3.2.1.2. Les récits traumatiques.

Nous retenons à dessein le terme fort de traumatisme 352 , approprié pour qualifier l’expérience vécue par quelques uns des éducateurs que nous avons rencontrés. Nous l’employons dans un sens précis emprunté aux travaux de Freud.

Le traumatisme a été longtemps au centre de l’élaboration psychanalytique. Freud en donne, dans les Leçons d’introduction à la psychanalyse 353 , la définition suivante : « Nous qualifierons ainsi une expérience vécue qui apporte à la vie d’âme, en un court laps de temps, un surcroît de stimulus tellement fort que la liquidation ou l’élaboration de celui-ci selon une manière normale et habituelle échoue, d’où ne peuvent que résulter des perturbations durables dans le fonctionnement énergétique» 354  . Considéré dans une première théorie comme la source des névroses, comme l’évènement infantile à leur origine et dont la remémoration serait le facteur de la guérison, sa place et son intérêt dans la théorie seront très minorés par la découverte de la malléabilité de la mémoire dans l’après coup et par la mise au premier plan du fantasme infantile. Néanmoins, dans les oeuvres de la maturité, Freud s’y intéresse à nouveau, contraint en cela par la question théorique que pose la multitude des névroses traumatiques constatées pendant la guerre de 1914-18 355 . L’existence des névroses de guerre ne mettait-elle pas en question la théorie de leur origine infantile ? Dans ces nouveaux travaux, s’il n’invalide pas la théorie du fantasme et ne considère pas le traumatisme comme étant à l’origine de la névrose, il lui donne néanmoins une étiologie nouvelle et originale. Il développera cette question dans Au-delà du principe de plaisir 356 .

Selon lui, l’appareil psychique, pour traiter les affects (il emploie volontiers le terme de stimulus) qu’il reçoit, tant de l’extérieur que de l’intérieur, dispose d’un instrument : le pare-excitation 357 . Celui-ci a pour fonction de protéger l’appareil psychique de l’afflux excessif des stimuli. Le traumatisme survient lorsque des stimuli particulièrement intenses sont assez puissants « pour faire effraction dans le pare-stimuli » 358 . Il est alors mis hors jeu et laisse l’appareil psychique sans protection : « la submersion de l’appareil animique par de grandes quantités de stimuli ne peut plus alors être empêchée » 359 . Freud qualifie d’effroi l’expérience que vit le sujet en proie à cet afflux d’excitations (au point de parler parfois de « névrose d’effroi »). Les conséquences du traumatisme sont l’apparition et le développement de symptômes extrêmement invalidants. Freud s’interroge sur les conditions qui sont susceptibles de mettre hors jeu le pare-excitation. Il en retient particulièrement une : la surprise. Dans la névrose traumatique, dit-il, « le poids principal de la causation semblait incomber au facteur de surprise… »Il établit une distinction entre trois notions : « Effroi, peur, angoisse sont utilisés à tort comme des expressions synonymes ; ils se laissent bien discriminer dans leur relation au danger. Angoisse désigne un certain état tel que attente du danger et préparation à celui-ci, fût-il inconnu, peur réclame un objet déterminé dont on a peur » 360 . Cette distinction permet de mieux comprendre le mécanisme du traumatisme. Examinons tout d’abord la situation de peur. Elle « réclame un objet déterminé » c'est-à-dire que le sujet perçoit parfaitement la situation qui est à l’origine de son trouble. Dès lors, et quelle que soit la puissance de l’affect de peur, l’appareil psychique est protégé, il reconnaît l’objet. L’évènement, dont on a peur, peut se produire, il peut faire intensément souffrir, il ne génère pas pour autant, à proprement parler, de traumatisme. L’angoisse elle, protège du traumatisme : « Angoisse désigne un certain état tel que attente du danger et préparation à celui-ci ». Elle prévient d’un danger, elle est un signal, et le sujet, en l’identifiant peut alors être en mesure de réagir, de se prémunir par « le surinvestissement des systèmes recevant en premier le stimulus  361 ». Il est préparé, par l’apparition du signal d’angoisse, à affronter la difficulté, à la traiter psychiquement. La surprise est l’élément déterminant du traumatisme. Les stimuli apparaissent soudainement, ils ne sont pas identifiés quant à leur objet, ce qui se traduirait par un affect de peur, et l’angoisse n’a pas eu le temps de se déclencher pour prévenir la psyché du danger d’effraction et mobiliser ainsi le pare-exitation. Le sujet se trouve submergé, anéanti. L’effroi envahit l’appareil psychique en proie au déferlement d’affects qu’il n’est pas en mesure de traiter, d’organiser Il ne peut plus réagir, il est submergé. La condition de l’apparition de l’effroi « est l’absence d’apprêtement par l’angoisse 362  ».

Une autre dimension du traumatisme est importante pour notre propos. Le traumatisme, en faisant irruption dans la psyché, ouvre en quelque sorte une béance que le sujet s’épuise à refermer par toutes sortes de moyens. Le rêve en est un : dans le rêve traumatique, le sujet rêve presque compulsivement au moment qui précède le traumatisme comme pour lui trouver une autre issue ; ces rêves « cherchent à procéder au rattrapage, sous développement d’angoisse, à la maîtrise du stimulus, elle dont le manque est devenu la cause de la névrose traumatique  363 ».

Parmi les récits qui nous ont été faits, si certains contiennent des éléments traumatiques, trois d’entre eux paraissent particulièrement significatifs de cette expérience : ceux de Léa, de Marie et de Chantal. Leur valeur heuristique justifie que nous nous attachions à chacun de façon approfondie.

Nous avons, au début de ce chapitre, évoqué le récit de Léa. Elle tente d’empêcher un adolescent furieux et passablement alcoolisé de détruire tout ce qui lui tombe sous la main: « il a commencé à tout casser, j’ai voulu m’interposer ». Elle est à ce moment dans la certitude de pouvoir mettre un terme à cette situation. Educatrice aguerrie, elle connaît bien les adolescents et ne doute pas de la réussite de son intervention. « Sur le moment je suis là, dans le lien. (…) Je suis dans ce qu’il est, je vois ses souffrances, je vois ses passages à l’acte, mais je vois avant tout l’être humain. (.) Je pensais pas à cette vie comme une violence à tout va, comme une violence sans nom. Je vois pas ça et je suis quasiment certaine (et c’est là que je parle de toute puissance), je suis quasiment certaine que si je vais le voir, je vais lui redonner de l’humain, je vais arrêter ce tourbillon parce que je vais mettre un visage humain ». Léa est en confiance, elle a déjà maintes fois fait cesser la violence des adolescents. Mais là : « J’ai cru que j’allais mourir ». A la certitude de calmer l’adolescent, se substitue celle de sa mort imminente et immédiatement tout s’écroule, plus rien n’est possible, pas même la fuite. Léa est sortie d’elle-même, de son humanité, de sa raison, elle est saisie d’effroi. Elle trouve, pour exprimer les ravages de cette expérience sur son identité, des mots d’une très grande force : « Quand ça s’est passé, je pouvais plus vivre, vraiment je pouvais plus vivre. Chaque moment, chaque parole faisait que, aussi bien au niveau professionnel qu’au niveau privé, faisait que je m’écroulais. Je pouvais plus du tout rien assumer de mon travail, de mon statut de maman, de mon statut de femme, tout contact humain était pour moi un écroulement. C’est quelque chose que je connaissais absolument pas de moi, j’étais à la découverte de quelqu’un d’hyper fragile, de détruit que je ne connaissais pas. (…) J’ai cette image, j’étais sans cesse recroquevillée à pleurer ». Les conséquences de cette expérience traumatique sont loin d’être anodines puisque Léa aura, coup sur coup, deux accidents qui auraient pu être létaux et un arrêt de travail de plusieurs mois. Elle entreprendra une psychothérapie pour « tenter de se reconstruire ».

Arrêtons-nous sur la description qu’elle fait de son état à la suite de cet évènement. Si elle dit ne plus rien pouvoir assumer professionnellement, l’évènement traumatique ne remet pas seulement en cause sa compétence professionnelle, il balaie, il annihile la séparation du professionnel et du privé et c’est la capacité à être mère, à être femme, la capacité de sociabilité même la plus ordinaire, qui est détruite : « Tout contact humain était pour moi un écroulement ». L’effraction traumatique lamine l’être social qu’est Léa, la violence, l’a désubjectivée. Traitée comme objet, elle ne se reconnaît plus elle-même comme sujet. Elle n’a plus, à ses propres yeux ni statut social, ni identité intime. S’adresser à elle la précipite dans l’écroulement tout autant que de chercher avec elle un « contact ». Ce qui est détruit en elle, c’est la capacité à reconnaître, à l’intérieur de soi, une image humaine de soi. Léa a cette formule qui au premier abord surprend : « J’ai vraiment tout reçu de l’intérieur ». Il y là une expression essentielle : j’ai tout reçu à l’intérieur, aurait été une formule aisément compréhensible, disant que l’attaque de la violence est parvenue à l’intérieur de soi. Mais ce n’est pas ce que dit Léa. Ce « de » signifierait-il que la destruction vient d’elle-même ? Que son sentiment d’identité a cédé sous ses propres assauts ? Qu’elle se serait en quelque sorte auto détruite et que, si la violence a le pouvoir d’attaquer, il lui faut en quelque sorte une complicité interne pour détruire ? Le témoignage à propos de son travail de reconstruction va nous permettre de nous engager dans cette compréhension mais, auparavant, arrêtons-nous sur une autre question. Pourquoi Léa, éducatrice expérimentée, ne voit-elle rien venir, ne perçoit-elle pas que l’état de fureur de l’adolescent est tel qu’il ne tiendra pas compte de son intervention? Pourquoi, alors qu’elle subit les coups ne choisit-elle pas de fuir, d’aller chercher de l’aide, de se soustraire aux coups ? Léa s’est posé ces questions après coup. « J’avais (dit-elle) la certitude qu’avec les liens qu’on a avec les jeunes, il y a une limite qui se pose toute seule, j’avais cette certitude là. Cette certitude a été brisée en mille morceaux… vraiment explosée. Cette certitude est-ce que c’était de la confiance ? De la toute puissance ? » Nous lui posons alors la question : « Qu’en diriez-vous aujourd’hui » ? « Toute puissance, j’avais un sentiment de toute puissance. Oui… De pouvoir, je crois ça ». Ce passage témoigne de la double illusion dans laquelle elle se trouvait : l’illusion que crée l’idéologie du lien, l’illusion de l’évidence protectrice du pouvoir.

Illusion relative à l’opérationnalité, forcément positive, du lien. Si les liens interpersonnels permettaient que les limites se posent « toutes seules », il n’y aurait ni inceste ni violence intrafamiliale ! Toutes les études mettent en évidence que les violences les plus extrêmes ont pour théâtre la famille elle-même. Le lien, en soi, ne protège de rien et surtout pas de la violence. Illusion donc, mais nous ne saurions en rester là ! Cette illusion n’est pas une simple méprise! S’il en était ainsi, Léa n’aurait pas vécu avec une telle intensité dévastatrice un sentiment de déshumanisation. Le terme de lien est, avec celui de « cadre », l’un des plus fréquent dans le vocabulaire éducatif. Il est partout et toujours question de créer, de développer, de maintenir, de faire des liens. Qu’ils soient intersubjectifs, intrapsychiques ou interpersonnels, ils sont toujours là, évoqués, convoqués, revendiqués, désirés, bref, ils sont l’alpha et l’oméga de la doxa éducative, au point que parfois on oublie d’en relever la nature ! Léa est dans le lien et elle en infère qu’autrui est lui aussi « reliable » par un lien de même nature que celui par lequel elle se relie à lui. Son action repose sur la conviction d’une homothétie des liens. La violence, qui s’abat tout à coup sur elle, est traumatique, en ce sens qu’elle annihile cette conviction qui est à la base de son être au monde. Pour être mère, il faut croire à sa capacité de donner du bon, et croire que ce don engendre en retour un don de même nature ; pour être épouse il faut croire que l’amour engendre l’amour. Faut-il croire, pour être éducateur, que la volonté de créer le lien engendre sui generi celui-ci ? Léa fait la cruelle expérience de cette illusion. Elle aborde la situation en surdéterminant la portée du lien, sa capacité à opérer, en même temps qu’elle s’aveugle sur sa nature.

Constatons aussi que Léa évoque les effets traumatiques de cette expérience de violence précisément à propos de l’anéantissement de sa capacité à être mère et femme. Cela nous permet d’approcher la question de la perméabilité du personnel et du professionnel. Plusieurs de nos interlocuteurs, ont déclaré, à un moment ou a un autre, qu’être éducateur « faisait partie de leur identité ». Nous comprenons ici le sens profond de cette assertion. L’éducateur travaille avec ce qu’il sait, mais aussi avec ce qu’il est : « Nous on vient sans caisse à outils (..) on vient avec nos tripes » (Thomas). Dans l’exercice de son métier, il engage les mêmes certitudes, les mêmes convictions que celles qui président à son intelligence des relations humaines dans le cours général de son existence. La violence détruit alors cette identité cohérente de l’être tout entier. En anéantissant, dans le traumatisme, la conviction de l’homothétie des liens, elle atteint cette certitude indispensable au sujet et, dépassant la question des liens en situation professionnelle, fait douter des liens tissés dans toutes les relations sociales et intimes.

Illusion aussi que de croire le pouvoir de l’éducateur suffisant pour arrêter le déferlement de la violence. Le pouvoir n’est qu’une vaine incantation sans les instruments du pouvoir et ceux-ci, dans la situation que décrit Léa, sont singulièrement absents. Elle évoquera d’ailleurs une institution en crise, incapable de la soutenir, et de laquelle elle se sentira abandonnée : « J’ai eu énormément de colère par rapport à l’institution et aux non réactions et au non soutien ». Au reste Léa restera pudique sur la situation institutionnelle et seul un lapsus permettra d’entrevoir la situation précaire de son institution. A propos de son retour, elle dira en effet : « Maintenant, revenir dans un endroit où la violence est autorisée euh…où la violence peut subvenir ».

Illusion quant à la nature des liens, illusion quant à l’efficacité symbolique du pouvoir, mais aussi, peut-être, ignorance de soi. Plusieurs fois au cours de l’entretien, Léa a eu cette phrase surprenante : « ce jeune garçon m’a aidée ». Comment comprendre cette gratitude à l’égard de son agresseur ? En acceptant l’idée que cet évènement dit aussi quelque chose sur soi, quelque chose de soi, que la seule violence du jeune insuffisante à donner sens à ce qui lui arrive. Son travail psychothérapeutique lui a permis de prendre conscience d’ « un bout de moi que je ne voulais pas voir ou dont je n’avais pas conscience et qu’il fallait aussi que je me construise avec ce bout là ». Cette part ignorée d’elle-même, cette part sombre, cette violence dissimulée sous la figure de la certitude, de la toute-puissance, du vouloir pour l’autre, c’est tout cela qui était « à l’intérieur » et qui implose dans la rencontre de la violence de l’adolescent, Léa peut maintenant l’assumer et, plus lucide, transformer son approche des adolescents : avoir comme elle le dit « plus d’empathie et moins de volonté de vouloir pour eux ». La reconquête du sens participe de la ré-humanisation du sujet.

La question du pouvoir est souvent évoquée dans les récits ; ainsi en est-il de celui de Marie. Lorsque nous la rencontrons, elle est tellement pleine de celui qu’elle nous livre, qu’elle l’entreprend avant même que nous n’ayons eu le temps de prononcer un mot, avant que nous ne soyons assis ! Il rassemble toutes les composantes de la catastrophe prévisible, annoncée, et pour finir, vécue.

Les protagonistes tout d’abord. Un adolescent singulier que Marie présente comme « embarqué dans des bandes et dans des trafics, (…) il acceptait absolument pas notre aide, était dans le refus de tout. Il se droguait, était dans un état second et hermétique à tout ». Un groupe d’adolescents ensuite qui « nous menaient à la baguette et faisaient tout ce qu’ils voulaient », adolescents qui évoluaient dans un établissement en situation particulière : « C’était comme on dit une zone de non droit, c'est-à-dire de non devoir. Ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient tellement on arrivait pas à maintenir quelque chose ». Et pour cause, ajoute Marie, puisque « la direction nous laissait tomber, on n’avait pas de chef de service qui tenait la route non plus, la psychologue était très peu présente et nous même on n’ arrivait pas à s’entendre en équipe ». Elle-même enfin, frêle jeune femme, tout juste sortie de l’école et que sa formation n’avait « absolument pas préparée » à gérer ce type de difficulté.

Dans cette ambiance délétère, un incident banal. L’adolescent rentre très en retard, le repas terminé et exige celui-ci. La cuisine étant fermée, Marie s’oppose à lui « pour maintenir un cadre ». La tension monte, les insultes et les menaces de « tout casser » fusent, et Marie sentant alors « qu’il avait tellement peu de limites dans sa tête et tout ça, qu’il était capable de nous rentrer dedans à nous », essaie de calmer les choses, en « discutant ». Elle n’y parvient pas et « bon ça continue en plus, effet de groupe : Ca faisait tous les jeunes contre tous les adultes. Donc ils se mettaient tous entre eux, ils s’y mettaient tous et ils adoraient nous voir avoir peur et plus ils sentaient qu’on avait peur, plus ils y allaient quoi ». Les jeunes cassent alors les portes et vont eux-mêmes se servir en cuisine. « Là on s’est dit ils sont en train de faire ce qu’ils veulent, si on n’intervient pas ils vont carrément nous mettre dehors de la maison, ils sont capables de tout faire, de casser le coffre, de prendre… je sais pas ce qu’ils sont capables de faire donc on a appelé le directeur ». Celui-ci ne se déplace pas. Marie pour autant persévère et part « avec un collègue pour essayer de discuter avec les jeunes… C’était le seul moyen, essayer d’entamer la discussion…Et là, c’était le mur, ils jouissaient de nous voir, entre guillemets, se « rabaisser » à eux et ils continuaient à provoquer ». Cette tentative échoue et, dans sa rage, l’adolescent (celui qui en arrivant en retard déclenche le charivari), en donnant un coup de poing dans un miroir se blesse. Marie va vers lui dans l’intention de le soigner mais « il était comme une bête en rut, (…) à chaque fois que je parlais, que je disais une phrase, ça l’énervait encore plus, il m’agressait verbalement et tout. On était tous sur le qui vive, avec une boule à l’estomac, à se demander qu’est ce qui va se passer maintenant (…) on tournait en rond, on tournait en rond ». Les choses n’en restent pas là et les jeunes, après avoir vandalisé la maison, sortent et « mettent le boxon dans la rue ». Pour Marie, c’en est trop : « La colère m’est montée, je suis sortie dans la rue, j’suis allée le voir je lui ai dit : « si t’es pas bien ici, tu prends tes affaires et tu t’en vas ». Il s’est rapproché de moi et il m’a poussé comme ça très fort, très fort, très fort en arrière et il était très fort, c’est un jeune qui fait du full contact et de la boxe française…et moi, j’ai fait un vol plané ! J’ai vu la haine dans ses yeux avec le poing comme ça sur moi… Je suis rentrée dans la maison, mes collègues étaient au bout du couloir, ils avaient vu, ils n’étaient pas intervenus. Je me suis sentie extrêmement seule et en grand danger. Pendant au moins une demi heure je suis restée dans la salle à manger à faire les cent pas avec les larmes qui sortaient, à respirer profondément parce que c’est très dur de subir la violence comme ça sans pouvoir répondre ». Marie peu après cet épisode tombera malade « parce que j’avais souffert dit-elle et que j’avais la peur au ventre en venant travailler ». Elle démissionnera de son poste. Elle tente à nouveau de travailler auprès d’adolescents cas sociaux, décidée ajoute-t-elle « à ne pas en rester là. ». Mais elle reste atteinte par l’évènement : « Je vous avoue que je me suis dit des fois il faut que j’arrête ce métier parce que c’est trop dur des fois, c’est trop dur. On est au bout du rouleau, on a l’impression qu’on n’arrivera à rien, on en a marre d’être anéantie… Ca m’avait trop, trop, trop touchée ; vraiment ». Marie a vingt-cinq ans.

Nous avons cité de larges extraits de son récit, car il est intéressant à plus d’un titre. Tout d’abord Marie le raconte minutieusement. Elle n’en a oublié aucun fragment et tient à ce que nous en comprenions les moindres détails. Elle en explicite toutes les facettes, les tenants et les aboutissants. Il en ressort un récit exemplaire dans lequel se donnent à lire la genèse et le développement de la violence ainsi que les étapes de la prise de pouvoir d’un groupe d’adolescents. Tout y est : une direction défaillante, un encadrement inexistant, une équipe éducative (pour autant que ce terme d’équipe s’applique dans cette situation) en capilotade. Le champ est libre pour une prise de pouvoir par les adolescents, dont la violence est, ici, l’instrument privilégié. De plus, dans son souci de vérité, Marie évoquera, et c’est la seule qui ait abordé ces questions avec autant de franchise, les relations qu’elle perçoit entre sexualité et violence. Le discours de la quasi-totalité des éducateurs associe violence et souffrance. Quelques-uns, bien plus rares, reconnaissent à la violence une fonction instrumentale froide, entièrement tournée vers l’efficacité, mais seule Marie énonce clairement le plaisir de maîtrise :ils « nous menaient à la baguette », la jouissance de ladomination : « Ils adoraient nous voir avoir peur », et celle de l’humiliation d’autrui : « ils jouissaient de nous voir entre guillemets se « rabaisser » à eux », l’excitation, au sens le plus sexuel du terme, que procure la violence : « il était comme une bête en rut ». Cet aspect est tabou dans le discours éducatif. Dans un entretien, sur lequel nous reviendrons, une éducatrice décrit un épisode au cours duquel un groupe d’adolescents la séquestre et, pendant plusieurs heures, la menace de toutes sortes de façons. Il nous semblait, à l’entendre, que les jeunes prenaient plaisir à jouer avec la peur qu’ils savaient avoir déclenchée en elle. Nous lui avons demandé si, de son point de vue, il y avait, pour les jeunes du plaisir dans ces actes. Elle s’est récriée : « Je les sentais pas jouir de ce qu’ils étaient en train de faire, moi je les sentais mal, je pense franchement qu’ils ne se rendaient pas compte de ce qu’ils faisaient, où ils allaient ». Marie, plus lucide ou plus atteinte identifie parfaitement cette jouissance. Mieux, elle le corrobore dans la description qu’elle donne de l’agression qu’elle subit : « Il s’est approché de moi », « J’ai vu la haine dans ses yeux, son poing levé sur moi », elle décrit cette proximité des corps, il est des violences où le viol n’est pas loin.

Ce récit renseigne sur le pouvoir dans les institutions. Pour exister, il doit être investi, défendu, il doit trouver des figurations symboliques qui disent sa puissance et des relais concrets qui garantissent l’exécution de ses édits. Souvenons-nous de l’article premier de la charte en usage dans la maison de l’orphelin de Korczak : « Le directeur et l’éducatrice chef sont responsables devant les enfants de l’application stricte des lois en vigueur» 364 . Le pouvoir se montre et le pouvoir se décline dans les actes du pouvoir. Ici, il est laissé vacant. Ce à quoi nous assistons dans son récit, c’est à un coup d’Etat. Il s’agit d’occuper l’espace utilitaire (la cuisine), mais aussi symbolique, de prendre possession des lieux du pouvoir, le bureau des éducateurs. Marie n’en est pas dupe : s’ils font cela ,pense-t-elle, alors ils vont nous « mettre dehors ». Et elle voit juste, les adolescents mettent littéralement les éducateurs dehors et s’en vont proclamer leur victoire dans la rue. Il ne s’agit pas, pour eux de contester l’autorité des éducateurs. L’autorité nous l’avons dit, suppose une reconnaissance. Elle est, ici, inexistante : les adolescents ne prennent même plus la peine de discuter avec eux. Ils n’ont, à leurs yeux, aucune légitimité, et seul le rapport de force est de rigueur. Dans cet épisode, il n’est manifestement pas favorable aux éducateurs.

Tout cela, Marie en a une forte intuition, elle comprend la nature des enjeux et essaie de garder prise sur la situation. En tentant de discuter avec les adolescents, de soigner le blessé, elle essaie de restaurer les prémices d’une autorité, puis, comprenant que c’est impossible, elle fait appel au pouvoir. De ses pairs tout d’abord qu’elle tente sans succès de mobiliser puis du directeur qui se dérobe. Le pouvoir est vacant, les professionnels ont renoncé à en être garants. Les dés sont jetés et la conduite de Marie est, en première lecture, stupéfiante. Elle va vers le groupe exprimer sa colère : la violence alors augmente et elle reçoit les coups. Conduite suicidaire ? Peut-être, et l’on pense immédiatement à cette phrase de Karl Marx : « Plutôt une fin effroyable qu’un effroi sans fin », mais seule conduite possible pour rester vivante à elle même. Paradoxe donc : aller au conflit, c’est aller à la catastrophe, ne pas y aller c’est déchoir, renoncer à l’estime de soi. Nous écrivions que le récit de Marie nous avait permis d’entrevoir les racines du désarroi. Le sien est complet : annulée dans sa motivation à « apporter quelque chose aux jeunes », elle se bat alors pour rester acteur, ne pas renoncer : mobiliser ses collègues, affronter tout de même la peur au ventre le groupe des jeunes, aller enfin dire son fait à cet adolescent, elle le fait dans un sursaut d’orgueil et, bien qu’atteinte par les échecs de ses tentatives ne se résout pas à abandonner. Mais peut-on encore à ce stade parler d’un agir professionnel ?

Toutefois, ne nous y trompons pas, son écroulement traumatique n’est pas consécutif au « vol plané ». Il survient lorsqu’elle constate que, témoins des coups qu’elle reçoit, ses collègues ne réagissent pas. « Ils avaient vu et n’étaient pas intervenus ». La cause du traumatisme réside dans la surprise, la peur et l’angoisse en protègent le sujet. Le récit de Marie donne foi à cette thèse. Elle voit monter la violence des jeunes. Elle en a peur, elle tente d’intervenir, elle échoue, elle recommence, elle essaie autre chose. Malmenée ? Evidemment. Terrorisée ? C’est probable, mais malgré tout présente, active, ne renonçant pas. L’impensable survient lorsqu’elle réalise, brutalement, son abandon par ses pairs. Là est l’élément de surprise : il lui signifie qu’elle n’est rien à leurs yeux, qu’elle n’existe pas, alors, elle n’a plus seulement peur, elle est « en danger » et, renonçant à la lutte, elle s’écroule en pleurs. Elle vit, proche en cela de Léa, une expérience de désubjectivation.

Nous ne nous attarderons pas, ce n’est pas l’objet de notre recherche, sur l’analyse des conditions du déferlement de la violence dans l’épisode que décrit Marie. Toutefois nous ne pouvons passer sous silence sa description de l’établissement, au moment où se déroule son récit. A son impéritie se conjuguent la veulerie de ses collègues, l’incompétence de l’encadrement et, last but not least, le désengagement de la direction. Si la violence appartient au sujet qui l’agit, certain contexte lui donne des ailes !

Le récit de Chantal est lui aussi celui d’un épisode traumatique. Cette éducatrice très expérimentée travaille depuis plus de quinze ans auprès d’adolescents difficiles. A son retour de week-end, un adolescent se présente visiblement alcoolisé. Ses parents nient l’absorption d’alcool, puis s’en vont. L’état d’ébriété du jeune est tel que les éducatrices présentes font appel au médecin. Celui-ci dit que « effectivement ce jeune ne va pas bien, il n’a rien à faire ici, il est dangereux », mais il s’en va laissant seules les deux éducatrices. L’ambiance vire à l’aigre : les jeunes « se montent le bourrichon entre eux, et refusent de se coucher. Ma collègue faisait une tête et demi de moins que moi, je me dis il faut pas qu’on montre qu’on a peur. (…) J’ai eu la trouille de ma vie. Ils s’y sont mis à trois, ont occupé la porte du bureau pour nous empêcher de sortir. (…) Ils disaient « pour vous ce soir c’est fini, on va vous faire la fête ». J’essaie de téléphoner, un des grands repose le téléphone et dit « si t’appelles, t’es morte ». On a essayé de discuter, on n’a pas lâché la parole pour éviter qu’ils rentrent dans des… (…) Ca a duré plus de deux heures, à un moment donné on s’est demandé si on allait être vivantes le soir même ». Profitant d’un moment d’inattention des jeunes, les éducatrices sortent et, depuis une cabine téléphonique, appellent la police. Il y a là, pour Chantal, un trou noir : « Ce qui me manque c’est, quand je repense à ce moment, c’est qu’est-ce qui a fait que la violence est retombée, j’arrive plus à retrouver », et des séquelles qui perdurent : « De toute ma carrière, je ne me mets jamais au fond d’un bureau, je reste au milieu des jeunes. J’ai haï ce bureau ». Elle évoquera pudiquement l’arrêt de travail qui a suivi cet épisode, « le seul arrêt en douze ans ».

Cette « séquestration », illustre la dimension perverse de la violence collective des adolescents, un art consommé pour faire peur, pour terroriser, un usage subtil de la menace, au point que Chantal dit : « Avec ma collègue on n’osait même pas se regarder, j’sentais que la moindre chose ça pouvait les monter en pression ». Pourtant, lorsque nous risquons une question sur le plaisir que, précisément, les adolescents pouvaient avoir, Chantal, nous l’avons vu plus haut, n’y croit pas, ou plutôt ne peut pas l’envisager. Elle plaide pour leur inconscience : « Je pense franchement qu’ils ne se rendaient pas compte de ce qu’ils faisaient, où ils allaient ». En réponse à notre question, elle prolonge son argumentaire par des généralisations : « J’ai pas cette image de gamin qui prend du plaisir à nous faire peur ou à être violent. J’ai vraiment l’impression que c’est par crise et que pendant la crise on peut rien faire, et quand la crise est terminée, il est en pleurs, il est mal. Franchement cette notion de plaisir, je vois pas, je me suis jamais posé la question ». Pourtant nulle larme chez les adolescents, nul regret. Peut-on faire l’hypothèse que, si Chantal ne se souvient plus du moment où se dénoue la crise, c’est qu’il y a là quelque chose d’impensable ? Et si ce quelque chose était que, tout simplement, le jeu s’arrête parce qu’il n’intéresse plus les adolescents ? L’instrumentalisation de l’éducateur, objet de jouissance serait alors manifeste, ce qui est insupportable.

Ces trois récits concernent deux professionnelles expérimentées, parfaitement au fait de l’accompagnement des adolescents. Marie est débutante mais elle ne manque ni de courage ni de détermination. Et pourtant ils témoignent tous du même aveuglement, quant à la nature de la violence.Léa ne veut pas, ne peut pas croire que son intervention n’arrêtera pas la violence, Marie lutte, revient à la charge. Elle est, jusqu’à ce que l’image de ses collègues inactifs ne l’anéantisse, dans une activité tous azimuts, Chantal nie l’évidence et continue à se persuader que c’est une crise qui va passer et se terminer par des pleurs. Aucune ne peut appréhender cette notion, la substance même de la violence, la négation de l’altérité et la mise en acte lucide d’une effraction de l’être même de cet autre non reconnu. Et précisément le traumatisme s’inaugure au moment où cet aveuglement sur la violence est levé. C’est lorsqu’elle se rend compte que, pour cet adolescent en colère, elle n’est rien, que Léa s’écroule, Marie fait exactement la même expérience, c’est au moment où elle prend conscience de l’indifférence de ses collègues qu’elle abandonne et s’abandonne au traumatisme. Chantal « oublie » ce moment et, pour se protéger, perdure dans une lecture unique de la violence souffrance. Tout se passe en définitive comme si le traumatisme surgissait lorsque parvenait à la conscience cet impensable absolu : je ne suis rien pour autrui. Il ne s’agirait donc pas seulement d’un excès de stimuli non pris en charge par le pare-excitation, mais peut-être de l’impossibilité pour l’appareil psychique de recevoir, de penser cette aporie : je sais que je ne suis rien. Dans cette hypothèse, le traumatisme serait-il un rempart contre l’expérience d’une totale désubjectivation, un ultime rempart à opposer à la mort ?

Léa évoque qu’au moment de la reprise de son activité professionnelle, elle a reçu « un cadeau » du jeune qui l’avait agressée. C’était une lettre d’excuse. Pour elle, enfin cet épisode pouvait être clos. L’importance de la clôture est souvent mise en avant dans les récits. Virginie, durant plus d’un an s’acharnera à entrer en contact avec son agresseur pour obtenir de lui excuses et explications conformément à la décision du juge pour enfant. Elle dira « J’avais envie de ressentir qu’il avait lui aussi ressenti quelque chose ». Chantal regrette de n’avoir pu aborder la question de sa séquestration avec ses agresseurs. La béance ouverte par le traumatisme ne peut se refermer que par la restauration identitaire du sujet atteint et celle-ci n’est effective que si l’agresseur, par ses excuses ou sa condamnation, libère, désaliène en quelque sorte le sujet du traumatisme. Cette absence de déliaison est peut-être la cause de la proximité émotionnelle du récit de Marie, fait comme si tout cela venait de se dérouler, n’était pas achevé. Le rêve traumatique, dit Freud, tente de réparer magiquement le traumatisme en reprenant la situation d’avant son déclenchement, la compulsion à raconter nous semble du même ordre.

Un dernier point. Cette expérience est celle d’éducateurs expérimentés qui sont toujours parvenus à endiguer, à déjouer, à circonvenir la violence et pour lesquels, un jour, l’impensable survient. A l’issue de ce chapitre, se pose cette question : les situations décrites dans les récits d’appréhension n’auraient-elles pas pu être à l’origine de récits traumatiques ? Si Madeleine n’avait pas eu le dessus face à cet adolescent parti pour l’étrangler, si Lucie n’avait pas, par son action irraisonnée, repris la main, que ce serait-il passé ? L’éducation est un risque. Laissons à Léa le soin de conclure : « Aujourd’hui, dans mon travail je me sens…comment dire… plus tranquille. Je m’sens plus humble aussi en me disant que le meilleur comme le pire peuvent arriver ; et mes incertitudes, mes non certitudes font que j’ai l’impression d’être dans un meilleur travail ».

Notes
352.

Traumatisme, du grec trauma  -blessure et au figuré dommage, désastre, déroute- désigne, en psychologie, un choc modifiant la personnalité. Rey, A. Dictionnaire Historique de la Langue française, op. cit.

353.

Freud, S. 2000. Leçons d’introduction à la psychanalyse, Paris, P U F.

354.

Ibid, p 285.

355.

Freud, S. 1996. Introduction à Sur la psychanalyse des névroses de guerre, Paris, PUF.

356.

Freud, S. 1996. Au delà du principe de plaisir, Paris, P U F.

357.

A ce terme, couramment employé dans les traductions françaises des textes de Sigmund Freud, les auteurs des œuvres complètes ont préféré celui de pare-stimulus, plus proche, selon eux, du terme original allemand. L’on voudra bien, dans ce qui va suivre, considérer les deux termes comme équivalents. Il en sera de même pour le terme d’appareil animique qui, dans certains emplois, a été préféré au plus classique appareil psychique dont l’usage est généralisé dans les autres traductions.

358.

Ibid p 300.

359.

Ibid, p301.

360.

Ibid p 282.

361.

Ibid, p 303.

362.

Ibid, p 303.

363.

Ibid, p 303.

364.

Korczak, J. Comment aimer un enfant, op. cit. p 401.