3.2.6.1. L’éducateur régulateur.

Il met en avant la question des règles. Pour lui, la violence, est avant tout un défi à l’ordre, une mise en danger de l’institution attaquée dans ses principes et dans son organisation, garants du vivre ensemble. Sa mission est la restauration de cet ordre perturbé. Son discours est celui du rappel des règles, son action a pour objectif le retour à la normale : « Toute violence doit être réprimée » (Sophie) ; il importe de « ne rien laisser passer » (Colette). L’éducateur régulateur s’investit dans cette mission. Sa fonction consiste à « mettre des limites » (Virginie) ; il convient de se faire « un point d’honneur à porter le règlement, le cadre » (Clara). La violence n’est pas seulement une provocation envers lui, elle est un défi à la société toute entière, sa manifestation menace l’ordre du monde. Elle appelle, en retour, un rappel des règles et des limites et, si cela s’avère insuffisant, une intervention de la hiérarchie (faire appel au chef de service) voire, si cette dernière faillit, de la justice : « Je vois que la justice. Puisque ma parole n’a pas été prise en compte et que l’institution ne lui a rien dit (à son agresseur ndr) » (Virginie). L’éducateur s’identifie totalement au rôle de garant du cadre façon gardien de l’ordre. Virginie qui, au cours d’un conflit, envisage de « laisser tomber », se ressaisit bien vite : « Je me suis dit mais t’es bête ma pauvre fille parce que non, t’es quand même là pour mettre des limites et on fait pas tout et n’importe quoi ». Son action est tout entière tournée vers l’objectif de faire respecter les règles, car toute violence est susceptible de les mettre en péril. Cela semble avoir une telle importance que le discours se développe avec emphase. Le terme de « règlement », par exemple, dont le non respect est bien souvent à l’origine des conflits, semble insuffisant. Les éducateurs, surcharge symbolique, utilisent celui de loi, qu’ils manient volontiers de façon majuscule, la LOI. Qui vole un œuf vole un bœuf, dit le proverbe ! Qui refuse de mettre le couvert enfreint la LOI, répond en écho l’éducateur. Dans cette perspective, toute violence est une transgression majeure et l’éducateur, héraut de l’ordre du monde, identifié à la mission de le dire, de le maintenir et de le défendre, investit une double fonction : sémaphorique, il dit la règle, et héroïque, il la défend. Son vocabulaire privilégié met en lumière la nature de cette double fonction. « Renvoyer », « repousser », « réprimer », « porter », « résister », « cadrer », tous ces verbes d’un emploi fréquent, attestent de cette volonté d’occuper le terrain, de tenir une position fixe à laquelle la violence s’attaque et qui doit être défendue, préservée. La posture éducative est immuable, intangible. Rempart contre le chaos que la violence s’emploie à générer, l’éducateur, véritable statue du commandeur, lui oppose « le respect du cadre », « la réalité », « le règlement ». Comment s’y prend-il ? En donnant l’exemple. Dire la règle, la faire respecter ne suffit pas et il se doit d’en être lui-même le témoignage vivant, l’incarnation. Eric en exprime tout à la fois la noblesse et la difficulté : « J’estime que nous on doit… Enfin à partir du moment où on est éducateur, on est auteur de leur système éducatif. On est censé montrer l’exemple et je me dois évidemment d’être encore mieux que ce que je demande aux jeunes. (…) J’essaie dans ma vie personnelle d’avoir certaines lignes de conduite, des valeurs de base. J’essaie d’être droit ». Cela étant, l’héroïsme corollaire à cette position n’est pas une sinécure ! Et versus de ce vocabulaire à la fois moral et guerrier, l’éducateur régulateur « endure », « subit », « rame », parfois même intègre « l’intolérable » : « On vit des choses anormales, mais on les vit tellement souvent qu’on finit par en faire une norme, la violence devient ordinaire » (Véronique). L’image qui vient, à l’écoute de ce discours est celle du policier. Dans ses attributs symboliques, l’uniforme séduit voire impressionne : il dit la beauté immobile et sereine d’un monde d’ordre et de paix. Mais la réalité prosaïque de son métier est aussi celle des manifestations au cours desquelles il subit les avanies de la foule en colère, et où, loin de l’icône fière et sereine que donne à voir son image, il endure, sous les pavés, les effets de leur ressentiment. (L’ordre de la charge viendra tôt ou tard le libérer de la tension, ce qui, pour les éducateurs n’est pas, d’évidence, légitime). L’éducateur régulateur endosse tour à tour ces deux visages, arc-bouté sur sa fonction de « gardien du cadre » il bataille avec les aléas que la violence lui fait subir.

Il n’ignore cependant pas que la violence peut être l’expression d’un malaise, d’une détresse, il considère volontiers qu’il est nécessaire d’en parler, d’agir pour résoudre les problèmes qu’à la fois elle révèle et pose. toutefois, il n’imagine pas que ce travail puisse s’effectuer dans et par le conflit. Il envisage de s’en saisir ailleurs, plus tard, une fois les choses rentrées dans l’ordre. Il est, dans les situations de violence, totalement absorbé par la perturbation qu’elle génère et, dès lors attaché à trouver les moyens d’un retour à l’homéostasie. Il considère que la résistance qu’il oppose à la violence participe de l’éducation en cela qu’elle contribue à « les faire prendre conscience de la réalité en leur renvoyant le miroir de ce qu’ils sont » (Clara). Il a la conviction que « sa » réalité est « La » réalité, et que, dans « La » réalité « on ne peut pas faire tout et n’importe quoi » (Virginie). Son action vise à en faire prendre conscience aux adolescents car comme le dit Marc, « ils ne se rendent même pas compte de ce qu’ils sont ». Se reprenant, il corrige : « de ce qu’ils font ». Pourl’éducateur régulateur, l’établissement dans lequel il exerce est à la fois un laboratoire et un microcosme du monde réel, de « La » réalité. Sa fonction est d’en apprendre le modus operandi à l’adolescent : l’alpha en est le respect des règles. En atteste l’omniprésence de l’usage du terme d’institution pour qualifier l’établissement. Cet emploi témoigne de la mise en avant de la fonction organisationnelle. En effet, le terme d’institution, s’il s’emploie « par métonymie pour (désigner) un établissement privé d’éducation et d’instruction », possède « un emploi absolu désignant les structures organisées qui maintiennent un état social» 371  . Il s’agit bien de cela. L’institution maintient l’état social en recevant ceux qui sont susceptibles, par leurs conduites asociales, de le menacer, et ses acteurs professionnels sont les agents en charge d’éduquer à cet ordre social. L’éducateur régulateur est un intermédiaire entre la réalité du monde et de ses règles et l’adolescent que ses conduites rendent incapable de s’y mouvoir, d’y évoluer. Il s’investit dans la mission de représenter transitoirement cette réalité afin d’amener l’adolescent à l’intégrer.

Notes
371.

Rey, A. Dictionnaire Historique de la Langue française, op. cit.