3.3.1.2. Théories explicatives et théories compréhensives.

Les constructions explicatives tout d’abord. Savantes ou pseudo-savantes dans leurs formulations, elles prétendent à l’objectivation. Elles se développent dans l’analyse et l’interprétation des conduites des adolescents et du fonctionnement de l’institution. Elles ne questionnent jamais les conduites de l’éducateur, elles sont des discours sur l’autre. Volontiers péremptoires, elles sont un exposé d’expert dont nous avons mis en lumière que, bien souvent, il se réduisait à des rationalisations et à des simplifications dogmatiques. Ce sont celles des rapports de synthèse mais leur emploi ne s’y limite pas. Elles s’appliquent à l’institution et remplissent alors une fonction de dérivation. Elles reportent sur l’institution les questions nées de la situation relationnelle violente qui n’ont pu être régulées : elles sont ainsi évacuées.Elles ont aussi une fonction protectrice en permettant au sujet atteint par l’épreuve de s’exonérer (momentanément) de la réflexion relative à son positionnement dans la situation. Ces théorisations ont des effets de désengagement, de distanciation. Si leur utilité se conçoit bien, leur usage systématique pose question. Leur limite tient à ceci : portant sur la conduite de l’adolescent, ou sur les manques supposés des institutions, elles produisent de l’intention. En ne prenant pas en compte ce que la situation engage de soi, elles ne sont pas dynamogènes. Elles ne peuvent féconder la pratique, soutenir l’adaptation des pratiques individuelles aux questions qu’impose la réalité Elles ne permettent pas plus de modifier la dynamique des institutions. Chaque épisode nouveau répètera un scénario identique au précédent. Et, ainsi que quelques-uns nous l’ont dit, « on n’y pense plus jusqu’à la prochaine fois ».

Les théorisations compréhensives sont situationnelles. Nous entendons par là qu’elle ne s’arrêtent pas à l’élaboration d’un discours sur l’autre mais embrassent la totalité de la situation jusque et y compris ce qu’il en est de soi. Lorsque l’une de nos interlocutrices développe, à l’origine de la violence, une théorisation qui prend pour appui la peur de l’autre, elle s’y inclut. Elle n’énonce pas seulement que la peur est à l’origine de la violence des adolescents, elle se pose la question de savoir si sa propre peur ne la conduit pas elle-même à générer des comportements violents. Mais elle ne s’en tient pas là, elle tire les conséquences les plus personnelles de sa réflexion et prend concrètement les moyens de ne plus être dominée par la peur. Ce cheminement théorique, conduit jusqu’à son terme lui permet de construire une pratique capable de contenir l’expression de la violence. Les théorisations compréhensives incluent au plus haut point le sujet théorisant.

Saül Karsz établit de la façon suivante la relation entre théorie et pratique : « Soit chacun pense à partir de théories (plus ou moins explicites), soit les théories (implicites) pensent à la place de chacun. La première démarche sert à analyser les pratiques, la seconde à les commenter » 373 . Les théorisations compréhensives entretiennent avec la pratique une relation supplémentaire. Par-delà l’analyse ou le commentaire, elles sont orientées vers l’action. Elles permettent d’en concevoir les modalités. Aux qualités d’intelligibilité et de perméabilité elles ajoutent celle, déjà mise en évidence dans la littérature, d’inspiration. C’est par elle que se fera le retour à la pratique qui, en définitive, leur donne leur pertinence. Longuement élaborés ou simplement formalisés, largement explicites ou fruit d’une intuition diffuse, leurs contenus importent moins que leur potentiel d’inspiration pour l’action. Cette qualité crée le lien de co-construction entre élaboration théorique et pragmatique.

Nous avons vu, pour quelques-uns de nos interlocuteurs, à quel point de sophistication leur théorisation était parvenue, nous avons vu, pour d’autres, à quel point elle était indigente. Cependant l’analyse des entretiens impose une évidence : cette distinction n’est aucunement pertinente pour ce qui concerne la capacité à travailler la violence, à travailler avec la violence. Nous avons rencontré des théoriciens subtils faisant état de difficultés presque insurmontables, et d’autres qui, munis d’un viatique sommaire, parvenaient à construire leur action. La ligne de partage ne se situe pas entre les théorisations complexes et les théorisations simplifiées mais entre l’usage de théories apprises et celui de théories éprouvées. Les théorisations explicatives sont de l’ordre du savoir, les théorisations compréhensives sont de l’ordre de la connaissance, elles sont élaborées au coeur de l’expérience.

Nombre d’éducateurs ont insisté sur l’importance des convictions. Leurs affirmations, parfois péremptoires, nous ont remis en mémoire les fortes allégations de Neill : « Ce dont nous avions besoin, nous l’avions, une croyance absolue dans le fait que l’enfant n’est pas mauvais mais bon. Depuis quarante ans maintenant cette croyance n’a pas changé, elle est devenue une profession de foi » 374 . Elles sont variées, et souvent contradictoires. Lucie, dont nous avons rapporté le récit haut en couleurs, est convaincue de l’existence de la violence fondamentale. Elle ne partage évidemment pas avec Neill le contenu de ses convictions, mais ils se rejoignent dans la certitude qu’elles sont à la base de la volonté d’éduquer. A la question de savoir où elles s’enracinent, nos interlocuteurs, avec un bel ensemble, ont répondu : dans l’expérience. Soit. Mais qu’en est-il de cette expérience, quelle relation entretient-elle avec la théorie ? Paraphrasant Jean Brichaux, 375 qui proposait de penser la compétence éducative plus en termes de savoir y faire qu’en termes de savoir faire, nous pourrions dire, à propos de la théorie qu’il s’agit plus d’un besoin d’y croire que d’un besoin de croire.

La nature de l’expérience qui convainc de la pertinence de la théorie est de deux ordres. Premièrement la théorie doit proposer les représentations congruentes aux éprouvés sensoriels et émotionnels. Deuxièmement, elle doit permettre à l’éducateur de penser son propre vécu existentiel. Eric, confessant son absence de formation et par conséquent le peu de sophistication de son énoncé théorique, dit qu’il « sent » les choses, qu’il « regarde » beaucoup et qu’il « réfléchit » à propos de ce qu’il sent et voit. Sa réflexion, se construit à partir des représentations sensorielles, des perceptions intuitives. Il parvient analogiquement à la conclusion que les relations entre éducateurs et jeunes sont d’ordre animal. Il emprunte alors à Lorenz et conclut que les relations entre jeunes et adultes « sont animales » et obéissent à un schéma « dominant-dominé ». Par conséquent, il prend une position de « dominant » pour pouvoir s’imposer comme éducateur. Sa théorie est pertinente en ce qu’elle propose des représentations congruentes à ce qu’il perçoit, qu’elle rend intelligible et cohérent l’ensemble de ses perceptions en situation. Il y croit parce qu’elle lui permet de penser ce qu’il ressent. Mais cela ne saurait suffire, l’activité théorisante se renouvelle dans l’expérience du quotidien, elle devient ordinaire au point d’être frappée du sceau de l’évidence. Elle est routinière 376 et sa pertinence, sans cesse sollicitée, est sans cesse vérifiée. Deuxièmementles éducateurs construisent et valident leurs théories à l’aune de leur vécu existentiel. Les exemples abondent dans les entretiens que nous avons conduits. « Le chemin je l’ai fait qu’ils font » nous a dit Lucie. Ce chemin est celui qu’elle a dû faire pour s’extraire de la violence, ce fut un chemin de recherche. En le parcourant elle a mis à l’épreuve les théories de la violence. Lorsqu’elle évoque celle de Bergeret, elle se l’approprie : « Je sais que j’ai en moi une violence fondamentale » dit-elle. Elle évoque un vécu existentiel qu’elle a identifié, distingué en elle et qu’elle a reconnu dans la théorie de Bergeret. Elle la met alors en travail et s’emploie, dans les situations violentes, à distinguer ce qui relève de l’agressivité, de la violence instrumentale ou de la violence fondamentale. Elle adapte ses modalités d’interventions en fonction d’un diagnostic éducatif étayé par sa théorie. A la violence instrumentale elle renverra une position d’autorité, à la violence fondamentale, une intervention de contention car, dit-elle, l’adolescent n’est, dans cette situation, plus « l’auteur de lui-même ». Capable de proposer des représentations congruentes aux ressentis, de donner sens à l’expérience existentielle de l’éducateur, sans cesse mise et remise à l’épreuve dans la réalité de la pratique, la théorie emporte la conviction. Elle est alors un véritable outil, mobilisé dans la compréhension des situations professionnelles et dans la s construction de l’action éducative. Partant de l’expérience subjective de l’éducateur elle est investie dans sa professionnalité. Les théories compréhensives relient à l’adolescent. Plusieurs de nos interlocuteurs, à l’exemple de Colette, postulent que, lorsque l’on prend conscience que le vécu de l’adolescent est proche de ses propres vécus d’enfance, « on n’a plus besoin de théorie ». Cette formule dit bien que les outils qui ont permis de perlaborer l’expérience sont d’un usage si courant qu’ils permettent, sans même avoir à se formuler comment, de bâtir la relation éducative. Ils construisent, par-delà l’empathie, la sympathie. C’est peut-être à cela que Neill donnait le nom d’amour. La théorie s’est effacée derrière l’évidence. Nous avions dit, à propos des précurseurs que leurs théories étaient habitées. Nos interlocuteurs aussi les investissent, les revendiquent et, quels qu’en soient les contenus, mettent leur pertinence à l’épreuve bien au-delà de la seule pratique professionnelle Passées et repassées au feu de l’expérience, trouvées créées au carrefour des ressentis et du vécu existentiel, elles les habitent littéralement et inspirent leur art de faire. Freud, dans sa préface à Aichhorn préconisait-il autre chose en demandant à l’éducateur de se soumettre à l’expérience de l’analyse avant d’en faire usage ?

Nous avons distingué les élaborations théoriques selon leur usage, public, partagé ou intime et selon leur nature, explicative ou compréhensive. La relation entre l’usage et la nature apparaît alors clairement. Les théories explicatives, privilégiées dans l’usage public, sont des élaborations distanciées impropre à rendre intelligible le vécu du sujet et impuissantes à inspirer l’action. Seules les théories compréhensives, forgées dans l’expérience, contiennent et inspirent. Reste un domaine intermédiaire, celui des théories partagées. Dans cet espace se jouent se déjouent, parfois même s’exaspèrent les conflits théoriques. L’usage massif des théories explicatives dans un emploi public (au sens où nous l’avons entendu) fait consensus : la permanence de leur emploi en atteste. Ceux de nos interlocuteurs qui nous ont permis d’entrer dans leur pratique théorique plus intime font largement usage de théories compréhensives : nous en avons retrouvé, chez tous, les caractéristiques communes. Dans l’espace partagé, là où s’échangent et se reprennent les évènements, le besoin de partage, de reconnaissance appelle des théories compréhensives. La demande de soutien, si souvent entendue en témoigne. Si elle est parfois satisfaite, et plusieurs parmi nos interlocuteurs l’affirment, d’autres regrettent d’en avoir été privés. Leurs termes sont forts : indifférence, manque de reconnaissance, alors qu’il faut, nous a dit Clara, «  tellement de courage pour faire ça ». Ils témoignent qu’à leur besoin n’ont répondu que des théories explicatives. Promptes à juger mais impuissantes à contenir la complexité de la demande d’élaboration de celui que l’expérience de la violence à atteint et parfois blessé. Seules les théories compréhensives accompagnent les processus de ré-humanisation.

Notes
373.

Karsz, S. (sous la direction de). 1992. Déconstruire le social, 1992, Paris,L’Harmattan, p 40.

374.

Neill, A. S. La liberté pas l’anarchie”, op. cit. p 22.

375.

Brichaux, J. 2001. L’éducateur spécialisé en question(s). La professionnalisation de l’activité socio-éducative, Toulouse, Erès.

376.

Ce terme n’est pas ici dans son emploi péjoratif mais souligne la dimension habituelle la périodicité répétée.