3.2.6.2. L’éducateur maïeuticien.

Pour lui, la survenue de la violence est une opportunité. Sa conviction est que la violence ouvre la voie à un travail éducatif sur des problèmes essentiels qu’elle seule révèle. Bonne ou mauvaise, la violence est : « La violence ça peut être quelque chose de très négatif comme de très positif. Je crois qu’elle n’entre pas dans ces catégories. (…) Elle peut être positive quand ça permet d’exprimer quand ça permet d’être compris… Ca permet de calmer…Et on peut travailler, ça peut donner matière à travailler aussi. Une fois que les choses sont libérées, on peut travailler on peut faire, on peut… Oui c’est très positif » (Annie). L’objectif éducatif n’est pas de la faire cesser mais d’en faire quelque chose : « Dans certains cas elle est nécessaire, j’dirai même très nécessaire pour que les choses arrivent à se débloquer. (…) Ca va débloquer les situations, ça va donner une bonne dynamique oui… Les places de chacun vont être changées » (Roland). Il est convaincu de l’utilité du conflit : « Dans le conflit, on fait naître, on fait renaître quelque chose. Vous voyez ce que je veux dire ? Quand on voit qu’un gamin il a un potentiel en devenir, j’appelle ça en devenir, il sait pas ce qu’il a en positif. Nous, dans le conflit, on fait ressortir le côté positif, même dans le conflit on peut y arriver. Ce qu’il faut c’est pouvoir gérer ce truc là et ne pas se laisser anéantir. (…) Si on arrive à trouver le fil d’Ariane, alors dans le conflit on le gère et c’est là qu’il sort quelque chose de bon » (Madeleine). La maïeutique, du grec maieutikê (art d’accoucher) est le qualificatif par lequel Platon désigne la méthode d’enseignement de Socrate. Il s’agit de pousser ses élèves à rechercher en eux-mêmes la vérité, d’approcher, par delà les chemins convenus, leur propre vérité. Il nous semble que la démarche des éducateurs est analogue : il y a dans la violence à apprendre de soi, sur soi, par soi. Il y a, à la fois révélée et dissimulée par elle, une vérité essentielle du sujet, qui peut, pour peu qu’on l’y aide, peut lui devenir consciente : « pour moi, lorsqu’ils sont violents, ils s’expriment, à nous de déchiffrer » (Véronique). La violence a un sens qu’il faut d’abord mettre au jour pour pouvoir, dans un second temps, aider, enseigner le sujet à agir autrement. l’éducateur doit « faire toucher du doigt au jeune ce qu’il engage de lui-même » (Madeleine), et, partant, « travailler la violence » pour que le jeune découvre en lui-même d’autres moyens d’action sur le monde pour pouvoir se dire : « Si l’on veut l’aider à développer ses propres stratégies, il faut bien que la violence sorte et que je me barre pas en courant et que je me confronte à elle et après il y a tout un travail de fond qui se fait » (Lucie).

Dès lors l’action éducative se déroule dans l’accompagnement. Il convient de rechercher « la bonne distance » (Lucie), d’être capable de jouer efficacement du contrôle de soi « ne pas blesser, ne pas aboyer » (Madeleine), mais aussi de ne pas rechigner à « l’affronter » (Lucie), si nécessaire, ou bien, par une action « spectaculaire, à la prendre à contre-pied » (Lucie). L’éducateur doit aussi conserver sa capacité de penser, sa lucidité et sa créativité pour adapter son attitude en fonction des objectifs éducatifs, être en capacité d’évaluer, dans le conflit lui-même, ses capacités d’action. Pour cela, « dans l’action j’ai un temps de pose. Ca va très vite mais c’est comme si je m’asseyais et réfléchissais, je me détache de la situation et je me dis oh là là, qu’est ce qui se passe ? Comment j’vais faire ? Où j’vais ? » (Roland). La décision, dans l’action, reste centrée sur le sujet : « On choisit alors d’aller au bout, ou de lâcher prise » (Madeleine). Cela étant « c’est très difficile de lâcher prise, intellectuellement, on le comprend mais de le mettre en œuvre c’est très difficile » (Madeleine). La capacité « à lâcher prise » est très caractéristique de la pratique des éducateurs maïeuticiens, elle exige d’abandonner les enjeux narcissiques (gagner ou perdre) pour penser dans l’action l’intérêt du jeune. Cela nécessite d’identifier ses besoins et ses possibilités, au plus fort du conflit. Revenant sur ses expériences de débutante, Annie explique la difficulté de cette posture : « quand j’étais jeune éducatrice, mon souhait c’était qu’il n’y ait pas de conflit, que les soirées se passent bien et que surtout ils ne viennent pas m’embêter avec ce genre de choses (la violence NDR), parce que ça me faisait peur, j’avais peur de ne pas y arriver. (…) J’ai grandi, j’ai mûri, j’ai mûri…(…) J’ai fait l’expérience de ne pas y arriver, ce n’est pas un échec ». De plus, s’il n’y a pas d’intérêt, pour l’adolescent, à poursuivre dans le conflit, il convient d’y mettre fin. Ce qui est plus facile à dire qu’à faire ! Le « lâcher prise » n’est pas une démission, c’est le choix de l’opportunité ou non de poursuivre le conflit. Il faut savoir dire non, dire stop. Et le respect par le jeune de ce « non » vient de l’engagement qu’il contient : « Je vois la violence des jeunes actuellement, c’est qu’on a pas su leur dire non. Mais pas un non violent, pas un non agressif, pas un non… Mais un non –où j’allais dire où l’adulte s’engage. Il y a un engagement dans le non. (…) et on le voit très bien dans le corps ! Vous avez des gens qui disent non en reculant…Vous parlez d’un engagement ! » (Madeleine). Cet engagement et cette conviction sont déterminants dans la capacité d’agir dans les situations de violence. Lucie ira jusqu’à dire, questionnée sur les ressorts de l’efficacité de ses conduites lorsqu’elle décide de mettre fin à une situation de violence : « Ca marche parce que j’y crois ».

La préoccupation de normalisation est présente dans le discours des éducateurs maïeuticiens, l’objectif est bien d’amener l’adolescent à renoncer à l’usage de la violence, « je suis là pour t’aider à faire autrement » (Roland), mais cet abandon passe par l’expression de la violence, par « l’accompagnement dans la colère » (Roland). Renoncer à la violence est un travail. L’éducateur conduit un processus qui ne se réduit pas à une confrontation, fusse-t-elle aménagée, avec les règles, il accompagne d’adolescent dans un voyage au cœur même de sa violence.

Le discours des éducateurs maïeuticiens est descriptif. Il porte sur des compétences, et des savoirs faire : l’art de la bonne distance, l’intuition des situations, le contrôle de soi, l’analyse situationnelle des enjeux, la capacité d’agir. Les maîtres-mots en sont « conviction », « engagement », « respect », « écoute », « compréhension ». Un vocabulaire fort différent que celui des éducateurs régulateurs. L’univers sémantique est celui de la relation, il se différencie de celui, volontiers guerrier, de l’éducateur régulateur qui évoque distance, séparation. Ces deux discours sur l’action, par certains côtés, s’opposent. A la fonction sémaphorique, s’oppose celle d’accompagnement, de proximité ; au discours sur les règles, au rappel des lois, un discours qui privilégie la recherche du sens ; à l’héroïsme figé du gardien des normes, la souplesse du stratège ; à la volonté de retour à l’homéostasie, celle de conduire un conflit dynamique. L’éducateur régulateur dit à l’adolescent ce qu’il doit faire, l’éducateur maïeuticien fait avec l’adolescent le chemin qu’il peut faire. Eternel dialogue de Créon et d’Antigone ! Difficulté essentielle des éducateurs qui sont alternativement dans un positionnement puis dans l’autre. Sisyphe et son rocher !

Ces modèles dessinent deux modèles de posture dans l’action. La position iconique d’une part, la position stratégique de l’autre. Dans la première, l’éducateur incarne les règles, sa conduite comme son discours en sont des manifestations vivantes. Il est, dans ses attitudes, redondant de son discours. Il dit et montre tout à la fois ce qu’est le monde en ses règles. Il est en conformitéavec son éthique et avec ses valeurs. La relation qu’il entretient entre sa pragmatique et son éthique est symbiotique. Dans la posture de l’éducateur maïeuticien, il y a une distance. Son action est stratégique, il ne recule pas devant la mise en scène : « Le cirque, il m’est déjà arrivé de monter sur la table quand dans un repas les ados font n’importe quoi. Le spectaculaire avec les ados, ça marche bien. Ou les choses à contre sens, à contre-pied plutôt » (Lucie). S’il juge que cela peut contribuer au processus, il compose, il apprécie, il contourne, voire il dissimule : « J’avais rien dit des arts martiaux quand je suis arrivée » (Madeleine). Il n’est pas conforme à ses valeurs, à son éthique, il les sert.