3.2.1.3. Les récits d’épreuves.

Parmi ceux que nous avons recueillis, ce sont les plus nombreux. Pour une part, il s’agit d’agression physique de l’éducateur, agression dont la dangerosité objective est variable. Si Sophie est victime d’une tentative d’étranglement, si Clara se débat avec un adolescent alcoolisé et bien inquiétant, et si Virginie se retrouve dans une situation peu enviable : « J’ai failli être défenestrée d’une mezzanine », pour d’autres, le danger pour eux-mêmes n’est pas avéré. Ainsi en est-il d’Antoine qui, dit-il, se « connaît. J’ai un physique qui me permet de gérer les attaques, si je dois réagir, je saurais ! ». Parmi nos interlocuteurs, plusieurs ont décrit des bagarres entre adolescents, dont la violence s’est portée sur eux lors de leur tentative de séparation. Quelques-uns mettent en scène l’intervention préventive dont ils prennent l’initiative pour faire cesser une situation qu’ils jugent insupportable : attitude de provocation qui « dépasse les bornes », conduites de destruction ou, dans un autre registre, tentative de suicide. Dans d’autres récits, la violence reste très en-deçà de l’agression physique et ne dépasse pas le stade des insultes. Toutefois, bien que très disparates quant à leurs contenus et à leur intensité, les éléments concernant le vécu du narrateur et son positionnement dans le cours de la situation de violence présentent d’importantes similitudes.

En premier lieu, l’incompréhension ; ce sentiment est le plus couramment exprimé. A l’image de Véronique, qui ne « sait pas ce qui se passait », nombre d’éducateurs expriment ce sentiment d’un « je ne comprends pas pourquoi ». Il s’y ajoute bien souvent le constat d’une disproportion inexplicable entre l’évènement à l’origine de la violence et le caractère paroxystique de celle-ci. Virginie, qui manque de se faire défenestrer, obtiendra en guise d’explication : « On me casse pas les couilles quand je regarde une émission ».Pour une raison futile une adolescente agresse violemment Véronique, la contraignant à un véritable pugilat. Elle conclura son récit par : « En arriver là pour une connerie ». Cette incompréhension met en évidence la discordance entre les théories de la violence des éducateurs -Virginie comme Véronique ont toutes deux une théorie de la violence intellectuellement cohérente- et les constats qu’ils font dans la réalité de leur pratique éducative. D’un côté, il y a un discours sur l’origine la violence, de l’autre une incompréhension des déterminants de son apparition et de l’ampleur qu’elle peut prendre. La théorie reste lettre morte, impropre à éclairer les évènements de la réalité. Si les éducateurs disposent tous d’une théorie générale de la violence, celles qui pourraient être « contextualisables » font défaut dans les récits d’épreuve. « Avec la raison on sait que ça existe », nous avait dit Léa. Alain lui fait écho : « C’est l’incompréhension dans la situation qui est le plus difficile, moi ça me stresse ». Cette incompréhension taraude, obsède l’éducateur bien au-delà de son activité professionnelle. « Quand on rentre à la maison, on se refait le film de A à Z, pour se demander qu’est-ce que j’ai fait moi, ou qu’est-ce que j’ai pu dire, ou qu’est-ce que j’aurais pu faire etc. et ça tourne, ça tourne et puis on se couche et on a toujours pas la solution, on ne dort pas… Enfin je ne dors pas ; et ça poursuit tout le temps » (Alain).

A ces incompréhensions, s’ajoute l’ignorance des effets sur autrui des attitudes des éducateurs. Alain s’interroge dubitatif : « On éloigne, on essaie de calmer, on maîtrise physiquement, on parle. Pourquoi ? Je comprends pas pourquoi…J’ai jamais compris pourquoi ». Cela entraîne des conduites aléatoires, erratiques. Pris au dépourvu, sans intelligence des évènements, les éducateurs essaient tout, avec une fébrilité d’autant plus grande que l’inquiétude et l’angoisse altèrent leur jugement, leur lucidité et leur fait abandonner la préoccupation du sens de l’action. Olivier l’exprime lorsqu’il dit : « On ne réfléchit plus, c’est réflexe », à quoi Antoine ajoute : « la violence nous aveugle. On ne voit plus qu’elle et ce qui se passe dans notre tête. On voit plus ce qui se passe autour ». Alors « on parle, on parle », ou bien « on tente de canaliser », plus souvent encore, « on gère . Parfois, à court de ressources « on gifle ». Parvenu à ce stade, une seule préoccupation demeure, que cela cesse. Selon les situations et les personnalités, à l’image de ce que décrit Virginie, il ne reste que le sauve qui peut : « Dans cet affrontement, je me suis sentie dépassée, je pensais à ma sécurité, à éviter les coups et à m’en aller…Je suis partie en courant ». Il ne s’agit plus de penser une action professionnelle, tout juste d’éprouver l’absurdité d’un affrontement. Cette double aporie, qui concerne la compréhension de la survenue de la violence et l’impossibilité de concevoir les instruments efficaces à lui opposer, est à l’origine du sentiment d’impuissance dont témoigne Marc : « J’ai pas de réponse pour pallier à la violence ». Il ajoute : « on se sent impuissant, terriblement impuissant » et il conclut : « On est mal parce qu’on trouve rien. Même si on essaie plein de choses, on arrive au même résultat. On a beau tout essayer, ça explose toujours ». Virginie fait écho à ce désarroi : « On envisage tous les possibles, et on se dit qu’on n’y arrive pas…on se sent totalement démuni ». Ce sentiment attaque la confiance en soi et engendre le doute sur ses compétences. Ainsi Alain : « J’avais pas de compétences par rapport à ce genre de truc (la gestion de la violence NDR) J’peux gérer plein de trucs, mais alors ce truc là ! Ben non (long silence) non (très long silence) c’est des moments difficiles », et qui conclut : « je veux pas revivre ça ». Cette incompréhension est d’autant plus forte que l’existence de la violence est une surprise. Alain en atteste: « Je ne m’attendais pas, quand j’ai choisi ce métier, à vivre des situations de violence comme ça. Je pense que ça aurait été plus facile si je m’y étais attendu ». Cette surprise concerne spécifiquement le passage à l’acte physique. « Je ne pensais pas que ça irait si loin. J’pensais avoir affaire à des mots, pas à l’affrontement physique », dit Clara, toute à l’étonnement de l’agression qu’elle subit.

Reste alors l’épreuve personnelle, vécue douloureusement. C’est Clara pour laquelle « on est des boucliers ». Plus rien d’humain ici, seulement une fonction : celle de prendre les coups. Dans un sursaut d’orgueil, elle ajoutera : « Et pourtant je suis une combattante ! » En écho, Colette raconte. Après avoir vécu une période « particulièrement difficile » avec un groupe d’adolescents passablement destructeurs, elle leur tient ce discours: « Je vous préviens, je laisserai plus rien passer ; je suis un être humain comme vous. Je ne suis pas un putching-ball, je ne suis pas un robot, je suis un être humain comme vous ». C’est assez dire, le vécu de déshumanisation qu’éprouvent les éducateurs dans ces situations. Il est frappant de constater l’importance de cette revendication d’humanité. Véronique la rappelle : « La violence physique, non, stop. Je suis quelqu’un, j’existe. Je peux passer sur les insultes, ça m’atteint pas les insultes, mais la violence physique, c’est une atteinte énorme ».

A tout cela, s’ajoute la difficulté qu’il y a à se résoudre à intervenir physiquement. Plusieurs éléments en sont à l’origine. La peur tout d’abord. Alain l’évoque sans ambiguïté : « J’allais bosser avec un nœud dans le ventre, il était temps que j’arrête. On a peur, pas de ce qui va nous arriver mais de ce qui va se passer ». Antoine est plus clair : « Avant tout, de la peur. La peur de la mort, la peur de la blessure », mais aussi la crainte de déclencher, par une action inappropriée, une catastrophe. La violence est souvent comprise comme le surgissement de quelque chose d’enfoui, « sous pression » disent souvent les éducateurs et qui, tout à coup libéré, fait irruption, à l’image d’une chaudière infernale dont le contenu ne peut plus être retenu : « C’était comme un volcan qui explosait », dit Clara. On a peur de déclencher l’irréversible, que « ça monte », qu’on ne puisse plus « gérer », que ça n’ait pas de fin, que ça bascule dans la folie. Ensuite, règne le doute sur la légitimité de l’intervention physique. Nombreux sont ceux qui, à l’image de Madeleine, considèrent « que la parole est souvent plus tueuse qu’un coup de pied aux fesses » et qui, pourtant, se sentent « mal à l’aise quand je mets un jeune à terre ». Un sentiment de faute les habite. Madeleine, quinquagénaire, se souvient : « Avant, ça n’était pas le cas, à l’époque, on nous disait pas : c’est mal ! ». Ce jugement négatif, intériorisé par les éducateurs, a pour conséquence, d’entraver, voire de paralyser, leur action : « Le moindre geste qu’on fait, on a l’impression que quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, on est pénalisé, on est jugé, la loi s’en mêle. Et du coup, on se dit qu’une claque, quand elle est méritée, elle est méritée (sic) et même ça, on se l’interdit. On a cette petite voix dans la tête qui dit stop ! Attention ! On sait pas les conséquences que ça peut avoir ». Colette poursuit : « Du coup on est sans arrêt sur le qui vive, on est des funambules, on n’a pas de filet…. On n’a pas de filet. Suite à cette situation, j’ai été vidée… Vidée… Complètement vidée ». Ce doute est à l’origine d‘un détournement de la préoccupation de l’éducateur dans le conflit. A la réflexion sur la conduite du conflit interpersonnel, se substitue un conflit intrasubjectif à propos de la légitimité de l’intervention. L’investissement cognitif est détourné de la situation concrète, il se porte ailleurs et alimente la spéculation : « ai-je le droit de... » ? On mesure la perte de clairvoyance situationnelle que génère ce détournement. De plus, la difficulté à intervenir physiquement tient à la dégradation de l’idéal du Moi qu’elle entraîne. L’idéal du moi est « une formation intrapsychique qui sert au Moi de référence pour apprécier ses réalisations effectives » 365 . Cette référence, forgée dans l’enfance par le jeu des identifications, est l’étalon de la valeur de soi. Il est constitué des valeurs et des idéaux du sujet. Le récit d’Olivier met en évidence sa mise à l’épreuve. A plus de quarante ans, il a une longue expérience professionnelle. Contraint de maîtriser un jeune en « grosse crise », suite à une altercation avec un de ses pairs, il ne se sent, dit-il, « à aucun moment en danger », il n’est pas « paralysé par la peur ». « C’était la première expérience de ce type pour moi, confie-t-il, ça a été violent d’être obligé de prendre un môme et de l’attraper et de le monter de force dans sa chambre, pour moi ça a été violent ». Le fait de devoir intervenir physiquement est ressenti par nombre d’éducateurs comme une violence qui leur est faite. La mise en jeu de leur propre agressivité leur fait violence. Pour expliquer ce sentiment, mettons-le en relation avec les représentations dominantes de la violence de ces mêmes éducateurs : « Pour moi la violence c’est du négatif » dit Antoine. Virginie complète « La violence, qu’elle soit verbale ou physique, pour moi c’est grave, c’est inadmissible ». Ils portent sur elle un jugement moral négatif qui s’associe à une représentation péjorative de celui qui use de la violence. Il manifeste par là son manque de culture, son éducation défaillante. La violence est une expression infra-civile. Olivier se proclame non violent. Il s’est extrait, en devenant éducateur, de cette sous-culture de la violence : « Moi je viens des quartiers et là c’est mieux vu de régler ça à coups de poings que de parler de ce qui fait mal ». Se résoudre à y recourir -car pour lui toute intervention physique est violence-, lui paraît indigne de lui-même, de ce qu’il est devenu. Venant des quartiers, la violence l’y ramène, ce qui lui fait violence. Clara va plus loin : décrivant un adolescent furieux elle dit : « On aurait dit, excusez-moi du terme, un gorille qui chargeait ». La violence est connotée à l’animalité. Moralement condamné, manifestation d’animalité, tout usage de la force, est dégradant. Si les éducateurs répugnent à faire usage de leur capacité à contenir physiquement, c’est moins par une décision liée au contexte de l’action que par souci de mettre en scène, en toutes circonstances, une image d’eux-mêmes fidèle à représenter, comme une icône, leurs propres valeurs. Le souci de l’autre et l’enjeu situationnel ont laissé place à une mise en représentation narcissique. Alors, pour justifier l’action, ils recourent aux arguties. Ainsi Alain explique qu’il aurait « préféré le maîtriser autrement que par la force ! Mais bon ; j’préfère encore le maîtriser comme ça que de voir le cadre (le chef de service) arriver et lui en mettre deux dans la tête, voilà ».

Les récits d’épreuves ont en commun l’incompréhension des raisons de la violence et l’ignorance des moyens et des méthodes pour intervenir. Il en résulte des sentiments d’impuissance et de doute, souvent renforcés par des atermoiements : la peur, l’inquiétude quant à la légitimité de l’intervention, la disqualification narcissique en sont conjointement ou isolément les causes. Le positionnement éducatif est en décalage, parfois même en rupture avec les exigences de la situation. Saisi, sidéré par cette violence non pensée, l’éducateur se trouve dans une vacuité à la fois de sa pensée et de son faire. Au conflit avec l’adolescent se surajoute un conflit interne. Il n’est plus tendu vers l’appréhension de la situation, mais replié au-dedans de lui-même, parasité par son conflit intérieur. Nous avions repéré, chez les acteurs des récits d’appréhension que tous avaient une réflexion sur leur propre rapport à la violence et qu’ils en avaient tiré les conséquences pratiques pour faire face, pour faire front. Cette dimension est absente dans les récits d’épreuve. La violence est à ce point jugée négativement qu’il semble impossible de l’élaborer. Dans les récits d’appréhension, les éducateurs donnent à voir leur action pour « civiliser » la violence, dans les récits d’épreuve se donnent à voir les atermoiements et les incantations pour la faire disparaître... Magiquement.

Notes
365.

Laplanche, J. ; Pontalis, J. B. 1967. Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, p184.