in Opium
Ah, cher Apollon, quelle effigie intouchable de l’homme parfait ! Le dieu de Delphes qui badine avec les muses n’est pas simplement beau et fort… il sait aussi accomplir des prodiges et guérir les blessures incurables. C’est pourquoi, il est le Génie incarné.
Hélas, il est trop tard pour Cocteau. Son âme est déjà affectée par la maladie. En 1929, Cocteau commence à écrire un bilan amer de sa vie : Opium relate le début d’une crise de la quarantaine. Ce regret le plus profond cache en effet le désir le plus enfoui dans le cœur de Cocteau : être « médecin », au moins pour son âme. Blessé par un corps qu’il juge souvent hideux, dont les imperfections le tourmentent sans arrêt, il demeure une créature inconsolable.
Plus surprenant, il aspire aussi à être une véritable « canaille » 1 de la poésie et de la littérature. Comme un Arthur Rimbaud qui « tombait chez les intellectuels comme la foudre d’un orage d’avril » et qui a fait de sa poésie une « arme dangereuse digne de provoquer la crainte et la haine ». 2 Sinon, comme un Charles Baudelaire qui a « payé cher (mais est) devenu infaillible ». 3 Ou encore comme un Jean Genet, le voyou sublime, le « mauvais sujet suprême », l’« objet suspect à toutes polices du monde ». 4
Malheureusement, Cocteau ne se sent pas être touché par ce genre de grâce : il ne connaît pas cette aisance, liberté et fierté des êtres qui ont cet « air de mégalomane » 1 irrésistible. Le monde ne les effraye pas, mais au contraire, c’est le monde qui a peur d’eux. Car, ces canailles savent pénétrer jusqu’à l’épicentre de l’âme humaine, en donnant des coups de pied de leur folie contagieuse. N’est-il pas vrai que le « génie n’est autre que la folie au petit pied » ? 2
A quarante ans, Cocteau est déjà un poète qui a su imposer son nom et connu quelques jolis succès publics. Mais il a beau réaliser des œuvres considérables 3 , cela ne l’empêche pas de se sentir toujours un « cancre » délaissé au fond d’une classe de poètes. Il désire que son œuvre « devienne un objet susceptible d’envoûter » 4 et qu’elle « bouleverse au moins une âme de fond en comble ». Ainsi il veut « se faire aimer par le morne détour des œuvres. » 5 Arrive-t-il à se sentir aimé grâce à son œuvre? Non pas vraiment…
L’attitude du cancre solitaire est bien manifeste dans la vie de Cocteau. Il reste être seul qui regarde les autres vivre, chahuter, jouer, bavarder, polémiquer, converser et s’épanouir ensemble dans la joie de l’instant présent. Ephémère sans doute ce bonheur-là, mais c’est le premier contact qui permet à l’homme de participer à la réalité avec confiance et en retour, se faire aimer par la vie. Ce mode d’emploi simple de la vie, Cocteau l’a perdu en quelque sorte. En effet, son inaptitude au bonheur est bien ancrée dans la vie ordinaire ainsi que dans la création. Il y a toujours quelque chose qui voile son enthousiasme à l’égard de la joie de la création et qui dévie son élan envers une vie heureuse. Sa difficulté d’être :
‘« Etre, c’est être là. Vivre, c’est profiter d’être là. »6 ’Cocteau n’est pas là et ne vit pas. Il n’est nulle part, il n’est personne. C’est du moins ce qu’il nous laisse entendre. D’où vient-il ce terrible sentiment d’être un éternel spectateur de la vie ? Pourquoi n’arrive-t-il pas se laisser aller dans la vie ? C’est ce que nous allons découvrir dans cette étude.
L’œuvre de Cocteau raconte l’histoire de sa vie échappée entre deux corps. Son corps réel et son corps psychique qui le rendent malheureux. Le premier corps représente le mal-être de l’homme Cocteau et le deuxième, le drame de son corps de poète, de son « génie déguisé en intelligence ». 1
Pour notre poète, son corps humain est trop proche, présent, pesant, défaillant et surtout trop visible. Ce physique imparfait lui donne un sentiment de laideur insurmontable et ne lui laisse qu’une seule envie, de le fuir le plus loin possible. Notre poète définit la poésie comme « une solitude effrayante, une malédiction de naissance, une maladie de l’âme ». 2 Or, tout ce malheur provient avant tout de son propre corps. De même, Cocteau affirme que le « style, c’est l’âme, et l’âme affecte, hélas, chez (lui), la forme du corps ». 3 Mais encore une fois hélas, chez Cocteau, son corps est plus rapide à affecter son âme que l’inverse. Nous verrons au fur et à mesure combien notre écrivain a une sensibilité à fleur de peau à propos de son corps trop humain. En revanche, son corps fantasmatique, parfait - par intuition - est trop loin, absent, impalpable et invisible. Un corps-fantôme en somme.
Entre ces deux corps dont l’un est à fuir et l’autre à capturer, Cocteau mène une vie en porte-à-faux, bancale, boiteuse. Ses propres corps lui échappent. C’est pourquoi il doit rechercher un moyen salutaire de rendre sa vie intime plus vivable avec son terrible et terrestre physique, mais aussi analyser continuellement l’essence du génie poétique afin d’en fabriquer son second corps, celui de poète.
Ce n’est pas un hasard que le verbe « échapper » revienne constamment sous les plumes critiques sur Cocteau. La tension extrême créée par les mouvements antithétiques, discontinus et continus, tels que l’empressement et la vire-volte dans les fuites, et la lenteur et l’entêtement dans la captation, est palpable dans son oeuvre. Car notre écrivain tente d’échapper de sa prison de chair, tout en continuant d’attraper ce qui lui échappe, quelque chose d’inconnu. Ses fuites incessantes, l’auteur les qualifie de « tentatives d’évasion » et ses poursuites de l’inconnu, les « tentatives d’invasion ».
Bref, ces deux corps représentent désormais la matière fondamentale de notre étude.
Il y a certains types de complexes sous-jacents qui étayent la présence constante de ces deux corps en question dans l’œuvre de Cocteau. Le rapport conflictuel de notre écrivain avec ses corps n’est pas toujours spectaculaire et explicite, mais les non-dits importent aussi pour mieux comprendre son œuvre.
Non seulement les corps - réels ou irréels - symbolisent en partie, le sujet de son écriture, mais ils finissent par prendre la place centrale dans l’interrogation existentielle de Cocteau. Toutes ses questions cruciales s’adressent en fait au corps. Comme s’ils étaient devenus la préoccupation principale de sa vie. Et tout le fardeau stressant qu’ils apportent modifient aussi son comportement.
Commençons, par exemple, par son profil d’« hypocondriaque ». Tous les ennuis de santé - maladies chroniques et diverses sans compter la dégradation physique liée au vieillissement - chez un être particulièrement sensible à son physique, ne peuvent qu’aboutir à cette exagération. Et surtout, pour un homme qui souffre du sentiment d’inexistence - à force de vouloir fuir et ignorer son corps - , qui éprouve un « manque à être » selon l’expression de David Le Breton, la « douleur » devient quelque part le seul indice qui donne une forme de vie au présent. Nous verrons au fur et à mesure comment la « souffrance » se transforme en une conception philosophique personnelle chez Cocteau. La fabrication symbolique de son leitmotiv « Je souffre donc je suis », l’écrivain l’explique ainsi :
‘« Il y a là toujours la maladie, n’est-ce pas ? On s’est étonné, on s’est même choqué parce que je m’étendais (…) sur des maladies de peau fort pénibles. Mais il fallait comprendre que la maladie me devenait une occupation de chaque seconde et me tenait lieu de contact. Elle faisait de moi un homme sensible au lieu d’un fantôme insensible. La maladie m’humanisait et me permettait un de ces exercices comme la chasse par exemple, auquel les hommes se livrent pour se distraire. Je souffre, donc je suis. Voilà ce qui excuse cette impudeur. »1 ’En ce qui concerne l’aspect hypocondriaque chez notre poète, il faut tenir compte aussi de l’effet purificateur de la douleur. Plus le corps souffre, plus les sens de l’âme sont aiguisés. Le corps est puni après avoir tourmenté l’âme. Dès lors, la seule raison valable d’exister pour le corps imparfait de Cocteau, semble d’être le lieu de la souffrance salutaire. Un peu à l’image d’un martyr… Cette complexité du rapport de l’homme à sa douleur, notamment la souffrance existentielle qui se cache derrière le symptôme d’hypocondrie, David Le Breton l’explique dans son ouvrage Anthropologie de la douleur :
‘« Le symptôme est un écran, le corps une voie royale pour faire entendre un manque à être qui ronge le rapport au monde (…). Cette aptitude de l’homme à forger des symptômes, à nourrir sa douleur, a pour contrepartie (…) l’efficacité symbolique (effet placebo) (…). Le déguisement hystérique de la douleur s’affiche dans une quête obstinée de reconnaissance et d’amour(…). L’hypocondriaque (…) se plaint de maux insidieux qui lui assurent une identité provisoire(…). L’hypocondrie implique le vécu complexe d’un corps constitué d’éléments soudés par des sensations douloureuses ou pénibles dont le sujet est l’inventeur ingénieux et inclassable. L’impossibilité de se rejoindre, de réaliser en soi une unité, engendre le souci des composantes, manière par défaut de se saisir de soi(…). La souffrance se mue en voie d’accès à l’être, manière privilégiée de se mettre physiquement au monde(…). » 1 ’Toujours dans le même livre, David Le Breton souligne aussi les usages sociaux de la douleur. A ce propos, il explique que la « douleur est une matière inépuisable, féconde, disponible à l’invention de l’artisan qui entend faire de son corps un réceptacle à cet usage. » (p. 173).
Notre artisan de la douleur, Cocteau, transforme son « complexe d’infériorité » en une thématique indiscutable pour créer ses personnages typiques. Ses sentiments de laideur et de honte, il les réinjecte chez ses personnages principaux qui sont en grande partie, des anti-héros. Sous couleur d’écrire des « éducations sentimentales » dans ses œuvres, notamment ses romans et ses pièces de théâtre, Cocteau fait proliférer ce thème pour lui fondamental qui est le corps humain dans toute sa faiblesse. L’œuvre de notre écrivain se rapproche ainsi plutôt d’une éducation du corps complexé. C’est l’inverse de Narcisse mais avec autant de peines. Narcisse désirait incorporer, absorber sa propre image - trop belle - en lui, l’incarner et amener l’inatteignable à la réalité de sa chair. Cocteau et ses personnages, en revanche, veulent dissoudre, faire disparaître leur image de soi - haïssable, répugnante, insupportable - que leur renvoie innocemment un miroir ordinaire.
Pour Cocteau, son dilemme le plus difficile à résoudre est bien son « complexe de supériorité ». Trop de dons et de lucidité, mais pas assez d’assurance, de confiance et de maîtrise de soi, font de lui un poète complexé par son génie. Son propre génie lui échappe. Il ne sait pas vraiment comment le canaliser, l’exploiter. Les incidents les plus dramatiques de sa vie sont en effet ses poèmes « niais », verbeux de la jeunesse qui, en fin de compte, ne sont qu’une mauvaise expérience de plus. Or, à partir de cette expérience regrettable, il freine de toutes ses forces l’épanouissement de ses dons poétiques et leur expression spontanée.
Cet aspect est notable. Comme lorsqu’un homme souffre de sa laideur- même totalement imaginaire – il n’ose plus toucher à rien, ni être touché. Par crainte de salir tout ce qu’il touche et ce qui le touche comme si sa laideur était une maladie contagieuse. Tout comme la Bête à l’égard de la Belle, ou Cupidon pour Psyché.
C’est sans doute ce que ressent Cocteau vis-à-vis de son génie. Il lui faut une mise à distance avec ce dernier. En étant lucide sur sa tendance naturelle, son intelligence et sa prestesse, il lui faut tenir à l’écart son génie. Même le mot « esprit » lui devient presque un allergène. Sa réticence au moindre trait d’esprit, il l’explique déjà dans sa Lettre à Jacques Maritain, datée d’octobre 1925 :
‘« On me trouve spirituel. Le tout est de s’entendre sur le sens du terme. Rien ne me fâche comme un trait d’esprit. S’il m’en échappe, j’en ai aussi honte que d’un gaz. »1 ’La seule manière d’épargner le génie dans un état immaculé, sans tache ni trace de boue, est de ne pas le toucher. Pour cela, Cocteau a besoin d’absolu mystère, de ne pas le nommer, de le laisser « inconnu », invisible. Mais cet inconnu est sa seule image de soi qui reste intacte, irréfutable, inattaquable. Face à un invisible inconnu, forcément les autres manquent d’arguments pour le discréditer concrètement ! Conscient ou inconscient, cet investissement narcissique - il s’agit du Moi créateur de notre écrivain - consiste avant tout à duper sa propre intelligence, son ennemi redoutable. A cause de cette haine envers ce soi-même trop intelligent, Cocteau énonce systématiquement son adjectif favori, « bête » et il refuse catégoriquement qu’on le qualifie d’intelligent. L’écrivain s’attache plus particulièrement à ce mot parce que c’est le seul qui lui donne le sentiment de démagnétiser sa mauvaise image d’un touche-à-tout qui attire, tel un aimant, toute sorte d’infortunes. Ce rapport conflictuel de Cocteau avec son intelligence, Claude Burgelin l’analyse ainsi dans son « Cocteau et son journal : le miroir aveugle » :
‘« Le journal constitue ici comme un symptôme phobique où l’au-jour-le-jour, le présent est utilisé comme une digue pour faire barrage à ce qu’il y eut d’insupportable ( de follement insupportable ?) dans le passé. On est là au cœur du problème existentiel de Cocteau. Murer son histoire, ne pas se risquer intellectuellement verbalement sur son passé et ses effets. Il est saisissant de voir comment sans cesse l’intelligence de Cocteau semble se mutiler, cette intelligence sur le fonctionnement de laquelle il s’interroge à plusieurs reprises, méditant souvent sur sa bêtise, regrettant l’absence en lui d’une faculté de synthèse, ne se reconnaissant que des intuitions(…) – une castration de l’intelligence souvent pesante. »1 ’En effet, la mutilation de l’intelligence et l’occultation du génie sous forme d’un fantôme, sont une nécessité inévitable pour Cocteau, afin de ne pas commettre les mêmes faux-pas que dans le passé. Ces derniers le rendent tout de même superstitieux, voire un peu paranoïaque. Donc, avec ce terme vague, de « fantôme », il cache sa peur de l’intelligence mais aussi l’espoir de retrouver avec sincérité et confiance, un jour, ses dons de poète. Somme toute, l’invisible inconnu est son porte-chance, sa formule magique qu’il doit garder secrètement en soi. On ne dévoile pas cette chose-là aux autres ni même à soi-même. La chance risque de s’envoler dès qu’on la révèle…
En attendant le jour heureux de la libération de la Bête sacrée qui vit dans son labyrinthe intime, Cocteau va trouver une méthode personnelle de création : la fatigue, l’esprit d’un débutant et l’esprit de contradiction !
La fatigue physique est une nécessité pour ne pas se retrouver seul avec son corps qui suscite la dépression. La fatigue seule lui donne une illusion de salut. Lorsque le jour se lève, il lui faut se sauver de lui-même. Peu importe la mauvaise réputation, il lui faut des esquives incessantes, des fuites en avant et au dehors, pour se survivre. Ce mode de vie, cette méthode de création, représentent pour lui l’unique moyen de ne pas succomber au tourbillon interne menaçant :
‘« Après de nombreuses prises de têtes de pierre, j’emploie ma méthode habituelle. Je me sauve. »2 ’ ‘« Après un travail, je me sauve. Je cherche un nouveau terrain. J’ai peur du mou de l’habitude. Je me veux libre de technique, d’expérience –maladroit. C’est être velléitaire, un traître, un acrobate, un fantaisiste. Pour l’éloge un : magicien. Un coup de baguette, et les livres sont écrits, le cinéma tourne, la plume dessine, le théâtre joue. C’est fort simple. Magicien. Ce mot facilite les choses. Inutile de mettre notre œuvre à l’étude. Tout cela s’est fait tout seul. »3 ’Mais il lui faut aussi se sauver avec une prestesse vertigineuse ! Parce qu’à ses yeux « la vie résulte d’une combustion (et que) tout brûle et se consume » 4 si vite. Et surtout qu’il faut réparer rapidement son passé de poète fantaisiste. Comme Cocteau lui-même avoue ce sentiment d’urgence qui l’obsède :
‘« (…) je m’aperçois que ma véritable vie d’artiste a commencé très tard (…). Au lieu de faire mes classes jusqu’à vingt ans, j’ai commencé de le faire à vingt ans, avec un mauvais bagage qu’on voyait sur mes épaules. Très longue a été la période où j’essayais de rattraper le temps perdu. »1 ’Chaque jour, il doit se secouer dans tous les sens pour se délester de ce mauvais bagage embarrassant, pesant, et malheureusement si voyant… Mais où va-t-il le déposer? Sur un terrain inconnu, inexploré. Telle est la réponse cruciale qui s’impose. L’humilité d’un débutant est une méthode providentielle : pour ne pas devenir un « fort en thème » et pour ne pas réveiller l’intelligence, il faut toujours « débuter ». « Etonne-moi » de Serge de Diaghilev, cette douche froide qui tombait jadis sur la tête d’un jeune poète ensorcelé par la fantaisie verbale, trouve enfin ses échos. La fameuse phrase de Cocteau, « Je débute », veut dire : « Je m’étonne » !
Il va enfin s’étonner en zigzaguant sur une route vierge, en prenant des sens interdits et en changeant sans cesse l’itinéraire. Un itinéraire volontairement déboussolé, incertain que le « monde le met ordinairement sur le compte de l’égoïsme, du désordre et de la versatilité ». 2 Pour cela, il faut contredire et se contredire. Car, « toute affirmation profonde nécessite une négation profonde » 3 de soi-même. Chez Cocteau, l’esprit de contradiction devient définitivement la « base fondamentale » de sa création.
Ainsi, il expérimente les formes multiples de sa poésie et lorsqu’une forme devient une « habitude », il se sauve de nouveau. Repartir vers un nouvel horizon et recommencer un autre début… Pas de routine et d’habitude ! sinon l’ennui revient au galop… :
‘« Le public vient au théâtre pour se détendre. Il est habile de l’amuser, de lui montrer les pantins et les sucreries qui permettent d’administrer une médecine aux enfants rebelles. La médecine prise, nous passerons à d’autres exercices. »4 ’ ‘« La pureté d’une révolution peut se maintenir quinze jours. Voilà pourquoi, révolutionnaire dans l’âme, un poète se limite aux volte-faces de l’esprit. Tous les quinze jours je change de spectacle. »5 ’Sur la surface de la terre, Cocteau mène ainsi ses escapades diurnes, une vie dispersée, éparpillée, instable et disparate, en somme. Il tente d’échapper à sa propre image terrible, son Moi qui ressemble à « un pauvre enfant ahuri sous (une) enveloppe et sous (un) masque de jeune vieillard ». 6 A chaque pas, en espérant s’éloigner davantage de sa réalité immédiate, physique et épouvantable :
‘« Je me cherchais, je croyais me connaître, je me perdais de vue, je courais à ma poursuite, je me retrouvais, hors d’haleine. »1 ’Mais lorsque la nuit tombe, il retourne en lui-même, réintègre son enveloppe et recommence son exploration nocturne. Il se projette dans la profondeur de cette nuit psychique et suit l’unique route. Celle qui peut le « délivrer de (la) cellule et permettre d’en sortir, sans en sortir ». 2 C’est le chemin de salut qui mène à son accomplissement.
Cocteau écrit dans son Journal de 1942-1945 que « peu importe que la ligne droite soit tordue. Elle doit être une ligne droite en soi ». 3 Tordu à l’extérieur, droit à l’intérieur est bien représentatif de son chemin de vie et de création. Nos enjeux d’étude consistent justement à suivre de près cette ligne de « démarche du poète » : la ligne du destin de Jean Cocteau à la fois visible et invisible, traversée, croisée et tracée par la dualité de ses deux corps, l’un palpable et l’autre obscur.
Dans la première partie, notre interrogation globale se porte sur le lien étroit tissé entre Cocteau et son propre corps. Nous interrogeons pourquoi le corps humain symbolise avant tout une « machine infernale » qui engendre des souffrances – physiques et morales – et la haine de soi chez Cocteau. Ou du moins, nous tentons de savoir pourquoi ce corps-là représente un objet de dérision acerbe et de critique constante chez notre écrivain. De surcroît, nous essayons de canaliser comment chaque partie du corps réel oblige l’homme Cocteau à s’impliquer qu’il le veuille ou non, au plus près de sa réalité de chaque seconde, au domaine du fatum mais aussi à celui de la connaissance de soi.
Cette observation du corps humain qui a sa place certaine dans l’univers de notre poète, nous permet d’examiner le niveau de la conscience de Cocteau, changeant et évolutif au fil du temps et qui, de ce fait, contribue sensiblement à la métamorphose fabuleuse de sa vie de poète ainsi qu’à celle de sa création poétique. Car en faisant « escale » à chaque parcelle de son corps, Cocteau remet en cause ses limites humaines (trop humaines) sur lesquelles il est construit. En refusant de rester victime de cette fatalité inéluctable, il tente désespérément de devenir le « sujet » de sa destinée, de réaliser son corps de poète.
Ce constat, dès lors, ouvre la voie dans une deuxième partie à un autre sujet d’étude : un nouveau corps, un corps évanescent. En effet, aborder le corps de poète en toute sérénité objective est presque impossible. Car c’est un corps lointain, insaisissable comme dans la mythologie, vague comme dans un rêve et flou comme un fantôme, certes très éloigné de la réalité. Or, l’examen de ce corps problématique s’annonce extrêmement crucial parce qu’il représente le fondement même de tout l’art symbolique de Cocteau. En effet, le corps invisible de notre poète appartient à un autre niveau de la réalité que seul un voyant (un visionnaire) peut percevoir. En d’autres termes, ce corps glorieux n’existe que sur le plan transcendantal de l’imagination poétique.
Cependant, contrairement au corps charnel, ce corps imaginaire symbolise le véritable sujet de fascination pour Cocteau. C’est pourquoi dans ce corps spectral, notre poète laisse s’enraciner tout son espoir et son avenir : non seulement sa croyance - cette intime conviction qu’un destin de poète lui est réservé – s’accroît progressivement ; mais il tente aussi d’y focaliser ses fantasmes, ses désirs et rêves idéalistes. Sans doute est-ce chimérique et un peu triste de vivre avec une obsession si insatiable, mais la réalisation de ce corps de poète conclut l’aboutissement d’un long et pénible voyage initiatique que Cocteau mène à l’intérieur de lui-même, mine inépuisable et peut-être sans fond.
Comme traces de ce périple de vie, il n’y a que l’écriture, l’œuvre et la poésie qui restent en fin de compte. Mais, cette écriture-là ne laisse personne indifférent : ce corps-écriture est l’ultime autoportrait de Cocteau, constitué de son image d’un homme sombre et nu dans ses vérités mais avec un rayonnement lumineux venant d’on ne sait d’où. Voilà le clair-obscur d’une vie de poète que nous contemplons dès à présent à ciel ouvert et dont nous voudrions partager l’émotion qui en jaillit avec les lecteurs.
L’expression est de Paul Valéry. Cocteau reporte les paroles du premier dans son court texte intitulé « Paul Valéry », in Cahiers Jean Cocteau, n°9, Gallimard, Paris, 1981, p. 163. Suite à son élection à l’Académie française, Valéry disait à Cocteau : « Maintenant que me voilà à l’Académie, je vais y faire entrer la canaille ». Et voici une précision complémentaire de notre écrivain : « par canaille, il entendait les vrais-poètes, ceux qui dérangent la classe, cachent des réveille-matin dans leur pupitre, donnent à la règle des crocs-en-jambe et se font renvoyer du collège pour crime de lèse-majesté. »
Les trois fuites d’Arthur Rimbaud, in Cahiers Jean Cocteau n°9, p. 265.
Du sérieux, op. cit., p. 243.
Préface au passé, in Poésie critique, t.1, Gallimard, Paris, 1959, p. 10.
Le secret professionnel, op. cit., p. 65.
« août 1955 », in Le Passé défini, t.4, Gallimard, Paris, 2005, p. 189.
A ce moment-là, le répertoire de Cocteau été déjà bien rempli. A commencer par ses quatre romans, Le Potomak(1919),Le Grand écart (1922), Thomas l’imposteur (1922), et Le Livre blanc (1928). De même, Le Coq et l’Arlequin (1918), Antigone (1922), Orphée (1925), La voix humaine (1927), Le Mystère laïc (1928). Et bien évidemment, ses nombreux recueils de poèmes tels que Le Cap de Bonne-Espérance (1919), Plaint-chant (1923), Le Discours du grand sommeil (1925), L’Ange Heurtebise (1925), et l’inoubliable Opéra (1927).
« Des Beaux-Arts considérés comme une anarchie », Essai de critique indirecte, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 170.
Opium, Stock, Paris, 1993, p. 176. Le verbe « faire », c’est nous qui soulignons.
Lettre de l’année 1959, in Lettres à Milorad, Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1975, p. 124.
« La longue interview de moi par Pommerand… », Gazette de Lausanne, n°226, 24 septembre 1955. Cet extrait se trouve dans Annexes, in Le Passé défini, t.4, Gallimard, Paris, 2005, p. 397. Lors de cette interview, Gabriel Pommerand pose une question à Cocteau : « Quelle réponse feriez-vous à une question que je n’aurais pas posée ? ». La réponse de Cocteau est d’une simplicité exquise mais infiniment profonde : « Mon génie s’est déguisé en intelligence. Tout mon drame est là. »
Le Discours d’Oxford, in Poésie critique, t.2, Gallimard, Paris, 1960, p. 176.
« Des Beaux-Arts considérés comme une anarchie », op. cit., p. 174.
« Neuvième entretien », in Entretiens avec André Fraigneau, Du Rocher, Monaco, 1988, p. 97.
David Le Breton, « Ambivalence de la douleur », in Anthropologie de la douleur, Métailié, Paris, 1995, pp. 46-49.
Lettre à Jacques Maritain (post-scriptum), in Jean Cocteau /Jacques Maritain : Correspondance 1923-1963, Gallimard, Paris, 1993, p. 295.
Claude Burgelin, « Cocteau et son journal : le miroir aveugle », in Lire Cocteau, ouvrage collectif. Actes du colloque de l’université Lyon II, avril 1990, Presses Universitaires de Lyon, 1992, pp. 33-34.
« novembre 1945 », in La Belle et la Bête, Du Rocher, Monaco, 1989, p. 192.
« Du travail et de la légende », in La Difficulté d’être, Du Rocher, Monaco, 1989, p. 30.
« Lettre finale », in Journal d’un inconnu, Grasset, Paris, 1953, p. 215.
« décembre 1952 », in Le Passé défini, t.1, Gallimard, Paris, 1983, p. 407. Souligné par l’auteur.
Le Coq et l’Arlequin, Stock, Paris, 1993, p. 84.
Le Coq et l’Arlequin, op.cit, pp. 49.
« Préface de 1922 », in Les Mariés de la Tour Eiffel, Gallimard (Folio), Paris, 1948, p. 69.
Opium, op. cit., p. 46.
« octobre 1955 », in Le Passé défini, t.4, Gallimard, Paris, 2005, p. 272.
« De mes évasions », in La Difficulté d’être, Du Rocher, Monaco, 1989, p. 45.
« Des distances », in Journal d’un inconnu, op. cit., p ; 171.
« février 1944 », in Journal 1942-1945, Gallimard, Paris, 1989, p. 470.