3.3.4. Contenance, reliance.

Nous avons montré que les théories explicatives sont impuissantes à co-construire les pratiques. Nous les voyons à l’oeuvre dans certains récits d’épreuves. Les éducateurs énoncent à la fois un savoir sur la nature et les causes de la violence et admettent une incompréhension totale de ce qui se passe en situation. Elles laissent libre cours à la violence. Nous les voyons à l’oeuvre dans le désarroi de l’éducateur privé du soutien qu’il espère recevoir de « son » équipe et auquel il n’est renvoyé qu’un savoir stérile. Elles ne peuvent réhabiliter le sujet atteint et le renvoient à sa « nullité » (Clara). Ces théories, en éducation n’ont aucune contenance, elles ne permettent pas de penser la violence, seulement de la commenter. Discours d’expert, discours sur l’autre, elles sont impropres de se relier à l’expérience et, ne contenant rien, ne peuvent rien inspirer. Cette aporie de la pensée conduit à une impuissance du faire. Privées d’une pensée qui l’inspire, la pragmatique se réduit comme peau de chagrin. Ces théories sont obsolètes. Cependant si elles ne peuvent inspirer les pratiques, les pratiques sans métis, erratiques et velléitaires, ne peuvent susciter qu’une activité théorique désincarnée. Si l’expérience est atone, sa théorisation n’est qu’un discours creux et sans substance qui ratiocine ainsi que l’avait déjà signalé Makarenko. Il n’y a pas de théorisation éducative possible sans une pratique qui se donne à penser. Il n’y a pas non plus d’éducation possible sans une éthique du sujet qui l’accepte et le contienne. Lorsque la violence d’un adolescent est interprétée comme une a-normalité constitutive de son être, la voie est ouverte pour penser qu’il n’est pas accessible à l’éducation, qu’il relève de « soins palliatifs ». L’éthique contrôle la pragmatique avons-nous dit, elle ne s’y substitue pas dans le discours moralisateur.

Notre modèle attribue trois qualités fondamentales à la théorie : la perméabilité aux situations venant de la pratique, la capacité de contenance, la faculté d’inspiration. L’analyse du discours des éducateurs a permis de pénétrer plus profondément dans le processus de théorisation et de comprendre que, pour certains d’entre eux, la théorie n’est pas apprise mais en quelque sorte reconnue, réinventée, travaillée et validée dans l’expérience intime et qu’elle puise là sa puissance de conviction. Nous avons proposé le terme de théorie compréhensive pour rendre compte de cette particularité à la fois dans et hors du sujet. Les théories ainsi construites résistent aux défis de la violence. En effet, théories vivantes, ouvertes, sans cesse remaniées, situationnelles avons-nous dit, elles ne s’en tiennent pas au seul projet d’explicitation, elles permettent d’appréhender l’ensemble de la situation violente en rendant intelligible à l’éducateur les effets de son discours, de ses postures et de son implication dans la situation. Cependant la théorisation est insuffisante pour travailler la violence. Si elle est en mesure d’inspirer les pratiques, les qualités de la mètis sont indispensables pour leur donner forme. Nous avons rencontré des éducateurs élaborant des théories compréhensives qui restent désarmés dans les situations de violence : leur « savoir y faire » n’est pas à la hauteur. Les capacités d’inspiration des théories ne sont pas un sésame pour la pratique. La personnalité, le charisme, restent, en éducation, incontournables. Cependant, les entretiens l’ont mis en lumière, la mètis ne se révèle que dans l’action et, loin d’être un acquis définitif elle se cultive au prix souvent d’un immense travail. La détermination à s’en donner les moyens prend sa source dans l’éthique. C’est « parce que on ne peut pas les laisser comme cela » qu’il faut se rendre capable d’agir quand les adolescents sont, précisément, « comme cela » !

Nous avons inféré qu’entre théorie et éthique se tissaientdes liens d’osmose. Nous en trouvons trace dans la réflexion de quelques éducateurs à propos de leur propre violence. Leur éthique leur impose de travailler à son élucidation, d’apprécier son impact dans la relation éducative, de ne pas la reproduire. Cela étant, en retour, leur élaboration impose à l’éthique de prendre en compte la violence comme un fait incontournable, constitutif de l’humain. Elle ne peut pas se satisfaire d’un moralisme désuet, elle ne peut rejeter la violence dans l’a-normalitéet s’épargner de la penser.

Les conduites violentes malmènent toujours les éducateurs. Le contenu des rapports de synthèse en atteste, les entretiens que nous avons menésle confirment. Cependant, certains éducateurs, au coeur même du passage à l’acte violent continuent à faire oeuvre d’éducation là où d’autres, dépassés, se sentent démunis. Nous pensons avoir démontré que les conceptions éducatives sont à l’origine des échecs comme des réussites et que, par-delà leurs contenus, ce sont leurs qualités de contenance et de reliance qui sont à l’origine de leur opérationnalité. Les entretiens ont confirmé en l’approfondissant la validité du modèle que nous avions construit en nous appuyant sur l’oeuvre des prédécesseurs. Ils ont aussi révélé la fragilité des conceptions, les difficultés parfois insurmontables pour les mettre en oeuvre: qu’un seul pôle soit défaillant, qu’un seul lien soit distendu et l’accompagnement éducatif échoue. Une théorisation strictement explicite est obsolète mais, aussi compréhensive soit-elle, elle est de peu de portée si elle ne rencontre pas une capacité d’action à hauteur de ses exigences. Si elle inspire la pratique, elle ne peut l’inventer. Une éminente capacité d’action n’est que virtuosité vaine sans exigence éthique et, si elle parvient à déjouer la violence de l’adolescent, elle ne l’éduque pas. Sans éthique du sujet, la conviction d’éducabilité est précaire et le renoncement,vient tôt ou tard. Nous avons vu, à propos notamment des agresseurs sexuels, à quel point il est difficile de la conserver.