Conclusion

Parvenu au terme de notre recherche, soulignons-en les éléments les plus significatifs.

« Nous étions souvent témoins de scènes incroyables. Ils se lançaient les uns sur les autres, des couteaux de table à la main, s’envoyaient mutuellement des assiettes de soupe à la tête. Même le poêle fut renversé pour utiliser l’incendie en guise d’arme offensive (..) Il faut citer les démolitions du matériel, la dégradation des locaux, les carreaux cassés, les portes enfoncées à coup de pieds. Il arriva même que l’un d’eux saute par la fenêtre sans se soucier des éclats de verre et des blessures qui pourraient en résulter 385  ». Un siècle après celle de Aichhorn, les descriptions qui apparaissent dans les rapports de synthèses et celles de nos interlocuteurs sont identiques. Si l’augmentation de la violence des jeunes est un problème pour notre société, ses manifestations individuelles sont immuables : les adolescents « violents » d’aujourd’hui sont frères de ceux d’hier et le défi de leur éducation, s’il est toujours aussi difficile à relever, n’est pas, en soi, nouveau.

Ce qui l’est en revanche, c’est que notre société, ainsi que l’a montré Selosse, « se décharge assez facilement de ses dysfonctionnements en recourant à des institutions spécialisées 386  » ce qui n’est pas sans risque pour les acteurs mandatés par ces institutions. Cependant elle a opté pour l’éducation formant massivement des travailleurs sociaux aujourd’hui en charge de la jeunesse et de ses difficultés. Aux pionniers, aux militants, ont succédé des cohortes d’éducateurs. Mais le placement éducatif des adolescents difficiles, pour porter ses fruits, impose à ces professionnels de développer des compétences complexes, radicalement mises à l’épreuve dans les situations de violence En effet, les conduites, dont nous avons décrit les principales figures, attaquent et malmènent les éducateurs. Si tous ceux que nous avons rencontrés ne vivent pas un traumatisme, tous font l’expérience de la destructivité de la violence et nous avons pu nous rendre compte à quel point le projet « d’en faire quelque chose » mobilise le sujet tout entier. Si le métier d’éduquer est « génial », son exercice quotidien n’est pas une sinécure et « éduquer la violence » est parfois une gageure. Qu’y faut-il ? Une conception éducative idoine. Pestalozzi, grand précurseur, écrivait en 1801 : « J’ai vécu des années durant au milieu de plus de cinquante jeunes mendiants ; j’ai partagé avec eux mon pain dans la pauvreté ; j’ai vécu moi-même comme un mendiant pour apprendre à faire vivre les mendiants comme des hommes  387 ». De Korczak à Deligny, nos auteurs attestent de leur volonté résolue à se situer du côté de l’enfant ou de l’adolescent. C’est par la solidité de cet engagement, nous l’avons démontré, que se construit l’autorité sans laquelle la relation « éducative » n’est qu’une alternance de soumissions et de révoltes. Cela se vérifie auprès des éducateurs rencontrés, « leur volonté de faire avec » est dynamogène et, à l’image de Makarenko, ceux qui « travaillent » la violence, possèdent la « ferme volonté de ne pas abandonner (la) tâche, de la mener à sa fin dût-elle être lamentable » 388 . Ethique du sujet, éthique de la nécessité. Cela suppose aussi qu’ils s’approprient une théorie construite à la croisée des savoirs et des éprouvés et qu’ils l’ancrent dans l’expérience. Elles sont diverses, il y a ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas, les partisans de l’acquis et ceux de l’inné, mais quels qu’en soient les contenus, tous « y croient ». Par delà les spécificités, ils se rassemblent dans une conviction commune : celle de l’éducabilité. Là encore, il y a continuité entre les précurseurs et les éducateurs d’aujourd’hui. Pour tous, le renoncement à la violence est possible dans et par l’éducation.

Les auteurs canoniques, pionniers en leur temps, n’ont pas fait école. L’école de Summerhill est toujours en activité mais qui le sait aujourd’hui ? L’influence de la psychanalyse diminue dans les établissements de l’éducation spécialisée, l’autogestion chère à Korczak est laminée par le libéralisme dominateur et les ouvrages de Makarenko ne sont plus disponibles en librairie. Seul Deligny peut-être… Les temps ont changé. Néanmoins, si les conditions concrètes de l’exercice éducatif ne sont plus comparables, si l’environnement social dans lequel se déploient les problèmes n’est définitivement plus le même, si les théories en usage empruntant aux modes du temps engendrent des discours nouveaux, la structure de la conception éducative et ses contenus éthiques restent identiques. Que l’éthique abandonne le sujet, et s’en est fini d’éduquer ! Que la conception éducative ne relie pas éthique du sujet, théorie compréhensive et art de faire en situation, et le processus d’éducation de la violence, nous l’avons mis en lumière, est voué à l’échec. Le travail éducatif est alors un parcours d’épreuve douloureux et souvent stérile, ou bien il se réduit à un gardiennage policier.

Nous avons focalisé sur les relations interpersonnelles entre adolescents et éducateurs. Cependant, la prise en compte de la violence des adolescents placés ne saurait se réduire à la seule action des éducateurs. Leur travail s’effectue au sein d’établissements dans lesquels les choix organisationnels, les politiques d’encadrement et de direction, l’histoire institutionnelle elle-même, contribuent au processus éducatifs. Cette dimension institutionnelle est essentielle. Elle est présente « en négatif » dans les entretiens ; les griefs à l’égard de la hiérarchie, qui affleurent dans le discours, la demande de « soutien » insatisfaite, le sentiment de l’indifférence de l’encadrement, si souvent exprimés, en attestent. Il y a là une ouverture pour poursuivre la recherche. Les dirigeants ont pour mission de concevoir, d’adapter et de piloter des dispositifs dont la finalité est la mise en place des conditions concrètes de l’opérationnalité éducative. Leur management se réfère à une éthique, se construit à partir de théories de l’organisation et se décline dans une pragmatique spécifique. L’étude des conceptions managériales propres aux dirigeants des établissements de l’éducation spécialisée et leur mise en relation avec les réalités de l’exercice de la fonction éducative, telle que nous les avons mises en lumière, donneraient des clefs pour mieux appréhender l’ensemble des difficultés inhérentes à l’éducation des jeunes dits « difficiles » dans le cadre des situations de placement.

D’autre part, les adolescents « placés » sont avant tout des adolescents « déplacés ». Cet aspect n’est pas pris en compte dans notre recherche. Pourtant le milieu d’origine, les réseaux familiaux et plus largement l’environnement, constituent la « niche écologique » au sein de laquelle se sont développés les jeunes, où ils ont forgé leur personnalité. Ils y ont leurs attaches, leurs repères, ils sont « leurs » normes et « leurs » réalités que le placement bouleverse. Nous l’avons vu, les adolescents utilisent la violence de façon privilégiée pour s’attaquer au cadre, aux règles, à l’organisation des établissements, bref, pour contester le mode de vie qui leur est imposé. Cela plaide pour une collaboration avec les familles de façon à établir des ponts entre leur univers et celui des institutions, à faire en sorte qu’ils ne soient pas étrangers l’un à l’autre, et qu’il soit possible, pour l’adolescent, de les penser l’un et l’autre plutôt que l’un contre l’autre. Or, s’il existe chez les professionnels un abondant discours sur les familles, leur évocation est fragmentaire, elle se limite aux plus proches parents et leurs rôles sont interprétés de façon péjorative. Elles sont réduites à leurs défaillances. Il est bien souvent question, dans le discours éducatif, de travail avec les familles, mais avec ces représentations, de quel travail peut-il s’agir ? Il serait précieux de comprendre dans quelle mesure et à quelles conditions il contribue à l’échec ou à l’évolution du processus éducatif.

Nous avons pris acte de la disparition des grandes figures de l’éducation, mais nous avons été frappé, lors de nos entretiens, par le désarroi abyssal de certains de nos interlocuteurs et par l’absence de références éducatives dans leur discours. Quel lien entre ces deux constats ? Korczak fait le pèlerinage d’Yverdon 389 , à un siècle de distance, il se souvient de ce qu’il doit à Pestalozzi et il lui rend hommage. Les pionniers de l’éducation spécialisée se situaient tous, fût-ce pour la contester, dans la filiation de ceux qui avaient, avant eux, labouré le terrain. Dans un processus de massification du travail social, se pose la question de la formation des femmes et des hommes qui continueront à relever le défi de l’éducation, et qui, obstinément, tenteront de penser leur action. Au delà des contingences, l’exigence de Pestalozzi reste, plus que jamais, actuelle : « l’éducation doit décidément apprendre à se comprendre elle-même ».

Notes
385.

Aichhorn, A. Jeunesse à l’abandon, op cit, p 156, 158.

386.

Selosse, J. Adolescence, violence et déviances, op. cit. p 379.

387.

Pestalozzi, H. F. 1985. Comment Gertrude instruit ses enfants, Albeuve, Castella, p 46.

388.

Makarenko, A. Poème pédagogique, op. cit. p 88.

389.

Petite ville de Suisse alémanique, où Pestalozzi dirige de 1805 à 1825 un institut d’éducation au sein duquel il met en oeuvre ses conceptions. Yverdon constitue alors, selon le mot de Michel Soétard, « le centre pédagogique de toute l’Europe ».