environ deux tiers des participants ont pris rendez-vous. Nous attribuons ce succès à l’intérêt que revêt, pour eux, le thème de la recherche. Si elle malmène les éducateurs, si elle est source de stress, de peur, de panique, la violence suscite l’intérêt, la réflexion. Elle comporte aussi une part de mystère, et, bien souvent rétive à l’explication, reste insondable. Combien de fois n’avons-nous entendu, au cours de nos entretiens l’expression « Je n’y comprends rien », traduisant la difficulté à lui donner du sens ! Elle est parfois tellement prégnante dans la pratique éducative et le besoin d’exprimer ce qu’elle fait vivre est si impérieux que, lors de plusieurs entretiens, avant même d’avoir mis le magnétophone en marche, avant même d’être assis parfois, certains de nos interlocuteurs commençaient à livrer expériences et commentaires en signalant à quel point ils étaient satisfaits de pouvoir « en parler ».
Il nous a été possible, dans le temps réservé pour l’enquête, de terrain de mener deux entretiens exploratoires, grâce auxquels nous avons validé in situ notre méthode. Nous n’en avons pas retenu les contenus pour l’analyse, car nous n’en attendions que des éléments sur les conditions et le déroulement des entretiens Nous avons effectué des entretiens avec vingt éducatrices et éducateurs. Nous souhaitions recueillir l’expérience de femmes et d’hommes, débutants et expérimentés, experts ou néophytes dans l’encadrement de groupes d’adolescents afin de parvenir à un portrait ordinaire d’équipe éducative d’institution. La forte motivation nous a permis de réaliser cet objectif.
Les tableaux ci-dessous permettent de visualiser les caractéristiques de nos différents informateurs.
Sexe | Age | Profession | Formations supérieures |
Expérience éducative |
F | 25 | ME | 5 ans | |
F | 30 | ME | 5 ans | |
F | 30 | ES | 5 15 ans | |
F | 34 | ES | 5 15 ans | |
F | 34 | ES | 5 15 ans | |
F | 37 | ES | DSTS | 15 ans |
F | 37 | ME | 5 15 ans | |
F | 38 | ME | 5 ans | |
F | 38 | ME | 5 15 ans | |
F | 40 | ES | 5 ans | |
F | 40 | Psychologue | 5 ans | |
F | 53 | ES | DESS | 15 ans |
M | 27 | Candidat élève | 5 ans | |
M | 33 | ME | 5 ans | |
M | 30 | ME | 5 15 ans | |
H | 31 | ME | 5 15 ans | |
M | 39 | ES | 5 15 ans | |
M | 44 | DEFA | 15 ans | |
M | 48 | ES | 15 ans | |
M | 55 | ES | 15 ans |
Eléments relatifs au genre, à l’âge et à l’expérience professionnelle .
ES : Educateur spécialisé. ME : Moniteur éducateur. DEFA : Animateur diplômé.
DESS : Diplôme d’études supérieures spécialisées.
DSTS : Diplôme supérieur en travail social.
Etablissements publics départementaux | Etablissements sous statut associatif |
16 informateurs | 4 informateurs |
Accueil d’urgence et orientation | Groupes d’adolescents | Groupes verticaux | Prises en charge non conventionnelle |
6 informateurs | 4 informateurs | 8 informateurs | 2 informateurs |
Nous avons effectué des entretiens avec douze éducatrices et huit éducateurs. Parmi eux, les plus jeunes sont âgés de vingt-cinq et vingt-sept ans. Douze ont entre trente et trente-neuf ans ; quatre entre quarante et quarante-neuf ans ; deux ont plus de cinquante ans. Quant à leur ancienneté dans la profession d’éducateur, sept sont éducateurs depuis moins de cinq ans, sept ont entre cinq et quinze années d’exercice professionnel, six le sont depuis plus de quinze ans. Neuf d’entre eux sont éducateurs spécialisés, huit moniteur-éducateurs, un est titulaire du Diplôme d’Etat aux Fonctions d’Animateur (DEFA), deux enfin n’ont pas de qualification dans les métiers de l’éducation et envisagent d’entrer en formation. Ils occupent néanmoins des postes de travail identiques à ceux de leurs collègues, éducateurs diplômés. Enfin, deux d’entre eux ont, depuis leur formation initiale, obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur de niveau 1 ou 2, et trois autres font état de formations post-diplôme (formations en « systémie » et en PNL 344 ) ayant contribué à accroître, disent-ils, leurs compétences professionnelles.
Ces vingt professionnels, s’ils ne sont pas statistiquement représentatifs de la profession, n’en constituent pas moins un ensemble qui paraît proche de ceux que l’on rencontre dans les établissements accueillant des adolescents en internat. Professionnels relevant d’établissements publics et associatifs, femmes et hommes, débutants et confirmés, issus de toutes les filières de formation du travail éducatif, ayant, pour quelques-uns, poursuivi des formations post-qualifiantes de haut niveau, ils constituent un échantillon diversifié uni par des fonctions communes.
Dans le dessein de recueillir au plus près les émotions et les ressentis suscités par la violence, nous avons demandé à nos interlocuteurs, de commencer en relatant un épisode de violence qu’ils ont vécu. A l’exception de deux d’entre eux, dont nous analyserons le refus, ils se sont tous prêtés à cet « exercice » à l’exemple de Virginie : « Là, (dit-elle) je suis en train de vous raconter, je me remémore bien, je me retrouve dans l’état dans lequel j’étais sur le moment… c’est rigolo de se rappeler ça, je n’y avais jamais repensé jusque là », ou de Léa dont les longs silences émus, au bord des larmes parfois, sont le prélude à des élaborations denses et exigeantes.
A partir du récit,nous avons alors cherché à approfondir les questions essentielles que leur auteur avait soulevé, et celles plus discrètes, qu’il avait laissé entrevoir. Nous avons dépassé, pour plusieurs motifs, les items retenus dans notre guide d’entretien. En effet, il nous est rapidement apparu que nos interlocuteurs avaient leur propre idée des dimensions à propos desquelles ils souhaitaient témoigner, réfléchir et élaborer. Ainsi en est-il d’Emmanuel qui nous a amené à « lâcher la bride », c’est-à-dire à ne conserver notre guide d’entretien qu’en back ground. D’accord pour débuter l’entretien par le récit d’une expérience, il nous précise auparavant qu’il « tient à distinguer entre plusieurs catégories de violence ». Il prend ainsi l’initiative, nous donnant un véritable cours d’anthropologie de la violence ! Educateur expérimenté auprès d’une population d’adolescents délinquants, maniant des références conceptuelles variées, cet ancien professeur de philosophie est là pour mettre en forme ce qu’il pense. Nous comprenons que ce qu’il nous raconte est plus riche qu’un récit évènementiel. En effet, il réfléchit à haute voix sur la violence. Dans un va-et-vient entre éléments d’observation et de réflexion, il passe d’une analyse anthropologique de la violence à l’évocation savante du savoir-faire des dresseurs de fauves, dont « il faut écouter ce qu’ils disent, c’est très intéressant pour comprendre le comportement ». Il va de la discussion d’une citation de Françoise Dolto à la contestation de la conception sartrienne de la violence ; de l’évocation très fine de ces « moments d’avant, juste avant le déchaînement de la violence », à la description de ses propres techniques. Joignant le geste à la parole, il mime la façon de toucher physiquement les adolescents pour apaiser leurs tensions. « Il y a (dit-il), cette espèce de contenance bienveillante, amicale dans le toucher, on touche quelqu’un mais c’est jamais brutal ». Nous sommes ainsi conduit au cœur de ses préoccupations et de ses interrogations. Nous assistons en quelque sorte à la mise en scène de la manière dont il s’y prend pour contourner, circonvenir la violence. Nous nous rappelons alors que « c’est dans la surprise par le matériau et dans les articulations entre niveaux différents que gît le nouveau 345 ». Nous avons constaté aussi que les récits choisis par nos interlocuteurs mettent en avant des approches, des expériences, des sensibilités diverses. L’un insiste sur l’aspect technique de l’intervention éducative, un autre sur son vécu en situation, un troisième met au premier plan ses convictions. Chacun d’eux appelle, dans son style propre, à l’exploration de domaines personnels en lien avec le phénomène de la violence que nous avons choisi d’investiguer. Ainsi Madeleine, éducatrice quinquagénaire, riche de trente ans d’expérience auprès d’adolescents caractériels, et karatéka émérite, nous a donné à comprendre jusqu’où, et à quelles conditions, conduire un conflit. Bien différente fût notre conversation avec Roland. Technicien venu tard à l’éducation spécialisée, il a mis en lumière à la fois le caractère déterminant de la motivation et les contenus qui confèrent à la position éducative sa force et sa légitimité. Marie, éducatrice débutante, se décrit comme submergée par ce qu’elle a vécu. Sa quête pour rester vivante, nous a permis d’entrevoir les racines du désarroi. Chaque entretien a contribué, avec sa couleur singulière, à construire l’édifice de notre recherche. A l’écoute des récits, nous avons essayé de faire preuve d’une attention flottante qui a permis l’émergence des thèmes en arrière-plan de nos interlocuteurs. C’est ainsi que nous avons constaté la présence récurrente d’un sentiment de solitude. L’ayant repéré, nous les avons amenés à approfondir ce thème d’où a émergé la question du positionnement de la hiérarchie. Nous y avons lu l’attente impérieuse d’une reconnaissance, par leur hiérarchie, du caractère extrême de leur expérience ; reconnaissance qui seule rend possible un processus de re-professionnalisation, voire de ré-humanisation du sujet atteint dans et par cette l’expérience. Nous y reviendrons.
La pratique des éducateurs en prévention spécialisée est centrée sur l’intervention au cœur du territoire des usagers et repose sur le principe de leur libre adhésion.
Programmation neuro-linguistique.
Kaufmann, J. C. L’entretien compréhensif, op. cit. p 81.