Jean Cocteau, Epitaphe, in LeRequiem
‘Il me faudrait qu’un seul mot parfois, un simple petit mot sans importance, pour être grand, pour parler sur le ton des prophètes, un mot-témoin, un mot précis, un mot subtil, un mot bien macéré dans mes moelles, sorti de moi, qui se tiendrait à l’extrême bout de mon être,Antonin Artaud, Le Pèse-Nerfs
‘«Ces tentatives d’évasion me laissaient l’âme atteinte. La fatigue me sauvait ; je pleurais, je me cachais au bord de la mer, je m’écartelais au soleil, je rêvais de calme et de vivre heureux. Je me formais un idéal de joie. Un idéal de joie ! (…) ce qui nous frappe comme une malchance, comme une aptitude au drame, compose ailleurs un chef-d’œuvre. »’in Lettre à Jacques Maritain
Un idéal de joie de la vie simple : s’aimer soi-même, marcher paisiblement, respirer de l’air frais et se ressourcer… Voilà la recette la plus élémentaire du bonheur, du bien-être et de la santé. Et pourtant, Cocteau ne réussit pas à la suivre : il ne s’épanouit pas parce qu’il n’arrive pas à se surmonter.
Malaises, maladies du mal-être… Profondes ou superficielles, il y a toujours des blessures qui ne se cicatrisent pas chez Cocteau. La plus insupportable parmi ces plaies de l’être, est bien son amour-propre blessé à jamais. Par qui ? Son corps, son physique, sa « chair imparfaite ». C’est la plus terrible plaie humaine qu’il s’était infligée lui-même. Il ne s’aimait pour ainsi dire pas.
Ce corps - humain trop humain – dans lequel il devait vivre, n’était vraiment pas idéal ! Et lorsque l’on ne supporte pas la moindre « sale blague du corps et des organes », 1 on ne supporte plus rien. Alors, s’aimer soi-même, penser à jouir de la vie… c’est presque impensable. Il est vrai que l’être humain possède une fabuleuse faculté d’adaptation : il cicatrise avec le temps, et peu à peu recouvre son intégrité, restaure son image. Hélas, il y a des « êtres » qui n’y parviennent pas. L’homme Cocteau était bien l’un des ceux-là.
Nous n’inventons rien. C’est Jacques-Emile Blanche qui témoigne ainsi dans son Journal 2 intime de 1911-1917. Voici les traits les plus frappants de ce jeune poète. En 1911, Cocteau a vingt-et-un ans : « Cet enfant à Gardénia », « Pauvre petit être frêle », caractérisé par « sa volubilité, sa nervosité sautillante et ses amitiés mondaines », mais cet enfant « est d’une rare intelligence, d’une inquiétante précocité de jugement ». L’enfant terrible, « compliqué en apparence, sans doute odieux aux autres, mais, au fond, inquiet, malheureux, mais fier d’une supériorité » (pp. 153-155).
L’année suivante, 1912, l’image de Cocteau ne s’améliore pas : « Qu’est-ce que l’avenir réserve à Jean, qui a déjà un passé, deux vies de journaliste et de parisien, avant d’avoir commencé l’œuvre qu’il semble porter en lui ? » ; « Ce mélange d’enfantine gaîté, d’entrain, ces coqs à l’âne, cette drôlerie, la profondeur de cette sensibilité, de cette intelligence supérieure ». De plus « ce petit garçon » a les mêmes symptômes nerveux qu’Anna de Noailles, sa muse de l’époque : « les migraines subites, les dépressions fiévreuses » (pp. 156-157). Jusque-là, Cocteau avait investi toute son « intelligence supérieure » dans trois recueils de poèmes académiques.
Puis enfin une année importante, 1913. Les adieux aux « trois niaiseries » 3 ou le début d’un changement décisif dans la vie de Cocteau. Bien qu’il ne se soit pas encore débarrassé de ses étourderies enfantines – il reste « assez petit garçon », « feint le respect » et « sucre sa voix », selon Jacques-Emile Blanche - Cocteau commence à examiner sa « gêne métaphysique » (pp.159-161). En clair, c’est le commencement d’un long diagnostic sur lui-même. Ce qui deviendra sept ans plus tard le monstre de son aquarium, Le Potomak.
A sa vingt-troisième année, Cocteau a enfin pris conscience : il lui faut appréhender ce qui ne fonctionnait pas en lui et minutieusement étudier, analyser le moindre élément anormal, dérangeant, qu’il pensait déceler chez lui. Cette année charnière de sa vie – car à partir de là, tout bascule -, Cocteau s’en souvient lors de ses Entretiens avec André Fraigneau. :
‘« A vingt ans j’ai décidé (…) de m’enfoncer en moi-même, dans ce trou terrible, dans cette mine inconnue, au risque de rencontrer le grisou. »1 ’Ce conflit interne, Jacques-Emile Blanche n’a pas oublié de le remarquer dans l’une des pages de son Journal : « Notre sujet favori qui revient dès que nous sommes ensemble : la mort » ; « cet incroyable petit être(…) plus on le connaît et plus on est désorienté ! Un vieillard et un enfant » (p. 159).
Où était-il passé le jeune homme « intrépide et stupide » qui s’enivrait des vers mélodieux ? Tout à coup, il a disparu. Que lui était-il arrivé ? Il était puni et chassé par l’alliance symbolique du « vieillard » (mort) et de l’« enfant » (re-naissance). Ce qui veut dire : entre innocence et connaissance, renaître ou mourir. En somme, le passé est mort dans la tête de Cocteau renaissant à vingt trois ans. Il a tué et enterré cette image trop terrible de soi, ce style précieux sans doute impressionnant, mais qui n’émeut pas. L’inoubliable 1913, la terrible année d’un suicide symbolique !
Dès lors, le nouveau Cocteau fait l’impossible afin d’empêcher que l’ancien Cocteau revienne au galop. On ne sait jamais… Quel était le plan d’attaque de Cocteau contre lui-même ? L’éloignement, l’exil ou plutôt les innombrables « tentatives d’évasion », loin de soi.
Il lui fallait tout d’abord une échappatoire pour ne pas rester face au calme et au silence et surtout face à son ennemi : lui-même. La « fatigue » était un mal nécessaire pour s’oublier. Pour Cocteau il n’y avait rien de mieux que l’hyperactivité pour guérir de son hypersensibilité. Il avait déjà vingt trois ans. Un terrible sentiment de retard le poussait à accélérer plus vite que le temps.
Une technique somme toute appréciable pour se fuir soi-même, aller plus vite que ses propres pensées agitées. Résultat, entre son anxiété intempestive et un perfectionnisme permanent, il s’épuisait, s’exténuait. Il se faisait du mal pour guérir de soi-même durant toute sa vie. Car, même quarante ans après, il s’évadait toujours :
‘« Dépouillé de mes jambes, il ne me restait que fatigue. Je m’évadai(…). Lorsque j’écris que je m’évadai, (…), c’est le terme exact que j’emploie. J’y apportais les battement du cœur, l’angoisse, l’incertitude, la patience, l’ingéniosité(…). Et ce n’était pas ma première évasion, ni ma dernière. J’en ai plus d’une à mon actif. »1 ’Aussi est-ce cet itinéraire détourné de ces tentatives répétées d’évasion que nous allons suivre. La route de son corps. Notre écrivain ne se posait ni en tant que scientifique, ni biologiste, ni un chimiste. Encore moins un alchimiste. Néanmoins, ses visions et le langage en sont constamment empreints. Car tout en désirant échapper à son pire fardeau, son corps haïssable, il l’a exploré, examiné, décortiqué. Point par point, de la peau jusqu’à ses gouttes de sang, sans oublier sa physiologie tel le cœur, le souffle. Et le poète boitait sur cette voie anatomique. Une voie d’accès à défricher, à déchiffrer, et qui en fin de compte, le menait à l’intérieur de lui-même.
Ce corps-là est un sujet fondamental de son œuvre sans lequel nous ne pourrions reconnaître son écriture et son talent déchiré.
« septembre 1955 », in Le Passé défini, t.4, Gallimard, 2005, Paris, p. 244.
Voir Cahiers Jean Cocteau, n°11, Annexe n°1, Gallimard, Paris, 1989. C’est un des plus précieux témoignages sur notre écrivain à ses débuts.
Voir le chapitre « Dérive », in Journal d’un inconnu, Grasset, Paris, 1953, p. 133 : « La Lampe d’Aladin, Le Prince Frivole, La Danse de Sophocle, trois niaiseries ».
« Premier entretien », in Entretiens avec André Fraigneau, Du Rocher, Monaco, 1988, p. 5.
« De mes évasions », in La Difficulté d’être, Du Rocher, Monaco, 1989, pp. 40-42.