3.3.3. De l’éthique.

La référence aux valeurs est constante dans le discours éducatif. Le respect est la justice, la solidarité, l’honnêteté sont les valeurs-phares. Pour tous, leur intégration par les jeunes est une des missions de l’éducation. Dans son action, l’éducateur se « réfère aux valeurs », « défend des valeurs », sa mission est d’« inculquer des valeurs ». Cela étant, certaines actions des éducateurs virtuoses et maïeuticiens paraissent parfois bien peu conventionnelles et leur relation aux valeurs ne se présente pas comme une évidence. Makarenko, au mépris de la loi, fait irruption la nuit chez les paysans pour détruire leurs alambics. Neill professe que « la meilleure façon de guérir un garçon de ses impulsions à casser les carreaux, c’est de rire et de les casser avec lui » 379 . Aichhorn reconnaît le bien fondé et même la portée thérapeutique du vol. Plusieurs de nos interlocuteurs considèrent que la violence des jeunes est souvent légitime, qu’elle est parfois « très utile » et que même, « c’est bon signe ».

Si certains éducateurs sont tétanisés par la violence, d’autres, nous l’avons vu, sans jamais la hisser au rang d’un principe éducatif, ne se laissent pas marcher sur les pieds. Ils répondent en mettant en œuvre une agressivité à la hauteur des exigences de la situation ; de part et d’autre les noms d’oiseaux fusent parfois, et, dans les situations extrêmes, ces éducateurs savent parer efficacement aux coups. Pour ceux-là la dissimulation peut être utile, la ruse est une alliée, la patience et la souplesse des vertus cardinales. Inventifs et habiles, clairvoyants et stratèges, aptes à juger en un clin d’œil une situation, ils pourraient constituer un portrait de délinquant ! Force est de reconnaître qu’il existe, entre ces éducateurs-là, et les adolescents dont ils sont en charge, un large ensemble de compétences communes, et que, par bien des côtés, ils se ressemblent. Cette ressemblance n’est nullement honteuse à leurs yeux, elle est même, parfois, revendiquée. Deligny ne se reconnaissait-il pas une fraternité avec les délinquants, avec les marginaux ?

Ce qui différencie l’acte éducatif de l’acte délinquant n’est pas systématiquement identifiable dans l’acte lui-même mais dans l’éthique qui l’inspire. Là où le sujet délinquant agit pour son propre compte et entend s’imposer au mépris d’autrui, l’éducateur agit dans une dimension oblative. Dans la confrontation, le sujet délinquant engage un combat, l’éducateur engage un travail. Il construit un conflit dont l’issue est de permettre à l’adolescent de trouver sa juste place. L’agir n’est éducatif que si l’éthique le contrôle et lui donne sens. Lorsqu’elle est absente, et de loin en loin quelques « affaires » qui défraient la chronique le rappellent, les qualités de virtuosité sont mises au service des intérêts propres de l’éducateur : nous avons alors affaire à des gourous, à des pervers qui, loin d’éduquer, inféodent et manipulent celles et ceux qui leur sont confiés. La pratique éducative dans les situations difficiles se construit sur le fil du rasoir. Pour exister à côté de l’adolescent, pour « civiliser » sa violence, l’éducateur doit réussir à s’imposer comme interlocuteur. Il doit être reconnu comme tel par l’adolescent. Cette reconnaissance ne se construit pas à partir de discours moralisateurs. De Aichhorn à Makarenko, tous insistent, ils ne servent à rien. Ils ont pourtant bien souvent cours, nous les avons rencontrés énoncés dans les postures sémaphoriques et héroïques. Nous avons constaté leur impuissance à fonder une autorité. Pire, en donnant en permanence l’image de l’infaillibilité, l’éducateur se déshumanise aux yeux de l’adolescent libérant par là sa violence. A l’image du héros du roman d’Italo Calvino, Le chevalier inexistant 380 , armure impeccable mais vide qui n’a de cesse de rappeler à tous, tout au long des batailles, la morale et le règlement, son discours désincarné irrite et exaspère. Cela étant, l’éducateur pervers, non référé à une éthique du sujet, lorsqu’il a pour projet, conscient ou inconscient, d’exister au-dessus de l’adolescent, ou contre lui, s’il est pourvu de mètis y parviendra parfaitement. Il y parviendra d’autant mieux qu’il peut lui aussi mobiliser une théorie congruente à ses buts. Seule l’éthique fait la différence 381 entre éduquer (ex ducere) qui est conduire ailleurs et séduire (se ducere) qui est conduire à soi. Elle est la mesure ultime de l’acte éducatif. Ce dernier n’est éthique que s’il reconnaît et promeut l’autre. Eco, dans un dialogue avec le père jésuite Carlo Maria Martini, exprime cela dans une formule saisissante : « Quand l’autre entre en scène naît l’éthique 382  ». Reconnaître l’autre à la fois comme un être unique et comme un autre pareil à soi est au fondement de l’éducation.

Ethique du sujet, mais aussi éthique de la nécessité avons-nous proposé à l’issue de notre travail sur la littérature. Nous la retrouvons chez quelques-uns de nos interlocuteurs. Nous avons souligné dans l’analyse que c’était précisément dans l’instant où il perdait la capacité à penser en direction de l’autre, à penser avec l’autre que l’éducateur alors envahi par ses affects perdait en quelque sorte la main. Cette expérience guette chacun. Le fait de mettre en œuvre des théorisations compréhensives et de développer une mètis riche ne prémunit pas des expériences extrêmes. La puissance destructrice de la violence reste à même de mettre à mal quelque posture éducative que ce soit. Nous en avons eu la démonstration dans les témoignages relatant des récits traumatiques : ils n’étaient pas, loin s’en faut, faits par des éducateurs sans expériences et sans compétences et, jusqu’à cet épisode, leur conception éducative leur avait permis de venir à bout des difficultés. Cela dit, la question n’est pas pour autant épuisée. Quelques-uns de nos interlocuteurs ont rapporté des situations dans lesquelles ils étaient allés comme au-delà d’eux-mêmes, dans lesquelles leur lucidité dans l’action avait été bousculée, dépassée. Ainsi d’Annie se sent-elle « dictée par » quelque chose qui est au-delà d’elle même, Lucie ne se souvient plus de ce qu’elle a fait ; Rolland a « vu rouge » ; la main d’Eric est « partie toute seule ». Ce ne sont pas là, nous en avons fait l’analyse, de simples figures de style. Ce sont des expériences-limites. Des expériences auxquelles les éducateurs se « prêtent » 383 , dont ils ne se détournent pas lorsqu’elles surviennent, et au travers desquelles ils parviennent à renouer les fils du travail éducatif : elles sont signifiantes. Leur éthique leur interdit d’y déroger et, si aucun éducateur n’a fait référence à la sentence de Luther, plusieurs, comme Roland, l’ont énoncée, avec leurs propres mots : « On ne peut pas les laisser comme cela ». Abandonner, renoncer à éduquer celui qui, par la violence s’éloigne de la sociabilité, de la culture, de la vie même est, pour ces éducateurs, éthiquement intolérable. Ils y perdraient leur humanité. Ils ne pourraient plus, dire qu’ils sont des hommes debout : « Hier stehe ich ». Ils ne pourraient plus, ainsi que le dit Rolland, « se regarder dans une glace ». Cette éthique de la nécessité est au cœur de leur engagement. Elle lui donne sens et « c’est le sens qui a poussé tant de non-croyants à mourir sous la torture sans trahir ses amis, d’autres à contracter la peste pour guérir des pestiférés. Et c’est parfois la seule chose qui pousse le philosophe à philosopher, un écrivain à écrire : laisser un message dans une bouteille pour que peu ou prou, les choses auxquelles on croyait ou qui nous semblaient bonnes puissent être encore crues ou paraître bonnes à ceux qui viendront 384  »

La force d’espérance qui sous-tendait l’éthique des auteurs canoniques n’a plus cours semble-t-il. A tout le moins, aucun de ceux que nous avons rencontrésne nous a mis sur la voie d’une telle source. Changer le monde n’est plus de saison. L’espérance et la certitude d’oeuvrer pour un monde meilleur ne sont plus à l’origine, de la nécessité d’éduquer. Parfois, c’est le cas des virtuoses, la volonté de savoir se conjugue au goût de la performance et préside au souhait d’éduquer. Pour d’autres, c’est bien une force, immense parfois, qui les anime. Elle leur permet, arc-boutéeà l’éthique de mettre au travail dans la difficulté leur conception éducative. Elle les pousse à agir, elle les pousse à penser. Elle ne s’incarne plus dans des idéaux messianiques, elle est enfouie au coeur des sujets. Ils la puisent dans leur expérience intime, dans les épreuves subies, vécues, au fond de leur fierté d’homme. Ils la formulent comme une évidence tirée du plus profond de soi : « Etre éducatrice, c’est mon identité, ça m’emplit », « Ca fait partie de moi » (Lucie). Ils ont parfois la modestie de croire que c’est un atavisme et nous laissons volontiers à Madeleine le soin de conclure : « Chez nous, on est une famille de tailleurs de pierre. On reçoit les blocs bruts, c’est comme ça… Et on en fait quelque chose ».

Notes
379.

Neill, La liberté pas l’anarchie: op. cit. p 102.

380.

Calvino, I. 1962. Le chevalier inexistant, Paris, Seuil.

381.

Nous réfléchissons ici dans la dimension des acteurs, des sujets singuliers engagés dans l’action. Il est bien évident que les institutions, leurs cadres et leurs dirigeants ont entre autres fonctions de ne pas permettre l’installation et la diffusion de tels objectifs « éducatifs ».

382.

Eco, U ; Martini, C. M. 1998. Croire en quoi ?, Paris, Payot et Rivages, P 96.

383.

Nous n’entendons pas par là qu’ils recherchent des confrontations aussi extrêmes. Simplement ils ne s’y dérogent pas lorsqu’elles se présentent.

384.

Eco, U. ; C. M. Martini, C. M. op. cit. p 96.