3.2.5. Les violences ? Chacun sa part.

Les rapports de synthèse n’ont pas permis d’explorer les questions relatives aux contextes relationnel ou institutionnel du déclenchement de la violence. Mais,lors des entretiens que nous avons eus avec eux, les éducateurs ont largement évoqué cette question. Ils retiennent deux dimensions principales : leur fonctionnement collectif et la relation intersubjective qu’ils entretiennent avec les jeunes. L’ incohérencedu fonctionnement collectif est le résultat de l’arbitraire des éducateurs dont les exigences diffèrent sans justification et de leur indisponibilité à l’égard des jeunes. Ils sont bien souvent occupés « à la régulation de leurs plannings » ((Véronique), ils ne donnent aux jeunes que « ce qui reste quand il en reste » (Véronique). « Nous, on est violents », dit Virginie « par notre incohérence et notre incohésion ». Clara lui fait écho : « La violence se déclenche par suite des incohérences des adultes ». Par delà ces généralités, un ensemble de remarques plus personnelles se font jour. Elles concernent la toute-puissance des adultes : « La toute-puissance dans ce métier là, c’est un peu récurrent, (être éducateur) c’est vraiment une fonction qui crée la toute puissance » (Fanny). Elle se manifeste de diverses façons : « Soit l’adulte ne va pas au bout des choses, discussions, objectifs, il lâche prise, il se donne pas les moyens (soit) qu’il se donne le droit de porter un jugement » (Colette). Elle observe que ces attitudes de toute-puissance conduisent les jeunes à ne pas considérer les éducateurs comme « un individu, un être humain puisqu’il a toujours raison dans sa toute-puissance ». Elle ajoute : «  C’est en se livrant qu’on peut se rejoindre ». Elle met l’accent sur le droit que s’octroie l’éducateur d’être velléitaire, la liberté qu’il prend de juger l’adolescent, sa propension à avoir toujours raison. Cela a pour effet que l’adolescent ne le considère plus comme un être humain. Il se présente comme tellement dissemblable, tellement inaccessible, que toute identification est impossible. C’est là un des ressorts les plus puissants de la violence. En ne reconnaissant pas l’autre comme humain, toute culpabilité, toute inhibition au passage à l’acte disparaît. La destructivité peut sans frein aucun se développer envers celui qui est identifié dans une fonction exclusive de persécuteur. La position toute puissante que l’éducateur adopte pour se tenir à distance de la violence de l’adolescent la libère alors même qu’elle a l’illusion de la réduire ! Mais elle fait bien plus, elle l’enfante et Léa va nous permettre de comprendre comment. Elle observe : « On se place comme ceux qui savons, ceux qui faisons pour le bien sans savoir forcément ce qui est leur bien ». Elle enchaîne : « Les certitudes éducatives sont peut-être nécessaires, mais elles ne sont pas légitimes ». La toute-puissance englobe l’autre dans son propre désir, dans son propre délire. Nous faisons pour le bien, nous savons ce qu’est le bien. Valeur absolue ? Prétention paranoïaque ? En tout cas, négation d’un désir autonome de l’autre. La toute-puissance se désintéresse d’autrui. Quelle autre issue que la violence lui reste-t-il pour pouvoir s’extraire de cette situation mortifère ? De ce désir Pygmalion ? Quelle autre attitude opposer à ce refus, formulé au nom du bien, d’entendre l’altérité ? La violence est peut-être le seul moyen de rester psychiquement vivant.

Redoutable question car les certitudes éducatives sont aussi nécessaires reconnaît Léa. Comment faire œuvre d’éducation si l’incertitude envahit en totalité le champ de la réflexion ? Si le doute annihile toute prise de position, toute décision ? Un autre écueil se dresse alors devant l’éducateur indécis, celui d’être, face à l’adolescent, inconsistant et Lucie l’énonce avec un franc parler convaincant : « Moi je suis agressive. Je dis à l’adolescent tu vas pas commencer à me faire chier. Si ça va pas, tu vas fumer ta clope. Ca, ça ne génère pas de la violence. Par contre l’éducateur qui dit (dans la même situation) oh là là, je te sens pas bien, tu veux qu’on aille discuter un petit peu et tout (Lucie prend par imitation une voix mielleuse) et bien l’adolescent, ça marche pas, il devient violent. ». Entre toute-puissance et démission, l’attitude éducative se fraie un chemin dans l’engagement. Lucie,par exemple, lorsqu’elle dit « Ca marche parce que j’y crois », n’évoque pas une position de toute-puissance mais une position d’engagement, d’acceptation du conflit. Ce conflit qui pour Roland va « permettre de changer la donne ». C’est aussi le discours de Madeleine qui plaide pour « un NON qui engage ». Emmanuel, en image, donne bien à entendre la nature de l’engagement : « L’éducateur qui dit : je tiens pas à prendre un pain dans la figure, j’dis pas qu’il a tout faux mais…Il induit déjà pas mal de choses en situation ». Il ajoute fidèle à la métaphore du cirque : « Les dompteurs ont des témoignages intéressants, ils disent qu’un fauve ne vous attaquera jamais si, d’une manière subliminale, vous n’avez pas de mouvement de recul. Le fauve attaque toujours quand l’individu recule ».

La toute-puissance, est aveugle à autrui et, par là, génère la violence. Colette évoque un autre aveuglement aux conséquences aussi péjoratives. Il faut, dit-elle, que « les adultes réfléchissent à ce qu’ils mettent eux-mêmes en scène et qui provoquent des choses comme ça (des accès de violence chez les adolescents) ». Elle ajoute: « les punitions et les sanctions, je me suis aperçue qu’elles étaient en lien avec ce que les gens avaient eux-mêmes vécu dans leur propre vie personnelle. (…) Pour quelques-unes, c’est une façon d’exorciser ce qu’ils ont vécu ». Elle nous a appris, à demi mots, qu’elle-même a été, dans son enfance, victime de violence : aussi prêtons-nous une attention particulière à son discours. A propos de l’exorcisme du vécu, elle parle d’or ! Elle suggère que, lorsqu’ils sont aliénés à leur propre vécu infantile, les éducateurs génèrent la violence car, à leur insu, leurs conduites se construisent sur une autre scène, elles sont la manifestation d’une question non résolue de leur enfance qu’ils cherchent à « exorciser ». Quel en est le processus ? Sa réflexion permet de le décrire. Certaines conduites, attitudes, ou réactions des adolescents entrent en résonance avec des éprouvés infantiles traumatiques de l’éducateur qui réagit alors dans une réponse a posteriori à la situation traumatique infantile. L’adolescent n’est pas perçu en lui-même, il est en lieu et place d’un autre. La conduite de l’éducateur est pour lui un non sens. La violence est la seule issue pour échapper à la captation imaginaire. En mettant en jeu le corps en ses limites, il manifeste qu’il n’est pas celui qu’on croit qu’il est et contraint l’éducateur à en tenir compte.

Les éducateurs décrivent aussi une violence d’assignation. Elle se développe lorsque, sans même connaître l’adolescent, ils ont, le concernant, des informations péjoratives à son propos. Ils construisent, à leur corps défendant parfois, une représentation négative, mélange de méfiance et de suspicion, dont ils ne parviennent pas à s’extraire. Léa appelle ce phénomène « l’étiquette » et constate qu’il détermine largement les attitudes : « L’étiquetage, je crois que ça influe sur nos pratiques, ça leur donne pas beaucoup d’espace (aux adolescents) pour se montrer autrement ». Elle ajoute: « J’ai envie de dire : il y a déjà des condamnations qui se font, qui s’inscrivent en moi ». La source de la violence provient de l’impossibilité de voir l’autre en lui-même. Avant même d’avoir agi, il porte les stigmates de sa réputation. Cet « étiquetage » est particulièrement péjoratif lorsque les éducateurs ont l’information de comportements sexuels déviants. Ecoutons Chantal : « Les gamins qui sont agresseurs sexuels, ça ça renvoie… c’est affolant l’image que peut avoir… J’suis sûre qu’un moment j’l’ai eu ce que ça renvoie. Et moi je suis sûre que le regard qu’on porte sur ces gamins peut être générateur de violence, les maintenir dans le rejet ». Nous touchons là les limites de la possibilité d’éduquer. Nous entendons au sens littéral la formulation de Chantal : « C’est affolant » signifie que ça rend fou. Et ce qui rend fou, ce n’est pas l’adolescent, c’est l’image que l’on a construite de lui, Chantal dit bien « C’est affolant l’image qu’on peut avoir ». L’image princeps, l’image archétypale du violeur se superpose à l’adolescent réel. Comment alors éduquer s’il est impossible de développer un minimum d’empathie, un minimum d’ouverture è la reconnaissance de l’autre ? Comment ne pas rejeter celui dont les conduites heurtent si profondément la conscience qu’elles génèrent des représentations qui rendent fou ? La violence est alors inscrite à l’aube même de la rencontre : « La condamnation », dit Léa, « est déjà inscrite en moi ». Est-il possible de s’en déprendre ?

La qualité de la contribution de nos interlocuteurs amène une dernière réflexion. En effet, énoncer que les positions de toute-puissance, que les aspects non résolus des conflits infantiles ou encore que les représentations péjoratives que l’on se fait d’autrui génèrent de la violence, peut paraître bien banal, relever du sens commun, voire du truisme. Et pourtant lorsque nous l’entendons, lorsque réécoutant nos entretiens nous en prenons notes, il nous apparaît que ces éléments ont une importance particulière. Pourquoi ? Parce qu’ils sont énoncés en nom propre. Chantal nous fait en quelque sorte toucher du doigt l’extrême difficulté d’être éducateur avec des adolescents agresseurs sexuels, par son énonciation même. Elle ne peut pas, à proprement parler, formuler la représentation affolante, ses phrases sont hachées, les métaphores échappent, les mots lui manquent. Et que dire de la violence vécue, inscrite en Colette et qu’elle sublime pour comprendre et faire comprendre la force et la dangerosité de l’aliénation aux conflits d’enfance ? Il nous est ainsi donné à voir une des facettes de l’engagement de l’éducateur. Accepter de connaître, de reconnaître et de penser ce qui, dans les moments les plus difficiles, les plus douloureux parfois de l’exercice de son métier, lui appartient en propre et, partant, ne pas sombrer dans la répétition.

Force est de constater que cet engagement n’est pas le lot commun et que, plus fragiles ou moins téméraires, certains s’en abstiennent et peuvent rester avec leurs illusions. Ainsi de Marc pour lequel toutes ces questions n’amènent qu’à un « peut être… Peut être que dans certains cas on peut déclencher ça (la violence NDR) mais je crois pas. Je crois pas qu’une relation éducateur jeune peut déclencher la violence. Déjà le jeune est là (dans l’établissement) c’est pas par hasard ».