3.2.4. Retour aux sources de la violence : perception et théorie.

Dans la première partie de notre recherche, nous avons mis en lumière les sources de la violence. Les éducateurs en situent l’origine presque exclusivement dans l’histoire singulière du sujet, elle est le résultat des carences, des dysfonctionnements, des tares de leur environnement familial. Nous nous sommes étonné de ce monolithisme interprétatif. L’échange permet de construire un ensemble de représentations à la fois plus nuancé et plus complexe que celui qui ressort de leurs écrits.

Il permet surtout de discerner à quel point les représentations des sources de la violence sont en résonance avec le vécu de cette même violence. C’est là un aspect particulier de la connaissance des éducateurs. Elle n’est pas, pour eux, un objet d’étude, elle ne résulte pas d’une réflexion construite à distance, elle est forgée dans et par l’expérience de sa rencontre, c’est une connaissance d’épreuve. Dès lors, leurs représentations de ses sources seront largement imprégnées et tributaires de leur vécu. L’entretien de Marie est, à ce propos, exemplaire. Son expérience est traumatique ; « C’était atroce », dit-elle. Elle est toujours, lorsque nous la rencontrons, émotionnellement proche des évènements, elle semble presque les revivre en nous parlant. Elle dresse un portrait sans concession des adolescents difficiles : « C’est des gamins, des fois, on a l’impression qu’ils sont dans une extrême dureté et qu’ils aiment… Qu’ils sont un peu sadiques, qu’ils aiment bien blesser et faire peur aux éducateurs. (…) Des fois ils sont capables de nous mettre plus bas que terre et de continuer, de continuer et de jouir de nous voir rabaissés, écrabouillés et tout ça. (…) ». Derrière ce portrait, comme un palimpseste, se lit son vécu subjectif de la violence, ce texte dit, avant tout, sa peur et son humiliation. C’est à partir et au travers de son vécu traumatique qu’elle dresse le portrait des adolescents. Celui-ci est plus le résultat de sa projection que celui de son observation et de son analyse. S’il renseigne le vécu de la violence, sa validité en tant que portrait psychologique des adolescents est sujette à caution.

L’entretien de Virginie donne à voir un aspect complémentaire de cette construction. A l’issue de la tentative de défenestration dont elle est victime et de l’accompagnement contraint de l’adolescente devant subir une intervention volontaire de grossesse, ses griefs se portent sur ses supérieurs hiérarchiques. Ils ne l’ont pas soutenue, ils ont banalisé la gravité de l’acte de l’adolescent, et ne l’ont pas reconnue dans son épreuve. Elle déplore « le manque d’implication humaine ». Ils se portent aussi sur ses collègues qui sont restés aveugles à « la violence intime » qu’était pour elle une intervention volontaire de grossesse. Ses griefs sont ravivés par leur curiosité déplacée à son retour : « alors comment s’est passée l’intervention t’as vu ou t’as pas vu et tout ? ». Lorsque nous abordons avec elle les causes de la violence, elle est, de tous nos interlocuteurs, celle qui s’attarde le plus sur les incohérences institutionnelles, les défaillances d’autorité des responsables, l’absence de cohésion de l’équipe qui, de son point de vue, insécurisent des jeunes, et sont à la source de leur violence. Sans mettre en cause la pertinence de son jugement, nous constatons cependant qu’il se construit à partir d’un ressenti de manque : l’institution, qui n’a que peu le souci de son personnel, banalise sa souffrance lui fait violence. L’indifférence et l’incohérence des décisions de ses collègues à son égard lui font aussi violence. Par conséquent elle infère que la violence des adolescents est générée, de façon identique, par ce qui lui fait violence : l’incohérence et l’absence de cohésion. Il y a homothétie causale en quelque sorte. Ces deux exemples illustrent une particularité de la construction de la réalité directement inférée des éprouvés. Sa fonction est de les justifier a posteriori, de rétablir l’équilibre rompu entre l’éprouvé et l’intelligible.

La controverse entre les conceptions de Thomas Hobbes et celles de Jean-Jacques Rousseau, n’est pas close pour les éducateurs. Si certains, à l’image de Lucie ont la conviction d’une « violence fondamentale », si Emmanuel affirme que « la violence nous a structuré le système limbique, l’hypothalamus et le cerveau reptilien. On s’est construit avec la violence, c’est dans nous et on a beau être évolué machin ça fait que très peu d’années finalement qu’on est civilisé. C’est très fort en nous, c’est notre fond commun. », Annie tout aussi convaincue et convaincante, réplique par un péremptoire : « On ne naît pas violent on le devient ». Le débat n’est pas nouveau, cependant le raisonnement des éducateurs se construit d’un côté ou de l’autre de cette ligne de partage, avec, pour une majorité d’entre eux, une conviction forte et des conséquences sur les pratiques professionnelles.

Pour tous, l’environnement familial a peu ou prou partie liée avec la violence 368 . Cependant, il n’est pas équivalent de penser que la famille n’a pas été en mesure de socialiser une violence innée ou bien qu’elle l’a elle-même générée. Dans le premier cas, sa socialisation est le travail fondamental de l’éducation. « Pour moi, la violence est intrinsèque et le travail de l’éducation c’est de transformer, de canaliser cette violence. C’est le boulot de ceux qui sont en charge d’éducation » (Lucie). Dans cette perspective, sont mis en avant « les manques de repères éducatifs » (Colette) fournis par l’environnement, et les conséquences de cet échec éducatif. « Le jeune ne se projette pas plus loin. Il y a une certaine flemmardise dans sa réflexion. Il y a les pulsions qui montent et plutôt que de faire un effort, de se tempérer, de se calmer, d’entrer dans la discussion, il prend la voie la plus courte en fonction de ses pulsions : taper dans la porte » (Eric). La maîtrise des pulsions est un travail, la pente naturelle est celle de la satisfaction immédiate. Dans ce paradigme, l’usage de la violence est une évidence. Les éducateurs ont pour mission de reprendre et de poursuivre le processus éducatif que l’environnement familial, pour des raisons multiples, n’a pas été en mesure de mener à bien. Ils sont dans une posture de suppléance. Leur mission a d’autant plus d’importance que l’échec de la socialisation des pulsions ouvre la voie à la destructivité. Madeleine par exemple, distingue entre violence et agressivité. Elle les différencie à partir d’une violence première : «  L’agressivité, c’est porteur, la violence est destructrice. Je suis persuadée qu’on a tous des parties sombres et, si on peut les canaliser, on peut les rendre positives. Si on peut pas les canaliser, ça devient une violence destructrice ». Elle évoque pour illustrer son propos -c’est une ancienne championne de ski-, la mobilisation de l’agressivité dans le sport. Eduquer est un travail de transformation, presque de transmutation. Faire en sorte que, des « parties sombres » de chacun, puisse naître une agressivité « porteuse », mobilisable pour des buts non destructeurs.

Dans le paradigme d’une violence acquise, deux ensembles se distinguent. Dans le premier, l’environnement « inculque la violence (..) le milieu familial fait qu’on les nourrit de violence ces enfants là » (Annie). Elle est au cœur de l’éducation qu’il reçoit de parents violents ou asociaux. C’est aussi le point de vue d’Antoine pour lequel « la violence est un phénomène d’apprentissage ». Il ajoute : « Carences affectives, phénomène de société ? Pas nécessairement. J’dirais que c’est plus ancré dans un fonctionnement familial. Un fondement naturel ou intuitif chez eux ». C’est dire que la violence est normale dans un environnement anormal. La posture éducative née de cette élaboration se décline dans des thèmes de correction, de rectitude, de conformité, elle s’apparente à la rééducation. Son objectif est d’éradiquer une violence apprise dans l’éducation. Par-delà la nécessité de fournir des repères, l’éducateur s’attellera à la tâche de faire respecter le cadre, les limites, la LOI, toutes choses refusées ou ignorées par l’environnement. L’institution éducative se substitue à un environnement inadéquat, pour permettre au sujet de se conformer aux attentes sociales et de renoncer à l’usage appris de la violence. Dans le deuxième, la violence est le résultat des expériences traumatiques de l’enfance. « Ils ont quand même un parcours de vie qui depuis l’origine pour certains est quand même pas simple, voire cruel » (Alain). Son traitement sort du domaine de l’éducation et relève d’autres approches. Dans ses manifestations extrêmes, la violence est comprise comme une pathologie qui doit bénéficier, nous l’avons vu, « des soins palliatifs ».

Cette différence de point de vue conduit à la mise en œuvre de systèmes d’actions fort éloignés les uns des autres. Nous prendrons pour exemple le discours de deux éducatrices à propos de la violence instrumentale 369 . Pour Lucie, c’est bon signe : « Les jeunes peuvent utiliser la violence de manière stratégique. Si en plus, ils ont été confrontés dans leur histoire une ou deux fois où ça marchait, ils vont pas se gêner, et, quelquefois c’est bon signe… C’est bon signe. Ca peut paraître paradoxal mais c’est un signe de bonne santé mentale. Qu’il ait cette capacité à réutiliser ce qui a marché, c’est bon signe, ça donne de l’espoir sur ses capacités. Ils auraient tort de se priver ». En conséquence, sa réponse est personnelle. Elle nous en livre un exemple : « Tu vas pas commencer à nous faire chier, si ça va pas, tu vas fumer ta clope ». Elle répond en son nom à la provocation violente, elle y répond dans la sphère de la relation et, ici, de la relation provocatrice. Considérant que l’attitude du jeune est, en définitive, normale, elle lui renvoie qu’elle est inefficace et se propose de le conduire à expérimenter d’autres modalités pour agir sur son environnement. Le système d’action qu’elle met en place (conduire le conflit) se déroule prioritairement dans l’interpersonnel.

Tout autre est le positionnement de Colette. Elle évoque elle aussi une violence lucide, stratégique : « Au départ, elle est consciente, elle est même cherchée, elle est même provoquée ». Elle en conçoit l’usage instrumental : « Il met en place (la violence) en étant très conscient de ce qu’il fait ». Mais sa réponse est différente, elle renvoie à l’institué. Lorsque nous lui demandons ce qu’elle fait, elle nous décrit le dispositif de régulation mis en oeuvre par l’équipe éducative : une série de sanctions graduées pour tout ce qui déroge aux règles. Sa réponse est faite en référence à la règle, métaphore de l’organisation sociale régulée par le droit. Si, dans la provocation violente, Lucie relève prioritairement d’inefficacité, Colette relève prioritairement la dérogation aux règles. En conséquence, Lucie privilégiera l’apprentissage stratégique là où Colette privilégiera l’intégration des normes. Pour l’une, le caractère inné de la violence la conduit à mener une action de transformation ; pour l’autre le caractère acquis de la violence la conduit à mener une action de normalisation.

Si le débat de l’inné et de l’acquis est toujours d’actualité en éducation, il existe un large consensus pour considérer que la violence est d’autant plus probable que le déficit de symbolisation est avéré. « La violence, c’est une difficulté à … verbaliser ses émotions, ses ressentis, à en savoir le pourquoi » (Fanny). « Certains n’ont pas accès à la parole, ou très peu ; donc c’est la violence qui prime » (Roland). « La violence, c’est quand y a plus les mots, quand il y a plus la parole, quand il y a trop d’émotions ». « Ils sont submergés par leurs émotions mais ils n’ont pas les mots » (Olivier). Quand il manque « les mots pour le dire » 370 , la violence se manifeste. Pour certains éducateurs, il s’agit d’une relation de cause à effet. L’impossibilité de verbaliser entraîne, à tous coups, des conduites violentes. De plus, les mots manquant, les émotions ne parvenant à s’exprimer restent enfouies et s’accumulent jusqu’à ce que le sujet explose. « La violence » dit Annie, « c’est comme une cocotte minute. En fait si vous enlevez pas le … pour faire sortir la vapeur, la cocotte elle explose. Et bien je pense à quelqu’un qui est dans un état de colère excessif, il faut que ça sorte ». De ce constat naît un ensemble de propositions visant à encourager, à faciliter l’expression des affects dans l’objectif qu’avec leur verbalisation, l’énergie qui s’y attache se libère. « L’intelligence éducative », dit Véronique, « c’est de proposer plein de choses et le gamin il prend ce qu’il veut. (…) Avoir une palette d’outils pour lui permettre de s’exprimer. Utiliser l’énergie et la canaliser dans autre chose que la violence ». Elle ajoute : « Moi je leur dis souvent, écris : la feuille tu la donnes à lire, tu la jettes, tu la brûles, tu en fais ce que tu veux mais tu le sors de toi, tu poses ». L’injonction des entretiens, si fréquente dans les écrits, découle de cette construction. L’expression de cette violence d’accumulation n’entraîne pas chez les éducateurs les commentaires les plus négatifs. Au contraire, son effet de purge est considéré bien souvent avec une certaine bienveillance, car, bien que pénible, il est salutaire. « Il fallait qu’il explose, pour repartir sur de nouvelles bases, il fallait que ça explose » dit Marc qui ajoute : « après, la pression retombe ».

Cette conception est énoncée sous le sceau de l’évidence. Pourtant, établir une corrélation systématique entre violence et capacité à symboliser ne va pas de soi. En faire une loi générale condamnerait les personnes intellectuellement déficientes qui, par conséquent, ont une faible capacité de symbolisation, à recourir massivement à la violence du fait même de leur handicap. A moins de considérer qu’elles aient moins d’émotions, moins d’affects à exprimer ! Ce serait bien mal les connaître. Cela conduirait aussi à penser que plus la culture d’un sujet ou d’un groupe est développée moins il a recours à la violence. Affirmation que la réalité de l’histoire contemporaine infirme largement. Sous son apparence d’évidence, cette conviction dissimule une réalité plus complexe.

Nos interlocuteurs admettent volontiers que leurs conduites parfois toutes puissantes, désinvoltes, incohérentes vis-à-vis des jeunes et de leurs demandes, soient génératrices de violence. Ecoutons Annie : « Moi », dit-elle, « j’ai vraiment l’impression qu’on ne les entend pas assez. Qu’on ne les écoute pas assez. Et ça, ça donne des bouffées de colère. Je pense que ce sont des enfants qui ne sont pas… Ni vus, ni entendus, ni attendus suffisamment à la base ». Alain lui emboîte le pas lorsqu’il dit : « On n’écoute pas, on n’entend pas, il y a peut être (à l’origine du déclenchement de la violence) ce qu’on leur renvoie sur le groupe ». Ils pointent là un défaut de sollicitude, un déficit d’empathie. Si nous mettons en relation ce discours avec la conviction que le déficit symbolique est source de violence, il apparaît qu’il se heurte à la surdité des éducateurs : c’est cela qui provoque la violence. Il y a en l’espèce deux protagonistes : l’adolescent qui peine à s’exprimer, l’éducateur qui est sourd à son expression. Ce qui déclenche la violence n’est pas le déficit de symbolisation de l’adolescent en tant que tel mais le fait que s’exprimant pas dans les codes « entendables » par son éducateur, il ne puisse trouver le chemin de son empathie. Il n’a d’autres solutions que de renoncer ou bien « d’exploser » selon le terme consacré. Antoine exprime cela dans un énoncé dont l’ambiguïté même fait sens. Pour lui, la violence se déclenche « quand on n’arrive pas à se faire entendre, à communiquer ». Il y a là une fausse redondance, ces deux termes ne sont pas synonymes.Ne pas arriver à communiquer met l’accent sur le déficit du sujet cherchant à communiquer, sur son incapacité à établir un contact, et seulement sur cela. Ne pas arriver à se faire entendre peut se comprendre selon deux acceptions : pas être compétent pour se faire entendre, ou bien signifier que les efforts pour se faire entendre sont restés vains. Dans ce cas, la responsabilité de l’échec de la communication peut incomber au destinataire aussi bien qu’à l’émetteur. Cela est difficile à envisager, à admettre. Marc balaie allègrement le doute, pour lui « on arrive à dire des choses mais lui n’arrive pas à les entendre ». La prise de conscience de l’effet dialectique de la difficulté de symbolisation des adolescents et de la relative surdité des éducateurs pourrait donner lieu à des initiatives éducatives riches, ce n’est pas le cas et ces deux constats restent isolés l’un de l’autre. A chacun son lot : aux uns le déficit de symbolisation, aux autres le déficit -consenti- de la qualité d’écoute. De façon analogue, l’usage généralisé de la métaphore de la cocotte minute contient une proposition presque consolatrice -ou à tout le moins rassurante- pour l’éducateur. La violence se déchaînerait lorsque les émotions non exprimées, accumulées au fil du temps, se délivrerait brutalement dans une explosion. En conséquence, le contexte, la situation relationnelle n’en serait que le déclencheur, la variable de débordement. L’éducateur ne serait pas en cause, ou si peu ! Il aurait eu la malchance d’être au mauvais endroit au mauvais moment ! Cette métaphore énergétique, sous des formes diverses au cœur du raisonnement sur le débordement, exonère la réflexion.

Violence innée, violence apprise, violence instrumentale, violence des mots qui manquent mais aussi violence qui naît de la peur. Pour Madeleine par exemple, « la violence, ça vient de la peur. D’une grande peur des autres. Plus vous avez peur, plus vous êtes angoissé, plus vous êtes violent ». Cette conviction est le fruit de son expérience. « Avant de faire des arts martiaux, j’étais hyper violente. La peur vient d’un mal être, c’est ce que je ressentais. (…) Je pense que les mômes c’est pareil en face. Plus il a la trouille, plus il est angoissé, plus il est violent, plus il vous en met plein la figure. Deux personnes qui ensemble sont dans la peur ben j’vais vous dire quelque chose : quand c’est au max, ça donne ».Emmanuel, dans une formalisation plus conceptuelle, développe cette thèse : « Si on est angoissé, il y a une phase de peur. C’est impossible de comprendre la violence si (…) on comprend pas que quand j’agresse, j’inhibe mon angoisse. Si je suis angoissé, j’ai tout intérêt à devenir agressif  ». Cette élaboration permet de comprendre son insistance sur ce qu’il nomme le « toucher bienveillant ». Il prend en compte la peur sous-jacente et, par le toucher, rassure sur ses intentions. Madeleine décrivant sa conduite du conflit agit de même : sa sûreté, sa sérénité et sa fermeté sont apaisantes. C’est cela que les éducateurs nomment la recherche de la bonne distance.

L’attention aux racines de la violence et aux processus de son déclenchement, est bien présente dans la réflexion éducative. Les éducateurs établissent des distinctions, des discriminations, des graduations qui, pour partie, déterminent leur action. Pour cela, ils font appel à des références de bon sens et sont peu nombreux à emprunter aux théories construites pour étayer leur points de vues, leurs explications.

Quelques-uns, comme Clara, élaborent une réflexion théorique complexe: « Ca permet de ne pas rester dans une impression émotionnelle, mais d’identifier, de clarifier, de repérer toutes les choses qui ont participé à la violence. Comprendre, trouver un sens, une logique ». Elle vise à la distanciation émotionnelle, la discrimination des éléments moteurs du contexte, l’élucidation de sa logique, la construction d’éléments stratégiques pour l’action à venir. Elle ne s’en tient pas là : « La théorie, ça rend normal. Ça normalise le processus, ça nous permet de mieux accepter les phénomènes ». Elle dé-singularise l’évènement et, le hissant au rang de phénomène, le replace dans l’ordre des choses. Le procès de théorisation a ici pour fonction l’acceptation de la réalité. Il extrait l’éducateur de la soumission à l’expérience imposée par autrui. Par un travail de réappropriation, de re-création, le sujet pourra reconnaître et accepter, selon l’expression de Freud, « la loi d’airain de la réalité ». D’autres éducateurs revendiquent des références théoriques pour fonder leur interprétation des évènements: « On a besoin d’une grille de lecture » (Lucie). Les apports de la psychanalyse sont le plus souvent avancés, auxquels s’ajoutent ceux de l’analyse systémique ou de l’analyse transactionnelle. Cela étant, si, pour Emmanuel, l’idéal éducatif « c’est de sentir et de conceptualiser », force est de constater que cette conceptualisation ne paraît pas essentielle à une majorité de nos interlocuteurs. A peine un quart d’entre eux font état de lectures ou de travail théorique en rapport avec l’exercice de leur métier. Véronique, énonçant que de « lire Deligny a été une véritable révélation », est bien isolée. Aux sources de la compréhension, il y a, pour les éducateurs, l’expérience personnelle souvent associée à l’idée que les théories sont inutiles : « Je me base plus sur mon expérience que sur les apports théoriques. Je ne sais pas si pour ce genre de truc (comprendre la violence) y a des théories applicables. En tout cas on me les a pas apprises et j’ai pas cherché à les apprendre non plus » (Alain). Roland confirme : « Je suis pas psy. J’ai pas envie de pousser là dedans ». Cela dit il ajoute néanmoins : « mais… j’entends bien ces choses là ». Toutefois, il serait erroné d’en conclure que les éducateurs se fient à leur expérience sans y réfléchir plus avant. Pour eux, l’expérience est le champ privilégié du développement de leur intuition. « Je me fie avant tout à mon intuition » dit Véronique. Cette intuition ne s’apprend pas à proprement parler, elle se développe dans et par l’expérience. Pour cela, ils mettent à contribution, au-delà de la seule expérienceprofessionnelle, celle de leur vie tout entière et notamment celle de leurs propres difficultés existentielles. Le témoignage de Colette est éclairant : « C’est vrai que mon expérience personnelle, je m’en sers pas mal au boulot. Il y a des fois, on a des gamins en creusant un petit peu, on s’aperçoit qu’on a le même passé. Du coup, on a plus besoin de théorie, là on sait de quoi on parle. On fait sûrement mieux passer le message ». Elle exprime là un point de vue partagé par nombre de ses collègues : la théorie n’est utile que par défaut. Au panthéon des qualités éducatives, la conceptualisation se situe bien en deçà de la capacité à sentir. Savoir puiser son intuition aux sources de son expérience est, pour les éducateurs une qualité superlative. Il est de bon ton de professer qu’ils choisissent ce métier pour réparer des blessures d’enfance. Nombre d’entre eux en conviennent d’ailleurs. Pourtant, l’expérience de Colette signifie assez que ce point de vue est réducteur et n’a pas, en soi, de portée heuristique : la question est de savoir si l’expérience renforce une intuition de l’autre et permet un compagnonnage éducatif avec lui ou bien si, à l’inverse, elle tend à reproduire les conditions de la situation personnelle. Les blessures d’enfance peuvent être, tout autant que des freins, de formidables leviers d’intuition et, à l’instar de celui de Colette, nous rappellerons le propos de Lucie : « Le chemin, je l’ai fait qu’ils font » !

Expérience, intuition mais aussi conviction. L’affirmation de la puissance de la conviction est portée avec détermination par plusieurs de nos interlocuteurs : « Ca marche parce que j’y crois », dit Lucie, qui ajoute : ma façon de faire, « c’est une conviction, c’est une croyance, je suis persuadée, c’est une conviction qui vaut ce qu’elle vaut mais c’est la mienne ». Même affirmation pour Emmanuel. Alors que nous l’interrogions à propos de sa technique de toucher en lui demandant s’il y avait là un aspect de jeu, il s’est récrié en disant : « c’est pas un challenge, j’y crois très fort ». Eric est aussi catégorique : « Il faut que j’y crois pour leur demander ». Cette conviction se forge dans l’expérience. Colette et Lucie la relient très directement à leur vécu infantile de violence dans un double mouvement : ne pas reproduire ce vécu (« je vais pas reproduire la même chose, dit Colette, il est hors de question que je fasse vivre ce que j’ai vécu à d’autres ») et le transcender pour permettre à d’autres de s’en extraire.

Notes
368.

Nous avons largement évoqué, dans l’analyse des écrits, cet aspect concernant l’origine de la violence. Il reste présent dans le discours que nous avons recueilli au cours des entretiens. Nous n’en ferons pas une nouvelle fois l’analyse, préférant mettre l’accent, dans ce chapitre, sur ce qui complète notre exposé de première partie.

369.

Par violence instrumentale, nous entendons la mise en œuvre lucide, d’actes violents vis-à-vis d’autrui, dans un but conscient, avec une intentionnalité claire, affirmée. Cette violence ne mobilisant pas de façon particulière les émotions de celui qui l’agit.

370.

Nous empruntons ici le titre du beau livre de Marie Cardinal, 1975. Les mots pour le dire, Paris, Grasset.