3.2.6.3. L’ éducateur virtuose.

Pour lui, la violence est une curiosité. Ce terme est à entendre dans son emploi fort : la curiosité est un désir de connaître, une volonté de comprendre, mais aussi d’expérimenter. Il la perçoit comme un phénomène à la fois fascinant et dangereux. Il tente d’en comprendre les figures, les enjeux. Il s’intéresse à son maniement, et cherche, par l’expérience, à connaître les exactes limites de ses possibilités. Il éprouve une véritable satisfaction à savoir y faire.

Emmanuel, dont les propos nous ont souvent renseigné sur cette posture, fait allusion au métier de dompteur. Ce dernier ne cherche pas à faire d’un fauve un animal domestique. Lion ou panthère, l’animal l’intéresse précisément parce qu’il est sauvage, imprévisible, dangereux. Son art, consiste, et c’est sa grandeur, à composer avec l’aspect violent de l’animal, à comprendre son univers, à anticiper ses réactions. La comparaison,vaut, non pour les adolescents bien sûr, mais pour l’éducateur. A propos des conduites violentes, il s’intéresse plus à leurs modalités d’expression, aux figures et aux conditions de leur mise en oeuvre qu’il ne s’attarde sur d’hypothétiques pourquoi. La recherche des causes lui semble relever de la conjecture, il l’abandonne volontiers à d’autres spécialistes : « J’suis pas psy ! Et puis j’ai pas envie de pousser là dedans…j’entends bien ces choses là mais » (Roland). De plus, il est sans illusion sur sa disparition. « La violence est anthropologique. On tient ça depuis des millénaires, ça nous a façonné. C’est pour ça qu’on a du mal à la canaliser, à l’endiguer, à la civiliser, parce qu’on est pas mal primitif » (Emmanuel). Il reste convaincu du caractère fragile, éphémère de son action : « Je lui apprends à civiliser sa violence (mais ndr) l’individu reste quand même par essence spontanément dans la toute puissance » (Emmanuel). Ce qui le motive, et le mobilise, ce sont les figures de l’action, l’exercice virevoltant de son art de faire. Dès lors il observe, il est à l’affût de tout ce qui peut lui permettre d’appréhender les modus operandi, de construire les outils, les savoir faire qu’il lui faudra mettre en œuvre à l’apparition de violence. Il y a là tout un artisanat du maniement de l’humain.

D’abord, découvrir comment « ça marche ». Nous avons relevé l’importance de l’observation du moment qui précède le déclenchement de la violence. Cette fonction est constamment sollicitée. Elle est mise en relation avec d’autres observations, puisées ça et là dans des domaines différents. Il s’intéresse, par exemple, aux méthodes des policiers lors des prise d’otage. Il en déduira que « répondre à l’agressivité par l’agressivité, c’est une catastrophe, on le dira jamais assez » (Emmanuel), Ensuite, l’éducateur virtuose évalue constamment et précisément ses forces, ses moyens, ses limites afin de choisir les modalités de son intervention. Son attitude rappelle la proposition de Deligny : « Si tu es attaqué, pratique à la rigueur le jiu-jitsu qui est connaissance de l’homme avec la manière de s’en servir  372 ». Il pratique une évaluation prospective de ses propres conduites, de ses propres actions avec une question récurrente : en quoi mes attitudes, mon discours induisent-ils telle ou telle réaction chez autrui. Cette gymnastique, ce sont ses gammes. Ne jamais oublier que l’ « on induit énormément de choses » (Emmanuel) et savoir en jouer. Il évoque le fait que, si un adolescent menaçait de l’agresser physiquement, il réagirait par le rire parce que le rire désarme : « Ca c’est bon quelque part, ça désarme. Quand on dit que quelqu’un est désarmant. C’est quand même prodigieux, c’est chouette ce truc là. Ca on le trouve quand même dans toutes les situations (…) qu’est-ce que je veux de toi et qu’est-ce que je veux de moi et on voit que sans arrêt on induit ». Un gai savoir donc, mais longuement élaboré. Suivons son raisonnement. Il a décidé que jamais il n’interviendrait physiquement : non pour des raisons idéologiques, mais suite à la réflexion que lui permet son expérience. « Je me suis vraiment posé et je m’suis dit voilà, dorénavant je n’en viendrai pas aux mains moi dans les rapports d’autorité. (…) Ca m’a énormément rassuré moi de traiter le truc comme ça. C'est-à-dire avant je me rendais compte que je m’autorisais ce passage à l’acte physique. C'est-à-dire qu’à un moment (.) je suis intervenu : c’est moi qui aurais le dernier mot. Ca non. Car l’autre il veut avoir le dernier mot aussi et ça, ça finit en baston, et ça c’est angoissant pour soi, on ne sait plus où l’on va. Là, je sais où je vais : à un moment donné je m’arrête (…) et je gère le truc comme ça et ça marche bien parce que rarement j’ai besoin d’en arriver à ce point là. Déjà. Et du coup, toute mon intervention avant est plus posée, plus calme, moins angoissée. Je n’ai pas l’angoisse, j’fais un truc d’autorité, j’ai pas d’angoisse et, du coup, je transmets pas ça non plus. L’angoisse est extrêmement induite. (…) Pour moi c’est bien, ça dédramatise complètement le truc et ça marche. Ca c’est quand même important ». Ce passage met en lumière les éléments qui organisent la construction de l’action : analyse des émotions et compréhension de leur impact sur la situation.

L’éducateur virtuose n’oublie jamais qu’il se produit sur la scène d’une société. Lorsqu’il intervient l’éducateur régulateur s’investit dans la mission de faire respecter les règles, à son corps défendant parfois. Il y a une dimension de combat, de duel. Il est seul, du moins le pense-t-il. L’éducateur maïeuticien accompagne et soutient l’adolescent dans la recherche d’autres modalités d’expression de lui-même. Il s’engage dans le conflit, et, quoi qu’il en coûte, la conduit jusqu’à son terme. Dans ces deux positions, l’éducateur et l’adolescent (ou le groupe d’adolescents) sont, en quelque sorte, seuls au monde. Lorsque l’éducateur régulateur fait appel à la hiérarchie, c’est qu’il s’y sent contraint, qu’il a échoué dans sa régulation. L’éducateur virtuose lui, se situe toujours sur le théâtre du monde, il n’en oublie pas les ressources et joue avec maestria du dedans et du dehors, il n’est jamais enfermé dans la situation. « Moi j’ai une compagnie de CRS derrière moi si je veux (…) En dernier recours, la société a prévu ça. Trouble à l’ordre public. Dangerosité, force publique ? » (Emmanuel). Ici encore la métaphore du dompteur est sous-jacente : il y a toujours dans la cage une zone de sûreté, il ne perd jamais de vue les itinéraires de sortie. Mais suspendre n’est pas renoncer : « on en viendra pas aux mains mais c’est pas toi qu’aura le dernier mot. De toute façon ce soir peut être mais t’auras pas le dernier mot » (Emmanuel). Cette capacité à penser l’action sans perdre de vue les ressources potentielles de l’environnement, libère l’éducateur de l’angoisse de l’échec. « J’ai décidé que jamais je n’en viendrai aux mains. Cette attitude est stratégique, mais c’est comme ça que moi je la vis le mieux (la violence ndr). (…) Avant je me donnais un ultimatum, un défi, il fallait que j’y arrive, donc il y avait une angoisse. Maintenant non. Quelque part, je suis beaucoup plus fort, beaucoup plus calme… Avant, la peur s’en mêlait  » (Emmanuel).

Libéré de l’angoisse, sûr de sa partition, ayant affûté ses gammes, il est alors disponible pour l’action. Il privilégie le contact corporel. Mais loin du contact obligé de la confrontation, il met en oeuvre un contact d’apaisement, de dérivation : « Il faut toucher les gens. On est animal, on a des messages qui sont vraiment animaux. Quand quelqu’un vous touche, on sait tout de suite si c’est…Quelle intention il y a derrière, ça se sent ça » (Emmanuel). Ou bien encore : « Quand je sépare les gens, il y a une espèce de contenance bienveillante, amicale. On touche quelqu’un. On touche mais c’est jamais brutal : viens, viens je vais t’expliquer un truc ». Au reste, joignant le geste à la parole, Emmanuel, à ce moment de notre échange, se lèvera et mimera le toucher apaisant qu’il met en œuvre. La condition de l’efficacité de ce toucher est la vérité de l’intention profonde de l’éducateur, « on sait tout de suite quelle intention il y a derrière »(Emmanuel). Celle-ci est bienveillante et se manifeste par une volonté d’apaisement : « J’ai pas envie qu’ils se fassent du mal, déjà ça. Et ça je crois que ça se sent. En intervenant, j’veux dire on intervient pas comme ça, boum. Il y a une manière d’intervenir. Moi à chaque fois que j’ai séparé des gens, jamais l’agressivité ne s’est retournée contre moi. C’est quand même curieux ça ! Il faut quand même témoigner de ça ! » (Emmanuel).

L’éducateur virtuose joue aussi avec le temps, joue aussi du temps. Il est curieux du rythme, des pauses nécessaires, il cherche la bonne mesure, il expérimente le temps d’autrui dont il fait un usage savant. « Prendre du temps. Mais pas trop non plus, y a un rythme. Je m’enferme pas dans un tête à tête –boum boum- Il faut pas oublier que l’autre il faut lui aménager des plages. Il va pas comme ça perlaborer tout de suite, il faut lui laisser du temps. Donc on tourne les talons et on revient. Il y a un feeling à sentir, il y a une plasticité qui ne veut pas dire être mou, non, il faut garder une consistance. L’autre a besoin de savoir qu’il y a quelqu’un en face » (Emmanuel). Tout un art disions-nous ! Et cet art, s’il est fait de réflexion sur soi, d’élaboration permanente de ses savoir faire, s’il fait usage de théories parfois sophistiquées, s’enracine avant tout dans l’intuition, dans le corps. Il y a, dans le discours de l’éducateur virtuose, une mise en avant des sens caractéristique. La perception tout d’abord : « Percevoir ce qui est subliminal », « avoir l’intuition », le feeling » « sentir », puis les sens actifs : « voir », « écouter », « toucher » sont les maîtres mots. Ils évoquent tout à la fois le talent, les qualités, et l’entraînement. Au reste, « gérer le conflit ça s’apprend mais il y a des gens doués qui sentent » (Emmanuel).

Emmanuel est l’un des seuls qui ne nous ait pas décrit d’épisode violent. Nous pensons qu’il n’en a jamais subi l’épreuve. Habile à dériver la violence, il sait la circonvenir avant qu’elle se déclenche. Le virtuose survole la question. Sa limite ? Il ne se bat pas pour faire accoucher l’autre à d’autres voies d’expression de lui-même. Il déjoue sa violence et cela lui convient.

Ces trois figures mettent en évidence des logiques d’action que nous pouvons résumer de la façon suivante : pour l’éducateur régulateur, l’aspect de trouble, d’atteinte à l’ordre social est mis en avant dans la violence. Il se pose alors, contre la violence, comme gardien de l’ordre. Il considère que sa mission éducative vise à permettre à l’adolescent d’intégrer les règles sociales. Son action, rappel des règles, confrontation, sanctions, vise à faire cesser la violence à rendre possible le retour à l’ordre des choses. Sa posture, à la fois sémaphorique et héroïque le conduit à s’identifier à la demande d’ordre qui émane de la société et à aménager, pour l’adolescent, un accès à cet ordre.

L’éducateur maïeuticien prend prioritairement en compte l’aspect d’expression de malaise, d’incapacité à trouver le bon usage de soi, le bon usage du monde que la violence manifeste. Elle est une mauvaise réponse à de bonnes questions. Il considère que sa mission est d’en accompagner l’expression pour que se révèle, à l’adolescent lui-même la question qui la génère. Il s’y confronte dans l’objectif de permettre à l’adolescent de découvrir de nouvelles stratégies pour agir sur le monde. L’éducateur, n’est dans cette perspective, jamais autant éducateur que dans l’accompagnement de la violence. Pour ce faire, tout lui est bon : la confrontation, mais aussi la ruse, la mise en scène, l’autorité la plus sèche. Il choisit les modalités de son faire en fonction de sa situation particulière et juge s’il est utile ou non de poursuivre dans le conflit.

L’éducateur virtuose retient dans la violence, sa dimension ordinaire incontournable, évidemment et banalement humaine. Son objectif est de l’apaiser et, pour cela, il s’emploie à la circonvenir, à la déjouer. Il développe un art de faire complexe et sophistiqué mélange d’observation, d’intuition, de sollicitude, de ruse aussi. Il entend la faire cesser parce qu’elle épuise

Notes
372.

Deligny, F. Graine de crapule, op. cit. p 26.