3.2.1.1. Les récits d’appréhension.

S’ils sont tous originaux, ils possèdent suffisamment de similitudes pour être rassemblés sous une bannière commune. Tous s’attachent à la description de situations où la violence est forte, voire extrême. Madeleine raconte : « Il m’a sauté directement à la gorge, je connaissais sa méthode de conflit, mais là ses yeux étaient complètement sortis de l’orbite, je me suis dit mais… naturellement je me suis pas laissé étrangler hein… ». Nous lui demandons : «  Qu’avez-vous fait » ? « Ben moi j’ai fait des arts martiaux, ça aide. Mais là, j’étais complètement vous savez comme un berger allemand qui vous bouffe le truc (sic) j’l’ai mis à terre ». C’est aussi Roland qui, pris à partie par deux adolescents, se retrouve « coincé dans le couloir », se sent « pris au piège » et est contraint de « réagir vite ». C’est la situation que vit Paul avec « un beau bébé, cent kilos (…). Le jeune était super chaud, il est venu vers moi à faire style je vais te donner un coup de boule ». Dans tous ces récits il y a passage à l’acte ou imminence de passage à l’acte sur l’éducateur de la part d’adolescents en capacité réelle de « faire mal ». Face à ces situations, ils mobilisent, profondément en eux mêmes, les ressources pour donner à la situation une issue favorable. Si Madeleine a la métaphore évocatrice du berger allemand qui attaqué se défend, Roland a « vu rouge, je l’ai plaqué contre le mur (…) je l’ai plaqué, je crois que je lui ai fait mal ». Pour Paul, les choses sont allées plus loin encore : « Je sais plus ce que j’ai fait, je sais que je l’ai pris à la gorge. Il était allé trop loin tout ça. Ma main l’a pris à la gorge et je l’ai plaqué au mur, donc le jeune a pris peur, j’ai pris le dessus ». Il y a une conduite qui, au-delà de la stratégie d’action, peut échapper à la lucidité. Si Roland « voit rouge », il reste dans la métaphore, domaine que Paul a quitté, il « ne sait plus ce (quil) a fait ». L’expérience est à la limite de la dépersonnalisation : sa main saisit le jeune à la gorge, ce n’est déjà plus tout à fait lui ! Cette expérience limite, cette expérience des limites, est corroborée par le récit de Lucie. Celle-ci, a son retour de congé, trouve ses collègues « complètement épuisés par l’admission d’un jeune qui « est terrible, horrible », mes collègues disent qu’ « on n’en peut plus, on sait plus quoi faire, il fait tout et n’importe quoi » Lucie va alors « sur le groupe » et vérifie le constat de ses collègues : le jeune est effectivement insupportable, provocateur, et déterminé. « Je ferai avec toi comme avec tous les autres », lui dit-il : « je te ferai craquer ». La situation semble sans issue. Elle est, rapporte Lucie, « dramatique puisqu’on n’était même plus à même de protéger les autres ». Lorsque le jeune dans une ultime provocation lui prend son stylo plume, Lucie n’y tient plus : « J’ai sauté par-dessus le bureau, je l’ai attrapé, par le colback, je l’ai collé contre le mur, j’étais en train de faire le geste de lui mettre un coup de poing dans la tête et entre le moment où j’étais derrière le bureau et le moment où je me retrouve avec lui collé contre le mur, j’ai un trou (..) un trou noir, je me réveille au moment de lui mettre un pain ». L’expérience est extrême, les conduites échappent à la raison, leur mémorisation même est impossible. Passage à l’acte ? Passage par l’acte plutôt, qui réaliserait le désir inconscient de rester vivant à soi-même ? La question est posée, sur laquelle nous reviendrons. Cela étant, si Lucie se juge dans ce moment-là comme « plus du tout professionnelle », elle reste convaincue de l’impérieuse nécessité d’agir, de reprendre la main pour que cesse la capilotade de l’équipe éducative. Elle s’en explique et les mots sont forts : « Je trouve mes collègues en décomposition (…) je me dis c’est pas possible, c’est pas un seul gamin qui fait ça quoi (…) moi je me dis c’est pas possible, il est quand même pas monstrueux ce jeune. Comment c’est possible qu’un jeune fasse autant de dégâts. Et après j’ai vu. J’ai vu pendant toute la soirée, j’ai vu que j’étais pas maître de la situation (…) j’étais plus à même de protéger les autres (…) ça c’est grave. Les jeunes y voyaient que les éducs on n’assurait plus, on n’était plus protecteur (…) ça m’a conduit à sortir de mes gonds, à être acculée complètement acculée ».

Pour trouver une issue à la difficulté, ces éducateurs mobilisent des ressources parfois insoupçonnées d’eux-mêmes. Il ne s’agit nullement d’une maîtrise froide, distante, technique. Le stress est présent et, comme le constate Madeleine, « c’est épuisant le stress ». Ce qui est mis en jeu, c’est le saisissement de ses facultés les plus enfouies pour sortir de l’impasse, une volonté forcenée de ne pas faillir, de ne pas renoncer. Des personnalités exceptionnelles ? Peut-être mais aussi, et surtout, une réflexion approfondie sur la violence et l’analyse lucide du rapport intime qu’elles entretiennent avec elle.

Madeleine est une éducatrice expérimentée, elle travaille depuis trente ans en internat avec des adolescents, délinquants ou caractériels. Elle débute à vingt ans et raconte un quotidien difficile, qu’elle affronte tant bien que mal avec « la peur au ventre ». Elle est sur le point de renoncer lorsqu’un de ses collègues lui dit : « Tu ne peux pas rester toute ta vie comme ça, tu trouves une solution ou tu changes de métier ». Et lorsque Madeleine lui demande « quelle solution » ? Il répond que lui « pratique les arts martiaux ». « Le soir même » Madeleine est sur le tatami qu’elle fréquentera « tous les soirs pendant deux ans ». Quels bénéfices a-t-elle tiré de cette pratique assidue ? « Après les arts martiaux, quand un gamin avait un conflit avec moi, je n’avais plus peur du conflit (…) je savais qu’il n’irait pas plus loin quand moi j’avais décidé de stopper ». Et cette assurance est d’une haute portée éducative : « On n’aboie pas, on n’aboie plus (…) Les arts martiaux nous permettent de ne pas être blessant. On pose un acte qui dit ça suffit, terminé, point final. (…) On subit plus le conflit, on le conduit : Ou aller au bout si ça vaut la peine quand ça permet au gamin de poser quelque chose, ou lâcher prise.(…)Il faut dans le conflit faire toucher du doigt au jeune ce qu’il engage de lui-même ». Elle permet à Madeleine de se décentrer de la violence pour penser l’enjeu du conflit. Il est remarquable de constater que, au plus fort du conflit, elle reste en capacité de penser l’autre, de penser à l’autre. Il n’y a plus, pour elle, d’inquiétude sur son issue, elle n’est pas soumise à la violence, elle conduit un conflit et sait ne jamais perdre de vue l’intérêt de l’adolescent.

Cette maîtrise, n’est pas une qualité naturelle de l’éducateur qui serait « doué » pour faire face à la violence, elle est le résultat, nous le voyons, d’une réflexion, d’une exigence et d’un travail indispensable pour exercer pleinement un métier, dont Madeleine est « tombée amoureuse». La gestion de la violence est une compétence personnelle à construire.

Roland aussi a fait ce choix. Ce technicien venu tard à l’éducation spécialisée tenait à travailler avec des adolescents difficiles, précisément parce qu’ils lui faisaient peur. « Ma première motivation c’était ça, gérer la violence. Il fallait qu’en tant que professionnel je sois capable de gérer ça…sinon je fais un autre métier. (…) il y a un aspect personnel, je ne peux pas rester avec les jetons toute ma vie par rapport à ces ados qui sont violents et qui traînent dans la rue. (…) Ca me permet de me regarder en face et de me dire ben c’est pas mal ce que tu fais, t’as avancé ». Le choix est lucide. Son « challenge » est précisément de construire une pratique professionnelle qui intègre la capacité à contenir, à gérer la violence, car « si on n’est pas là pour l’aider à changer ou à faire autrement, on sert à rien ou alors y a que la répression…On va pas loin ». Il n’est pas stupéfait par les difficultés qu’il rencontre : « Je m’attendais à rencontrer ça (la violence). Je savais qu’en bossant avec des ados en difficulté forcément il y aurait des choses difficiles à vivre ». Mieux, c’est pour lui une incitation à progresser professionnellement, à construire sa compétence : « mon envie de grandir entre guillemets c’était ça. Mon envie de me conforter à des adolescents difficiles pour que moi, je puisse progresser ». Nul masochisme dans cette motivation, nulle mortification dans cette pratique, Roland se présente comme un éducateur heureux dans son métier : « J’aime bien ce métier, j’aime bien ce que je fais, et je me dis …(silence)…ils ont besoin de nous…ils sont pas bien…à agir comme ça ils sont pas bien ».

Lucie, si elle s’en veut de ne pas avoir été « professionnelle» n’en constate pas moins l’efficacité de son acte : « Ca a aidé le gamin….Arrêté dans sa toute puissance, je pense que ça a dû le rassurer. Enfin quelqu’un qui est capable de l’arrêter ». Sa culpabilité, toute relative (« Ca a fait son petit effet tout de même », dit-elle), vient de sa réaction impulsive : « J’ai pas du tout mentalisé, c’est bien ce que je me reproche ». Cela dit, elle s’empresse d’ajouter : « Mais ça a été efficace pour le gamin ». Son énergie, son être tout entier est tourné vers ce but : désaliéner le jeune de sa propre violence. « Quand un jeune est en proie à la violence, il n’a pas la capacité interne à le faire (à s’arrêter) donc moi je le fais à sa place. (…) L’adulte doit l’arrêter ça j’y crois fortement et fondamentalement. Je suis convaincue que ça rassure, ça c’est une conviction. (…) j’interviens de manière autoritaire : tu n’es plus maître de toi, moi je vais te protéger, je vais te rendre auteur de toi-même. Voilà , l’autorité c’est ça pour moi ». Cette conviction est inscrite au cœur de son expérience, elle sait de quoi elle parle : « Cette épreuve de la violence a été forgée dans ma vie personnelle et professionnelle ». Elle ajoute : « Moi j’ai vécu de la violence, j’ai subi de la violence, j’en ai fait subir aussi, mais à un degré moindre, je suis consciente d’avoir de la violence en moi, je le sens. (…) Le chemin, je l’ai fait qu’ils font ».

Emmanuel aborde la violence dans une perspective différente. Il reconnaît volontiers que « c’est passionnant la violence, c’est fascinant » et il s’y intéresse en chercheur. Il a de la violence une approche conceptuelle sophistiquée qui embrasse aussi bien les conceptions psychanalytiques que les savoirs des dresseurs de fauves. Il passe avec brio d’une approche anthropologique de la violence à une analyse socio-politique de son développement dans nos sociétés. Bref il connaît son sujet. Mais il ne s’en tient pas là : il connaît aussi son affaire. Il est expert pour sentir l’avant de la violence, pour en déceler les signes avant-coureurs, il a éprouvé et réfléchi à ce que lui-même suscite dans les situations de violence : « On induit énormément de choses. (…) J’ai pas peur et du coup le mec me menace pas, je m’approche de lui et tout, donc je lui fais pas peur ! S’il me menaçait, je rigolerais, vous pouvez pas casser la gueule à un type qui rigole sauf s’il se fout de votre gueule mais je me fous pas de sa gueule et ça il le sent très bien, je rigole du grotesque de la situation et ça quelque part ça désarme. Quand on dit que quelqu’un est désarmant…c’est quand même prodigieux, c’est chouette ce truc là. Ca on le retrouve quand même dans toutes les situations ». Il sait « garder la bonne distance ni provocation ni évitement ». Il a décidé que, quelles que soient les circonstances, « on n’en viendra pas aux mains ». Cette décision, fruit d’un long cheminement est construite : « Cette attitude est stratégique mais c’est comme ça que moi je la vis le mieux. (…) Avant, je me donnais un ultimatum, un défi, il fallait que j’y arrive, donc il y avait une angoisse. Maintenant non. Quelque part je suis beaucoup plus fort, beaucoup plus calme : avant la peur s’en mêlait ». Là où Lucie et Roland affrontent la violence directement, nous serions tenté de dire à mains nues, là où Madeleine la maîtrise, Emmanuel lui n’est jamais là où la violence du jeune l’attend, il la circonvient, il la déjoue, il la réduit.

Point de modèle unique donc, pas de « recette miracle » dans ces récits, mais des acteurs qui tous ont longuement élaboré leur « savoir y faire », selon la belle expression de Jean Brichaux 351 , en le fondant sur l’analyse lucide de leur propre relation à la violence, sur l’apprentissage des moyens d’y faire face, sur la volonté déterminée d’y parvenir.

Ces récits sont le plus souvent ceux d’éducateurs expérimentés. Aussi celui d’Eric présente-t-il un intérêt particulier. Agé de vingt-cinq ans, il s’est engagé récemment dans l’éducation spécialisée et n’a pas, au moment où nous le rencontrons, de formation. Jeune homme sportif et de grand gabarit, il en impose. Mais cela suffit-il ? Sophie nous a, en se gaussant, évoqué quelques épisodes tragi-comiques de « rugbymans baraqués partis en courant au bout de quinze jours », et plusieurs de nos interlocutrices ont fait état de leur stupéfaction parfois à voir « des jeunes éducs en pleine santé incapables de s’imposer face à des adolescents pourtant bien gringalets ! » (Colette). Voici ce qu’il dit : « Je n’ai pas de formation à proprement parler, mais je m’intéresse à beaucoup de choses, j’essaie de lire, j’essaie de comprendre sur le tas. Forcément quelque part je me fais ma propre conception, mes propres règles et donc j’ai une vision qui est la mienne, qui m’est propre et je trouve qu’ici c’est un milieu animal (.) Ce que je vois c’est qu’il y a des rapports très « animals ». En fait, soit c’est moi qui domine, soit, en fait, c’est eux (…) Je suis dans ce travail avec cette optique que si on me marche sur les pieds c’est un truc qui se reproduira pas. Donc c’est un truc…enfin c’est un mot bête que j’aime pas trop mais il faut que je marque ma domination ». La formulation est certes un peu brute, mais l’intérêt du témoignage d’Eric est ailleurs. Il construit, à l’orée de sa professionnalisation, une théorie qui lui permet de se situer dans le conflit et lui donne un objectif d’action. Lorsque la violence survient, il a un enjeu : marquer sa domination et cela lui dicte une conduite d’engagement. Il ne reste pas en retrait et doit tenir coûte que coûte sa position. Si sa théorie peut paraître frustre, elle lui permet néanmoins de construire une opérationnalité.

Pour ces éducateurs, la connaissance et l’acceptation de leur propre violence sont au cœur de leur capacité à la contenir chez autrui. Madeleine exprime cela lorsqu’elle dit « on n’aboie plus ». Lucie constate : « Je suis violente, et je ne génère pas la violence ». Eric considère que, dans l’espace de la domination, elle est une arme et qu’il faut s’imposer face à elle. Dans ces perspectives, la violence des adolescents n’est pas renvoyée à une quelconque pathologie, à un jugement différentiel entre soi et l’autre. Chacun possède la violence en partage, l’éducateur ne la juge pas, il a pour mission, comme le dit Lucie, de la « civiliser ». De plus, ils ne considèrent pas la violence comme un phénomène négatif, mais, au contraire, comme une opportunité pour le travail éducatif. Elle est, pour Madeleine l’occasion pour l’adolescent de « toucher du doigt ce qu’il engage de lui-même », elle est, pour Roland « nécessaire, je dirais même elle est très nécessaire » car elle permet que « les choses arrivent à se débloquer ». Elle est pour Lucie, s’agissant de la violence stratégique, « bon signe, c’est bon signe. Ca peut paraître paradoxal mais c’est un signe de bonne santé mentale qu’ils aient (les adolescents) cette capacité à réutiliser ce qui a marché. C’est bon signe, moi ça me donne de l’espoir sur leurs capacités ». En définitive, et nous laisserons à ce propos la conclusion à Lucie, la violence est au cœur même du procès d’éducation : « Pour moi, le travail de l’éducation c’est de transformer cette violence, de canaliser cette violence (…) C’est le boulot de ceux qui sont en charge de l’éducation. (…) Pour moi, la banaliser, la détourner, c’est pas une solution. Ca ne marche pas. C’est notre boulot de la civiliser. »

Notes
351.

J. Brichaux : L’éducateur spécialisé en question(s), 2004, Ramonville Saint Agne, Eres, 144p.