3.3.1. Le cheminement théorique : du bon usage des savoirs.

3.3.1.1. Théories publiques, partagées, intimes.

L’analyse des rapports de synthèse a mis en évidence l’usage presque exclusif de références issues de la psychanalyse. Nos échanges avec les éducateurs apportent d’autres éclairages. Si pour quelques-uns la conceptualisation est riche, complexe et nuancée, pour le plus grand nombre cependant, la réflexion s’exprime dans l’univers de la doxa, du sens commun. La construction théorique est largement idiosyncrasique et emprunte pèle mêle aux lectures, aux échanges, à l’intuition et à l’expérience. Peu d’éducateurs mettent au travail, dans leur réflexion, des concepts psychanalytiques pas plus qu’ils n’utilisent, pour la conduire, de terminologie « savante ». A quelques exceptions près, elle est réservée aux écrits. Il faut se rendre à l’évidence, il y a loin de la théorie écrite à la théorie mise en oeuvre. . Cette distance, ce gouffre parfois surprend et interroge : comment l’interpréter ? L’analyse des usages théoriques met en lumière leurs multiples fonctions en premier lieu celle, stratégique, de convaincre. Replaçons les écrits dans leur contexte. Destinés au magistrat ordonnateur de la mesure de placement, ils ont pour objectif de transmettre des éléments susceptibles d’aider à la décision : poursuite ou non du placement, changement d’orientation. Cependant, si la décision revient au magistrat, l’éducateur, en charge du jeune au quotidien, a le plus souvent sa propre idée sur la question ! Son écrit est construit de façon à conduire le magistrat à adopter le point de vue que son rapport suggère. Dans cet objectif, l’usage de théories « savantes » est stratégique. Il donne à l’écrit une légitimité de nature scientifique. En produisant une analyse serrée des conduites et de la situation du jeune, en la formulant dans un vocabulaire châtié, l’éducateur la hisse au niveau d’un discours d’expert en sorte qu’il renforce la légitimité de ses conclusions. La théorie est ici un instrument pour convaincre et non un instrument pour penser. Des usages similaires se retrouvent dans d’autres écrits notamment les projets pédagogiques, les projets éducatifs, bref dans la littérature « officielle » des établissements. Il s’agit en définitive de théories publiques. Force est de constater qu’elles ne suscitent qu’une réflexion évanescente chez les éducateurs. Il ne s’en est trouvé aucun pour les citer parmi leurs outils de travail. Seul le règlement semble être, pour certains, d’une réelle utilité. Son caractère conceptuel n’est cependant pas avéré.

Tout autre est l’usage des théories partagées. Nos interlocuteurs l’ont tous répété, il est indispensable, lorsqu’ils ont été confrontés à une situation violente, de « reprendre ça en équipe ». Cette reprise permet avons- nous dit, de désinsulariser l’évènement, de le socialiser, de restaurer l’éducateur dans une humanité dont, parfois, il a été amené à douter. Elle a lieu dans la réunion d’équipe. Le déclenchement de la violence, et de façon maximum lorsqu’il y a confrontation physique, constitue l’expérience d’une désagrégation des usages sociaux. Ces derniers se matérialisent dans des codes puissamment ancrés en chacun. Ils sont au fondement des transactions humaines, de la poignée de main que l’on échange, aux vêtements que nous choisissons selon les circonstances, toutes nos activités sociales, toutes nos conduites sont codifiées, connotées disait Barthes. A travers les codes qu’ils échangent, les interlocuteurs repèrent en permanence leur position les uns par rapport aux autres dans leurs interactions. Le passage à l’acte violent les fait exploser ; nous en voulons pour preuve le sentiment d’incrédulité qui s’impose à l’éducateur. A proprement parler, il n’y croit pas car il est privé des repères fournis par les codes. Dans les situations extrêmes, nous en avons eu l’exemple dans les récits traumatiques, ce sont tous les codes de relations aux autres qui sont invalidés et le sujet ne sait alors plus qui il est ne sachant plus comment être. Pour retrouver place parmi les autres, ces codes doivent être restaurés, ré-institués. La réunion d’équipe est le rituel de cette restauration. Décrire l’évènement, s’assurer de la compréhension bienveillante de ses pairs, vérifier que l’expérience n’est pas isolée, puis tenter de comprendre en constitue le premier tableau, complété par un échange sur les valeurs qui refonde le pacte éducatif commun. Après, et seulement après, viennent la réflexion critique à propos de la conduite de la crise et les propositions d’action. Ce scénario, pour se dérouler, a besoin d’un médium : la théorisation remplit cette fonction. Elle est l’objet commun par lequel se construit l’intelligibilité des évènements et ce par quoi le sujet, mis à mal par l’épreuve, se restaure parmi ses pairs. Elle permet de renouer avec l’activité de penser en commun, elle constitue une expérience de normalité partagée et réintroduit, dans l’exercice de la professionnalité (décrire, expliquer, interpréter sont pour les éducateurs des activités professionnelles) celui que l’expérience de la violence a isolé. Ce travail s’effectue dans et par la parole. Pour autant, n’importe quelle parole n’est pas à même d’opérer. Le pire, nous ont affirmé plusieurs de nos interlocuteurs, est de ne pas comprendre. Elle doit s’appliquer à construire une intelligibilité : c’est, par conséquent un discours à visée de théorisation qui est attendu. Mais il participe d’une refondation collective, il ré-institue la communauté éducative. Aussi il doit être construit par tous et appropriable par chacun. La théorisation doit être ici fédérative ; presque oecuménique. Ses contenus et ses références doivent être reconnus de tous, elle est le commun dénominateur de la pensée collective. Cette théorie partagée est néanmoins insuffisante à remplir les fonctions de restauration et de normalisation. Nous avons longuement cité le propos de Clara qui, à la suite des situations professionnelles difficiles, éprouvait le besoin d’un travail de théorisation pour déconfusionner son expérience. Il met en évidence que si le partage avec les pairs permet de re-socialiser l’expérience vécue, il ne permet pas d’élaborer la perturbation intime générée par la violence. La confusion, l’aveuglement nous ont dit certains, dans laquelle la violence précipite rend indispensable un travail d’élaboration plus intime. Il a pour objet de redevenir, par la pensée, auteur de soi même, il permet de se soustraire à la toute puissance des émotions, de se défaire de l’emprise, de subvertir la captation psychique qu’opère la violence. De la peur de mourir à l’angoisse impalpable qui semble imbiber l’atmosphère, toute une kyrielle d’émotions envahit le sujet. Il lui faut alors les identifier une à une, les relier à leurs sources, les situer dans l’expérience, en un mot les apprivoiser par le travail de pensée : comprendre ce qui s’est passé dans la situation de violence pour comprendre ce qui s’est passé en soi, pour se réapproprier l’événement. Cela fait, vient le temps d’imaginer des positionnements stratégiques pour l’action à venir. Alors, et alors seulement le travail de théorisation intime peut être considéré comme provisoirement accompli, jusqu’à ce que la réalité impose à nouveau sa mobilisation. Il y a, à la suite des expériences violentes, un cheminement théorique qui, par étapes, et selon des modalités diverses accompagne l’éducateur de la réaction publique à l’élaboration intime de l’expérience. La qualité et la nature du discours théorique diffèrent selon qu’il s’agit de l’usage public ou du colloque intime, singulier.