3.3.2. Ulysse a-t-il appris à devenir Ulysse ?

Ulysse est, dans la mythologie grecque, le type même du « héros à mètis ». En toutes circonstances il trouve, pour se sortir du danger ou pour parvenir à ses fins, des solutions ingénieuses. Qu’il s’agisse de résister au chant des sirènes pour échapper au naufrage ou de vaincre à la course Ajax, athlète bien plus aguerri, son talent fait merveille et son inventivité n’est jamais prise en défaut. Mais d’où Ulysse les tient-il ? Sa mètis est-elle innée ? Est-elle acquise ? Prudents, les Grecs considéraient qu’elle est une qualité si précieuse et si rare qu’elle n’est donnée qu’à quelques-uns et que ce sont les dieux qui, eux-mêmes, en décident. Ulysse tient la sienne d’Athéna 377 avec laquelle il entretient des relations privilégiées.

Nous avons reconnu, dans l’œuvre de Makarenko, cette mètis. Nous avons vu comment elle lui permettait de sortir de situations inextricables et rendait à nouveau possible la vie précaire et si souvent menacée de la colonie Gorki. Ruse, provocation, humour, coup de force parfois, tout est bon. Quelques-uns, parmi nos interlocuteurs, nous ont donné à voir une semblable intelligence. Lucie n’hésite pas à grimper sur les tables au milieu du chahut. Elle constate d’ailleurs que « le cirque avec les ados : ça marche ». Encore faut-il oser le faire, et le faire au bon moment ! La limite est mince entre le ridicule et la mise en scène qui permet d’atteindre au but. Rappelons la formule de Philippe Harlé 378 selon lequel « la différence entre un tour de force et un tour de con, c’est le résultat ». Madeleine ne fait pas état de ses talents de karatéka et joue de la surprise quand elle juge utile de les mettre en œuvre. Annie, un couteau sur l’abdomen, trouve les mots justes qui désarçonnent son agresseur, Emmanuel désamorce la violence par sa virtuosité virevoltante. D’autres encore, dans les difficultés, mobilisent leur intelligence, leur intuition, leur expérience de façon telle qu’ils trouvent les mots, les gestes, les attitudes qui permettent une issue à la situation de crise.

Nous ne saurions réduire les savoir-faire éducatifs à cette seule forme d’intelligence, néanmoins, nous constatons que leur description est absente dans les récits des régulateurs. Ces derniers, s’appliquant au rappel des règles dans l’objectif du retour à l’ordre, ne favorisent pas le déploiement des jeux de la mètis. Force est de constater qu’ils prêtent flanc à la violence, et que, bien souvent, ils la suscitent et la provoquent. Est-ce à dire que les éducateurs maïeuticiens ou virtuoses n’exercent pas les fonctions de régulation ? Nous ne le pensons pas. Ils les exercent aussi. Avec autorité. L’autorité, au sens où nous la reconnaissions chez les auteurs canoniques, et dont nous empruntions la définition à Gadamer, s’applique à leur savoir-faire. Leur engagement à travailler la violence, les a conduits à se penser en situation. Ils en ont tiré des enseignements quant à leurs postures et à leurs discours. Ils ont analysé, leurs possibilités, leurs forces, leurs faiblesses, leurs limites. Ils ont décidé de se rendre capables d’éduquer dans la violence. Aussi, lorsqu’ils décident d’intervenir en régulateurs, ils le choisissent : « on choisit de poursuivre ou de lâcher prise » dit Madeleine. Ils ne se sentent pas menacés dans leur autorité. Elle se conquiert ailleurs, ils l’ont conquise ailleurs : « On n’aboie plus »ajoute-t-elle. Ils font autorité car ils savent ce qu’ils font, pourquoi ils le font et qu’ils s’appliquent sans cesse à perfectionner leur « savoir y faire ».

Au cours de notre rencontre, Roland a longuement évoqué sa motivation à devenir éducateur précisément pour apprendre à se confronter à la violence. Il conclut ainsi son commentaire : « Finalement, ça n’est pas si difficile que ça ». Lorsqu’il débute,il est plein d’appréhensions, habité par la peur et « pas préparé », par sa formation, à ce qui va lui arriver. Il se lance cependant et trouve ses marques, apprend à sentir, à anticiper, à intervenir. Il découvre son style propre et, petit à petit, sa mètis se révèle à lui. Nous avons évoqué, en construisant le portrait de l’éducateur maïeuticien, le travail mis en œuvre pour pouvoir construire dans et avec la violence. Nous avons entrevu sa capacité à aller puiser au fond de lui-même les forces pour agir dans les situations extrêmes. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que le travail éducatif est possible dans les situations les plus difficiles. La capacité à contenir les débordements violents, tient fort peu à la prestance physique. Plusieurs éducatrices se sont étonnées devant nous de ces rugbymen qui renonçaient au bout de quelques jours, de ces culturistes démunis face aux adolescents. Si la prestance physique fait, parfois, reculer le moment où surgit la peur, les potentialités d’action qui ne sont pas passées par l’épreuve de la pensée sont de peu de portée. A l’un de ses interlocuteurs qui s’étonnait du prix, exorbitant à ses yeux, de dessins exécutés en quelques minutes, Pablo Picasso aurait répondu que, pour faire un de ses dessins, il fallait deux mille ans. Et quelques minutes. La litote est superbe et nous la paraphrasons volontiers en disant que pour réussir, dans les situations difficiles, à poser un acte, une parole, éducative, il faut une vie. Et quelques minutes. Cette capacité naît à la conjonction des qualités potentielles de savoir-être et de savoir-faire, qui, en s’expérimentant, se développent sans cesse dans une articulation dialectique avec la théorisation. La mètis de l’éducateur ne s’apprend pas. Elle se révèle à lui et se développe à chaque fois qu’il la tisse avec l’élaboration théorique et qu’il prend la décision, à partir de l’analyse des faits, de se donner les moyens d’agir à la hauteur de ce qu’exige la situation. Ulysse tient sa mètis d’Athéna. Fille de Mètis et de Zeus, elle a hérité la sienne de sa mère. Mais en naissant de la tête de Zeus, elle les a en quelque sorte « psychisé » : elle naît tout armée ! Conjugaison harmonieuse de l’intuition et de la pensée, elle incarne la sagesse. L’éducateur qui choisit de travailler avec des adolescents difficiles, n’a pas la chance d’Ulysse. Il doit faire, en toute lucidité, le cheminement d’Athéna. Penser son intuition pour produire son art de faire.

Notes
377.

Athéna est la fille de la déesse Mètis et de Zeus. Ce dernier, craignant les ruses de Mètis, l’avait dévorée. Elle était enceinte et Athéna, l’enfant qu’elle portait naquit alors du crâne même de Zeus.

378.

Architecte naval incontournable de la plaisance française, Philippe Harlé fut instructeur aux Glénan et rédigea le premier guide de navigation de cette célèbre école de voile.