3.2.3. Le discours des émotions.

Nous avons évoqué précédemment la capacité de mise à distance des émotions dans les situations de violence. C’est, par exemple la cas pour Lucie qui n’est « pas forcément dans l’émotionnel quand je suis dans les situations de violence car la théorie m’aide à mentaliser dans ces moments là », ou pour Annie qui diffère leur apparition : « Sur le coup moi… C’est après que j’ai ressenti les choses. Sur le moment il faut gérer, il faut gérer la crise. Il faut que ça passe, on pense pas à ses émotions propres, en tous cas pas moi ». Cependant, de tels témoignages restent exceptionnels dans nos entretiens, l’envahissement émotionnel semble le lot commun.

Au premier rang vient la peur ou plutôt les peurs car elles sont multiples. Celle de l’agression physique est la plus couramment exprimée. Elle peut prendre des formes paroxystiques et être une véritable peur létale : «Sur les émotions ?  Avant tout, de la peur. (…) Une peur de la mort, une peur de la blessure » (Antoine). Sa manifestation en est souvent « la boule au ventre » (Annie). Il y a aussi la peur qu’une fois la violence engagée, on ne sache plus l’arrêter, qu’elle emporte tout sur son passage. Pire, que les mots prononcés, les attitudes adoptées, loin de l’apaiser la renforcent, la peur, nous dit Chantal, « de ne pas arriver à mesurer si ça va s’arrêter ou pas ». Elle altère la perception de la réalité, la lucidité sur la situation et peut se transformer en une véritable panique qui annihile toute intervention. Elle entraîne alors une culpabilité et une dévalorisation de soi car l’éducateur l’interprète comme une lâcheté. Souvent dit Clara, « j’avais peur. Et là, je me disais j’y vais plus. (…) Par impuissance, parce que j’avais peur… Etant seule j’avais peur. Là je pense que je faisais pas mon boulot » (J’ai) « un sentiment de culpabilité quoi. Du coup j’y arrive pas et je sais pas comment faire. (…) J’me sens pas professionnelle, je me dis à quoi je sers, je sers pas à grand-chose, je l’aide pas ce jeune, je participe à son dysfonctionnement ». Ce disant, elle élève le ton comme pour donner plus de force à son propos. Nous comprenons l’impasse où conduit la peur. Il n’est, a priori, rien de plus normal pour une jeune femme d’avoir physiquement peur d’un adolescent furieux qui menace de passer à l’acte ! Mais lorsqu’elle s’installe et prend le dessus, plus rien ne va de soi. Rester, tenter d’intervenir ? C’est s’exposer à la terreur. Fuir ? Cette idée est insupportable : elle vient heurter l’estime de soi. On tombe de Charybde en Scylla ! On mesure ici l’importance de la maîtrise des émotions dont parlent certains éducateurs. Elle empêche de sombrer dans la dialectique mortifère de la peur et de la culpabilité.

Par-delà la peur, il y a l’angoisse plus difficilement identifiable et en définitive plus terrifiante que l’appréhension des coups. Alain cherche ses mots : « c’est la tension qu’il y a dans la pièce qui m’oppresse et qui m’envahit. C’est pas facile à décrire. On sent, on la sent cette tension. C’est peut être de l’angoisse, c’est presque de l’angoisse, si c’est de l’angoisse parce qu’il faut s’en sortir quand on rentre à la maison ». L’angoisse, qu’il peine à identifier est une angoisse majeure : celle de rester enferré dans la tension, de ne pas parvenir à se déprendre de ce ressenti d’oppression. S’insinue le doute sur son propre équilibre mental, sur sa capacité à discriminer et à traiter les éléments de la réalité. Cet éprouvé fait craindre la folie. Cette angoisse, bien souvent évoquée avec pudeur, avec retenue, n’en est pas moins obsédante. « J’ai envie de m’en sortir indemne » dit Alain. Il ajoute : « Il y a moyen de ne pas en sortir indemne, il y a moyen de se faire très mal. Je parle pas physiquement. C’est difficile j’ai du mal à l’expliquer là… Ben de péter un plomb, de faire une dépression  ». Plus directe Annie évoquera un arrêt maladie imposé par son médecin : « Le médecin m’avait dit soit vous vous calmez, soit vous allez perdre votre enfant. Parce que j’étais tellement angoissée, tellement énervée, il fallait que je me calme ». Si quelques éducateurs seulement, et c’est heureux, parmi nos interlocuteurs ont vécu des épisodes traumatiques, l’angoisse du traumatisme est présente à peu près chez tous. Elle est parfois exprimée avec humour : « quand j’en parle à l’extérieur, on me dit que c’est un métier de fou » (Thomas), parfois sous forme de bravade. Dans toutes nos rencontres ou presque, cette inquiétude s’est glissée dans la conversation.

La peur et l’angoisse, ne sont pas systématiquement paralysantes. Certains éducateurs développent des méthodes pour s’en faire des alliées : « La peur est une aide, dans le sens où je l’ai travaillé, j’en ai conscience. Je sens que c’est une limite pour moi et que cette limite, il faut que je la désamorce… C’est sûrement une aide » (Fanny). Ils constatent que la peur développe la vigilance et permet d’anticiper, avec une lucidité renforcée, l’action à conduire. Pour cela, il convient d’être à l’écoute de soi pour en discerner les prémices, identifier le problème et agir en conséquence. Cette compétence est le fruit d’un véritable travail. Il consiste à reconnaître ses affects sans en être envahi : « J’avais la trouille mais j’étais consciente que j’avais la trouille » dit Madeleine. Plusieurs stratégies nous ont été décrites. La première consiste à se donner les moyens, dans la réalité, de ne plus leur être soumis. La démarche de Madeleine devenant karateka est, de ce point de vue, exemplaire. Le « travail sur soi », expression en usage pour désigner une psychothérapie, a la faveur de certains éducateurs. Il permet, disent-ils, la prise de distance, la conscientisation des signes avant coureurs de l’envahissement émotionnel et la protection de ses excès invalidants. La théorisation est pour d’autres le moyen privilégié de tenir à distance les émotions, nous y reviendrons. Une autre méthode originale nous a été rapportée : le transfert momentané des affects. Elle consiste à substituer à la peur une autre émotion sur laquelle on transfère l’énergie de la première. C’est la fonction dévolue à la colère. Elle est souvent décrite comme un rempart contre la peur : « C’est la colère qui domine. La peur ? Pas sur le coup. Sur le coup, c’est la colère. Je me protège, je la tiens à distance (la peur) On réalise pas, c’est pas là qu’il faut avoir peur, c’est après. C’est pas là que je m’autorise à avoir peur, faut gérer ». (Véronique). Si la peur inhibe, la colère libère. Elle permet de reprendre la main de se hisser au dessus de la rage de l’adolescent, de faire front. Elle peut prendre un caractère homérique : « J’étais à bout, j’en pouvais plus, je lui aurais cassé la gueule, cette explication était vitale ». Elle oppose à la violence une énergie, une force susceptible de lui faire barrage. L’emploi du terme « vital » par Emmanuel est lourd de sens. Nous avons évoqué l’expérience de Marie. Après avoir subi bien des avanies, s’être sentie en « grand danger », avoir eu très peur, elle est gagnée par la colère et retourne voir son tourmenteur pour lui dire son fait. Il y a là une illustration du phénomène de transfert de l’affect. Marie, pour un temps, se débarrasse de sa peur, et endossant un habit de colère, affronte à nouveau le danger. Ultime tentative, tentative vitale précisément, pour exister dans la situation.

Il convient de faire place au sentiment d’humiliation. Marie l’exprime de façon directe. « On se sent vexée, humiliée, rabaissée, ça n’est pas facile, il faut beaucoup de confiance en soi pour dominer tout ça ». Avec une candeur naïve elle ajoute : « Moi je connais des gens fabuleux qui y arrivent miraculeusement ». On le voit, les conditions pour échapper à l’humiliation sont assez difficiles à réunir puisqu’elles ne se trouvent que dans l’univers du fabuleux où, chacun le sait, les miracles existent. Ce sentiment, rarement exprimé, est bien souvent vécu par les éducateurs. Il s’inscrit en filigrane lorsqu’ils évoquent les insultes, et les injures dont ils reconnaissent être souvent l’objet. Cette violence verbale blesse profondément.

Peur, angoisse, colère, humiliation, sentiment d’impuissance aussi, auquel nous avons donné place dans un précédent chapitre, le tableau des émotions est bien noir ! Il s’équilibre toutefois par l’évocation d’émotions d’un tout autre registre. La fierté tout d’abord. Pouvoir, comme le dit Roland « se regarder dans une glace et se dire : c’est pas mal ce que tu fais ». Constater comme le fait Lucie, avec un sourire qui dit assez le contentement, que son intervention « ça a fait son petit effet ». Cette fierté artisanale du travail bien fait, procure de véritables satisfactions, des joies profondes : celles de faire avancer les choses, d’apporter aux adolescents, ce qui compense le plus souvent les difficultés. Plusieurs éducateurs l’expriment, comme Annie, avec des superlatifs : « Il y a beaucoup de bonheur dans ce métier » dit-elle, « c’est génial ». Eric pour sa part évoque « le plaisir » et Madeleine n’hésite pas à parler d’amour : « Je suis tombée amoureuse de ce métier, j’ai aimé, j’ai été passionnée ». Elle ajoute, non sans humour : « D’ailleurs, pour bouffer trente ans d’internat, faut le faire ! ». Ce plaisir, ce bonheur puisent leurs sources dans une adéquation très profonde du sujet avec son métier. Et, bien que le mot de vocation soit tabou en travail social, et que chacun ait bien pris le soin de dire qu’être éducateur est un métier, il n’en reste pas moins vrai que les mots pour l’évoquer, qu’il s’agisse de ceux de la douleur, du désarroi ou au contraire du plaisir, sont des mots de passion bien plus que des mots de raison : « Elles (Les adolescentes) ont pris quelque chose de nous, c’est génial », dit par exemple, Annie. « Etre éducateur, c’est mon identité, ça m’emplit » (Lucie).