in LesChevaliersdelaTableronde
En effet, ce n’est pas drôle du tout. Ginifer, le personnage « invisible » des Chevaliers, qui « n’existe qu’en s’incarnant dans les autres et sous le regard des autres », sait de quoi il parle. Car, « on ne le voit jamais en Ginifer, mais en faux-ceci ou faux-cela ». 1
Cependant, même fausses, les apparences de substitution importent chez certaines personnes. Ceux qui se croient transparents, inexistants, à cause de leur médiocrité physique : les vulnérables. Ce sont des « blessés narcissiques ». Dans leur tête, il y a déjà une image toute faite d’une certaine « apparence idéale ». Ils voudraient être beaux en possédant cette enveloppe fantasmagorique belle et désirable. Sauf que celle qui apparaît dans le miroir ne correspond jamais à leur attente. Loin de là. Voici le portrait de Jacques Forestier. Le personnage le plus autobiographique de Cocteau :
‘« Il se regarda. Il s’infligeait ce spectacle(…). Depuis l’enfance, il ressentait le désir d’être ceux qu’il trouvait beaux et non de s’en faire aimer. Sa propre beauté lui déplaisait. Il la trouvait laide. Il lui restait des souvenirs de beauté humaine comme des blessures(…). Jacques avait onze ans. Il revoit(…) (u)n jeune homme et une jeune fille aux figures sombres, aux yeux constellés, riant et découvrant des mâchoires superbes(…). Une fois dans sa chambre qui ouvre sur un mur de glace, Jacques se regarde. Il se compare au couple. Il voudrait mourir. »2 ’Démoralisés et tourmentés, les écorchés vifs tentent, dans un premier temps, d’ignorer la représentation visuelle et spontanée de leur être. Comme si le seul moyen de remédier à cette blessure intime et modifier leur apparence haïssable, serait de « dépouiller », de faire disparaître leur enveloppe charnelle discordante et inconsistante. Voici encore une autre image de Jacques Forestier qui mérite d’être soulignée. Les traits nerveux, crispés – son visage anguleux, blafard – et l’épuisement apparent - sa maigreur significative – montrent explicitement la « blessure narcissique » évidente :
‘« N’ayant pas l’apparence qu’il eût souhaitée, ne répondant pas au type idéal qu’il se formait d’un jeune homme, Jacques n’essayait plus de rejoindre ce type dont il se trouvait trop loin. Il enrichissait faiblesses, tics et ridicules jusqu’à les sortir de la gêne. Il les portait, volontiers, au premier plan. A cultiver une terre ingrate, à forcer, à embellir de mauvaises herbes, il avait pris quelque chose de dur qui ne s’accordait guère avec sa douceur. Ainsi, de mince qu’il était, s’était-il fait maigre ; de nerveux, écorché vif. Coiffant difficilement une chevelure jaune plantée en tous sens, il la portait hirsute. »1 ’Dans le même genre, il y a aussi cet « élève pâle » qui apparaît au début des Enfants terribles. Un soir d’hiver, lorsque tous les élèves du Petit Condorcet, s’excitent en préparant une « bataille de boules de neige », Paul surgit comme un malade qui sort de son lit. Dans ce paysage enchanteur des enfants qui s’amusent, la figure blême et fantomatique de ce personnage reflète déjà une blessure cachée :
‘« Le questionneur avait une figure pâle, des yeux tristes. Ce devaient être des yeux d’infirme ; il claudiquait et la pèlerine qui lui tombait à mi-jambe paraissait cacher une bosse, une protubérance quelque extraordinaire déformation(…) et l’on vit que sa démarche, cette hanche malade étaient simulées par une façon de porter sa lourde serviette de cuir. Il abandonna la serviette et cessa d’être infirme, mais ses yeux restèrent pareils. Il se dirigea vers la bataille(…). L’élève pâle contourna le groupe et se fraya une route à travers les projectiles. Il cherchait Dargelos. Il l’aimait. » 2 ’Le syndrome de l’écorché vif, c’est cela dont il s’agit. Certaines personnes complexées souffrent de cette « dysmorphophobie » sévère. Ce sont des prisonniers de leur chair, de leur propre image du corps : leurs apparences sous-estimées, jugées comme « indésirables », s’avèrent comme un vrai « défaut » physique invivable, voire une « faute originelle » impardonnable à leurs yeux. En se croyant vivre claquemurés dans leurs enveloppes charnelles qui ne correspondent pas à leurs désirs et à leur exigence du beau idéal, ils sont constamment torturés par un sentiment de laideur, de honte et de doute.
Quelle autre image que la « Tunique de Nessus » 1 pourrait expliquer le tourment psychique inconsolable des personnes écorchées vives ? Ce « manteau empoisonné » qui ronge et dissout leur corps entier ou qui les étouffe sous leur peau.
Or, en rejetant avec mépris et en voulant effacer à tout prix leur propre image du corps, les écorchés vifs perdent encore davantage : la perception même de leur identité. Voilà ce qui arrive à force de vouloir vivre dans le constant déni de leur être. Le véritable drame de l’apparence arrive lorsque le noyau de leur être – le Moi - se trouve en fin de compte, morcelé, broyé et tombe en morceaux. Cocteau connaissait bien le mécanisme de cette fêlure narcissique, cette précarité de l’être. Dans une de ses Lettres à Milorad, l’écrivain se confie ainsi : « Je suis en miettes. Il me faudra reconstituer mon image. » (pp. 171-172).
Dans son livre, Le Moi-peau, Didier Anzieu étaye remarquablement la corrélation évidente entre notre enveloppe charnelle et celle de notre psychisme. D’une manière générale, le rôle primordial de la « peau humaine » se révèle comme un « reflet de notre bonne ou mauvaise santé organique et un miroir de notre âme ». Donc la peau représente non seulement le « siège du bien-être » pour l’individu, mais aussi celui de la « séduction » (p.39) par rapport à autrui. Par conséquent, l’équilibre établi entre le « moi » et la « peau », nourrit le narcissisme primaire de l’homme : la santé de son ego en dépend. Ce qui requiert toute notre attention, c’est l’altération du « moi-peau » : lorsque la « peau » ne remplit pas son rôle du « versant narcissique », elle commence à déstabiliser le « moi » et finit par créer des fissures psychologiques graves chez l’homme, les « blessures narcissiques ». Le psychanalyste explique ainsi :
‘En fait ces malades souffrent d’un manque de limites : incertitudes sur les frontières entre le Moi psychique et le Moi corporel, entre le Moi réalité et le Moi idéal, entre ce qui dépend de Soi et ce qui dépend d’autrui, brusques fluctuations de ces frontières, accompagnées de chutes dans la dépression, indifférenciation des zones érogènes, confusion des expériences agréables et douloureuses, indistinction pulsionnelle qui fait ressentir la montée d’une pulsion comme violence et non comme désir(…), vulnérabilité à la blessure narcissique en raison de la faiblesse ou des failles de l’enveloppe psychique, sensation diffuse du mal-être, sentiment de ne pas habiter sa vie, de voir fonctionner son corps et sa pensée du dehors, d’être le spectateur de quelque chose qui est et qui n’est pas sa propre existence. »1 ’Et cet état permanent de dispersion interne, d’instabilité psychologique, Cocteau l’éprouvait constamment. Ainsi se comparait-il souvent à une « épave flottante » en pleine mer. Son enveloppe corporelle ravagée par les dermatites s’étendait en fait jusque dans son psychisme. Tout comme sa peau réelle, prête à craqueler à tout moment, sa peau de poète – « enveloppe psychique » - se trouvait tout aussi fragile dans sa tête.
Quelle est la source maléfique de tout ce drame ? La « beauté ». Elle est l’origine du malaise, de la souffrance et des blessures narcissiques inguérissables dans l’univers de Cocteau. Il devient essentiel dès lors de s’interroger sur les canons singuliers de la beauté et de ses « immenses privilèges » que notre écrivain évoque sans cesse.
Pour notre poète, la beauté signifie avant tout une « violence » pour l’esprit. Comme le fait remarquer d’ailleurs le personnage de Renaud à sa belle déesse Armide, la présence de certaines personnes ou certaines œuvres, s’avère si éblouissante et fascinante :
‘« Renaud : Votre éclat me fait mal. Si je ferme les yeux il blesse ma paupière. Vous rayonnez avec une froideur de pierre. Vous jetez loin de vous des poignards de rayons. »2 ’Terrible comme un « sale coup de poing », fracassante comme le « choc » d’un accident, la « beauté » est un phénomène qui « échappe à l’analyse » pour les âmes sensibles. C’est pourquoi Cocteau répète sans cesse que « le beau résulte toujours d’un accident. D’une chute brutale entre des habitudes prises et des habitudes à prendre. Il déroute, dégoûte. Il arrive qu’il fasse horreur » ( Le Journal d’un inconnu, p. 14) et que « la grande beauté balance toujours entre la vie et la mort » ( Le Mystère laïc, p. 698) :
‘« La présence est quelque chose qui s’analyse mal et d’un poids extraordinaire. »3 ’ ‘« Je veux que les œuvres insolentes vous arrivent d’elles-mêmes et vous donnent chacune leur sale coup de poing. Bref je n’aime pas vous voir « aller aux œuvres. » Je veux que vous encaissiez la beauté au lieu de faire des politesses. »4 ’Lourde et imposante comme du « marbre funéraire » est cette présence cruellement indéniable des êtres exceptionnels. Car leur beauté insolente et arrogante est presque une hypnose : tel un félin sauvage qui fascine celui qui le croise par la puissance primitive de son geste, mais aussi par la noblesse absolue de sa prestance naturelle. Cet éclat prestigieux, cette insoutenable beauté des personnes, fortes et sûres d’elles-mêmes, blesse et rend « infirmes » les autres. Ceux qui, faibles et éclipsés, ne possèdent aucune aura personnelle.
En somme, chez Cocteau, la véritable beauté ne signifie pas une « plastie physique parfaite ». Mais celle qui fascine, fait « perdre la tête », rend « malade » et donne une sorte de « nausée délicieuse ». Dans cet état fébrile de nervosité instinctive, mêlée de peur et d’admiration, les écorchés vifs se tournent inlassablement vers leur « type idéal ». Tel un tournesol qui se tord pour contempler son beau et éternel soleil.
Parmi les personnages de Cocteau, celui qui symbolise le mieux ce type de beauté magnétique reste incontestablement le Dargelos du Livre blanc et des Enfants terribles :
‘« Un des élèves, nommé Dargelos, jouissait d’un grand prestige à cause d’une virilité très au-dessus de son âge. Il s’exhibait avec cynisme et faisait commerce d’un spectacle(…). Je revois sa peau brune. A ses culottes très courtes(…), on devinait fier de ses jambes(…) mais à cause de ses jambes d’homme, seul Dargelos avait les jambes nues. Sa chemise ouverte dégageait un cou large. Une boucle puissante se tordait sur son front. Sa figure aux lèvres un peu grosses, aux yeux un peu bridés, au nez un peu camus, présentait les moindres caractéristiques du type qui devait me devenir néfaste(…). La présence de Dargelos me rendait malade. Je l’évitais. Je le guettais. Je rêvais d’un miracle(…) et qui n’était qu’un désir fou de lui plaire. »1 ’ ‘« L’élève pâle(…) cherchait Dargelos. Il l’aimait. Cet amour le ravageait d’autant plus qu’il précédait la connaissance de l’amour. C’était un mal vague, intense, contre lequel il n’existe aucun remède, un désir chaste sans sexe et sans but. Dargelos était le coq du collège. Il goûtait ceux qui le bravaient ou le secondaient. Or, chaque fois que l’élève pâle se trouvait en face des cheveux tordus, des genoux blessés, de la veste aux poches intrigantes, il perdait la tête. »2 ’Dargelos était terriblement attirant aux yeux de Cocteau, car cet adolescent représentait le type exemplaire du « voyou ». Il y a là déjà, un peu de Jean Genet, l’écrivain voyou par excellence selon Cocteau. Celui qui avait les signes mystérieux du génie jusque dans ses crimes. La figure majestueuse de l’insoumis, le sauvage, le marginal que la société bien éduquée rebute. Dargelos, le petit coq exhibitionniste, rebelle et sans pitié, devait ressembler à un demi-dieu aux yeux des collégiens boutonneux. Jeune, il incarnait déjà la force et la beauté masculines à laquelle Cocteau reste si sensible. Dans ses Portraits-souvenir, l’écrivain se souvient de l’aura mystérieuse de ce personnage :
‘«Cette beauté robuste, sournoise, évidente, ensorcelait les personnes les plus certaines de n’y être point sensibles(…). Imaginez quels désordres pouvait provoquer un Dargelos, chef de bande, coq du collège, cancre impuni, Dargelos à la mèche nocturne, aux yeux bridés, aux genoux blessés et superbes, sur des larves avides d’amour, ignorant l’énigme des sens et les moins protégées du monde contre les atteintes terribles que porte à toute âme délicate le sexe surnaturel de la beauté. J’ai toujours supposé que Dargelos connaissait son privilège et en jouait. C’était le vamp de l’école. Il nous éblouissait, nous écrasait, nous éclaboussait de son luxe moral et développait en nous ce fameux complexe d’infériorité dont, certes, on parle beaucoup trop, mais qui existe et qui, plus que l’orgueil, est la cause de bien des misères(…). Maintenant Dargelos a quitté mon Olympe intime et(…), il verse du rêve à nombre de jeunes lecteurs inconnus. Je n’ai pas changé son nom. Dargelos était Dargelos. Ce nom est un programme de morgue. Où vit-il ? Vit-il ? Se manifestera-t-il ? Verrai-je son fantôme ironique apparaître mon livre à la main ?(…). J’aimerais mieux qu’il demeure dans l’ombre où je lui ai substitué sa constellation, qu’il me reste le type de tout ce qui ne s’apprend pas, ne s’enseigne pas, ne se juge pas, ne s’analyse pas, ne se punit pas, de tout ce qui singularise un être, le premier symbole des forces sauvages qui nous habitent, que la machine sociale essaie de tuer en nous, et qui, par-delà le bien et le mal, manoeuvrent les individus dont l’exemple nous console de vivre. »1 ’Mi-réel, mi-romanesque, le personnage de Dargelos représente chez notre poète, un « passant considérable qui traverse (son) œuvre ». 2 Irrésistibles arrogance et insolence sont donc le reflet le plus emblématique – presque mythique - de la beauté masculine à laquelle Cocteau semble si attentif. Par ailleurs, Serge Dieudonné offre une excellente interprétation de Dargelos. Voici pourquoi la présence de ce personnage s’avère si rayonnante chez notre poète :
‘« Dargelos, suivi du radieux cortège de ses avatars, mortifie éternellement le poète(…). La figure mythique de Dargelos résume pour Cocteau les prérogatives dévolues au Surhumain de Nietzsche. Sa liberté souveraine, son aisance à se mouvoir selon sa nature dans un milieu régi par des lois rigoureuses où obéir demeure le premier impératif, sa beauté qui enferme dans une peau incomparable tous les prestiges de l’interdit, en font comme un frère de l’Archange. Son ascendant agit sur ceux-là mêmes qui par leur âge ou leurs fonctions s’en estiment saufs. Dargelos véhicule en sa personne la dénégation royale du bien comme du mal, d’autant plus puissante qu’elle ne s’exerce qu’au moyen d’actes publiés par le langage de son corps. Au-delà des contingences d’une humanité peureuse et résignée, Dargelos irradie dans une solitude de dieu dont les leçons soudaines frappent comme la foudre et médusent l’âme de leur éblouissante fable. »3 ’Dans un des chapitres de La Difficulté d’être, consacré justement à sa conception « de la beauté », Cocteau met en exergue la force attractive comme première qualité notable : « La beauté est une des ruses que la nature emploie pour attirer les êtres les uns vers les autres et s’assurer leur appui. Elle l’emploie dans le plus grand désordre. » (p. 175).
Il y a aussi le personnage de Stopwell du Grand écart qui incarne ce genre de beauté orgueilleuse. D’apparence certes moins « brute », et plus sophistiquée que celle de Dargelos, la beauté de Stopwell exerce aussi son charme dédaigneux. Sa dominance tyrannique sur le personnage de Petitcopain, un autre adolescent complexé du roman, montre en effet le même schéma problématique de l’emprise de la beauté, construit par Dargelos, le narrateur du Livre blanc et Paul des Enfants terribles. Voici le prétentieux Peter Stopwell, « champion du saut en longueur » ( p. 28) qui éblouit et bouscule Petitcopain, un personnage effacé comme une petite ombre :
‘Peter Stopwell eût possédé la beauté grecque si le saut en longueur ne l’avait étiré comme une photographie mal prise. Il sortait d’Oxford. Il en tenait sa fatuité, ses boîtes de cigarettes, son cache-nez bleu marine et une immoralité multiforme sous l’uniforme sportif. Petitcopain l’aimait(…). Son amour l’ahurissait(…). ’ ‘Cet amour flattait Stopwell. Il n’en laissait rien voir. Il rabrouait le pauvre petit. « ça ne se fait pas », disait-il, en réponse aux moindres caresses enfantines. Ou bien : « Vous n’êtes pas propre, vous savez. Lavez-vous. Baignez-vous. Frictionnez-vous. Vous ne vous baignez jamais. Si on ne se baigne pas on sent mal ». ’ ‘Souvent, les reproches de Stopwell étaient une manière de taquineries anglaises. Mais Petitcopain ne connaissait que l’A.B.C du rire et des larmes. Il ne comprenait pas. Il se croyait sale, vicieux et idiot. »1 ’De même, chez certains artistes tels que Nijinsky et Barbette, Cocteau apercevait aussi cette magnificence des mâles, fiers et supérieurs. Outre leur force de caractère et leur présence évidente, le célèbre danseur de ballet et le trapéziste américain paraissaient aux yeux de Cocteau, comme des créatures étonnantes qui naissent de l’imagination mythologique.
Regardons cette étonnante faculté de transformation et incroyable maîtrise du corps chez Vaslav Nijinsky, cette exquise créature. Ce danseur étoile était capable de hausser son physique imparfait jusqu’au sommet de la beauté du corps masculin. D’après le témoignage de Cocteau, les spectacles ressemblaient à la naissance d’une nouvelle race d’hommes. Métissée du « divin » et de l’« humain ». Divin, car le corps de Nijinsky muait en direct et reflétait quelque chose d’indicible et d’inintelligible qui « échappe à l’analyse ». Cocteau voyait à travers les mouvements extraordinaires du danseur, la manifestation inimaginable de l’irréel, du surnaturel. Voici l’exhibition sublime, inoubliable du corps humain dans toute sa splendeur :
‘« Nijinsky était d’une taille au-dessous de la moyenne. D’âme et de corps il n’était que déformation professionnelle. Sa figure, du type mongol, était reliée au corps par un cou très haut et très large. Les muscles de ses cuisses et ceux de ses mollets tendaient l’étoffe du pantalon et lui donnaient l’air d’avoir des jambes arquées en arrière. Ses doigts étaient courts et comme tranchés aux phalanges. Bref on n’aurait jamais pu croire que ce petit singe aux cheveux rares, vêtu d’un pardessus à jupe, coiffé d’un chapeau en équilibre au sommet du crâne, c’était l’idole du public. Il l’était cependant, à juste titre. Tout en lui s’organisait pour paraître de loin, dans les lumières. En scène sa musculature trop grosse devenait svelte. Sa taille s’étirait (ses talons ne portant jamais par terre), ses mains devenaient le feuillage de ses gestes, et quant à sa face, elle rayonnait. Une semblable métamorphose est presque inimaginable pour ceux qui n’en ont pas été les témoins. »2 ’ ‘« Une sorte d’Hermès de la bourgeoisie, un chat acrobate farci de luxure candide et d’indifférence sournoise, un écolier (…) patelin, voleur, véloce, totalement libéré des contraintes de la gravitation et d’une parfaite désinvolture mathématique. Désir, farces, contentement de soi, dodelinements rapides de la tête, arrogance, d’autres choses encore(…). »1 ’Dans la même lignée des artistes fabuleux, il y a aussi ce Vander Clyde, alias Barbette. Ce trapéziste connaissait aussi la mystérieuse faculté du corps humain du bout des doigts. En dix minutes, il était capable de se métamorphoser en « femme », en « un ange, une fleur, un oiseau ». Et ce « travestissement » parfait révélait aux yeux de Cocteau une « étrange et surprenante beauté » (Le numéro Barbette, p. 97) par laquelle l’écrivain est depuis toujours fasciné :
‘« Barbette est un jeune Américain de vingt-quatre ans, d’aspect un peu bossu comme les oiseaux, de démarche un peu infirme ( sans doute à cause de mains et de pieds très petits)(…). Seule l’étonnante arcade sourcilière qui surmonte des yeux inhumains signale à l’attention sa personne, aussi anonyme que l’était, en ville, Nijinsky(…). Barbette déniaise la fable grecque des jeunes hommes changés en arbres, en fleurs. Il en supprime la féerie facile. Nous allons suivre en pleine lumière, au ralenti, les phases d’une métamorphose(…) lorsque Barbette, avec sa tête de femme, contredite par son torse nu et sanglé de trousses de cuir, ressemble beaucoup aux Apollon des bandagistes. (…) il plaît à ceux qui voient en lui la femme, à ceux qui devinent en lui l’homme, et à d’autres dont l’âme est émue par le sexe surnaturel de la beauté. »2 ’Bref, jusque là, nous avons observé les types symbolisant l’ambiguïté mystérieuse de la beauté masculine chez Cocteau. Que pensait-il de la beauté féminine alors ? Quels étaient ses types féminins ?
Notre poète considère la « laideur sublime d’une Gorgone » comme « signe de la beauté véritable ». 3 L’idée de la beauté féminine chez Cocteau se présente par un étrange mélange du « sublime » et de la « laideur », de la touchante « émotion » et de la « terreur ». A la fois repoussante et captivante, déplaisante et charmante est cette bizarrerie de la sensualité féminine chez notre poète. Encore un phénomène inédit, inattendu de la beauté humaine. Mais la beauté féminine semble agir différemment que la beauté masculine. Si cette dernière renvoie une image plus majestueuse, plus éclatante des hommes, celle des femmes semble plus sournoise, vénéneuse :
‘« Vous riez d’abord de la laideur ; elle vous intrigue, elle vous révolte. Peu à peu, elle vous empoisonne ; votre organisme refuse de s’épanouir. Il louche, il boite, il meurt. L’Orient connaît ces forces terribles. »1 ’Selon lui, une femme fatale serait ainsi faite par une « conjugaison » de la « grimace » - goût amer du poison - et du « charme » - force irrésistible. 2 A entendre notre écrivain, ce serait plutôt la « laideur » qui tiendrait le lieu de beauté, chez une femme exceptionnelle. Le charme de cette belle laideur, c’est aussi ce qui pousse Œdipe à se laisser séduire par Jocaste dans La Machine infernale :
‘« Œdipe : Un visage de jeune fille, c’est l’ennui d’une page blanche où mes yeux ne peuvent rien lire d’émouvant ; tandis que ton visage ! Il me faut des cicatrices, les tatouages du destin, une beauté qui sorte des tempêtes(…). Que vaudrait un regard, un sourire de petite oie, auprès de ta figure étonnante, sacrée : giflée par le sort, marquée par le bourreau, et tendre, tendre et… » 3 ’Par ailleurs, dans sa Correspondance avec Max Jacob et celle avec Jean Hugo, Cocteau explique sommairement, la relativité de la « laideur » et de la « beauté » :
‘« (…) on m’avait parlé de laideur – mais le beau commence où l’œil ne juge plus – où le cœur traverse le marbre. »4 ’ ‘ « Croyez-moi que je sais voir. Si je parle de laideur, c’est qu’une certaine laideur m’est belle. »5 ’Lorsque Cocteau applique cette conception personnelle de la « beauté laide », il crée le personnage de Germaine Râteau du Grand écart. C’est une actrice de seconde zone qui fait « partie de ces femmes qui touchent cinquante francs au théâtre et cinquante mille à la maison » (p. 39). Comme « l’art ne (la) nourrissait pas », elle s’est laisser entretenir par un « amant riche, si riche que son seul nom signifi(e) richesse. Il s’appel(le) Nestor Osiris » (p. 43). Cette femme terre-à-terre et débrouillarde attise tout naturellement la curiosité de Jacques Forestier. L’adolescent sombre qui déteste sa faiblesse, sa douceur et qui n’est attiré que par son exact contraire, ne peut rêver une meilleure rencontre. Germaine incarne la femme qui possède cette dureté terrestre. Bien enracinée dans la réalité, elle n’hésite pas, s’exhibe et s’assume. Malgré sa laideur. C’est cette façon d’être sûr de soi dans sa peau, qui représente aux yeux de Jacques Forestier, décidément un phénomène mystérieux :
‘«(…) Germaine. Cette fille en vogue jouait quatre rôles dans la revue qui tombait de fatigue après trois cent cinquante représentations. Germaine souriait très haut entre l’orchestre et le tambour. Sa beauté penchait sur la laideur, mais comme l’acrobate sur la mort. C’était une manière d’émouvoir. Ce chien-et-loup attirait Jacques. »1 ’Cocteau a connu beaucoup d’actrices et de chanteuses de renom dans sa vie. Parmi elles, il y ces artistes féminines épatantes telles que Mistinguette, Edith Piaf ou encore Maria Lani auxquelles Cocteau dédiait toute son admiration. Ce sont des femmes types qui incarnent les « dernières cariatides du temple » de l’art, d’un « règne de forces animales » d’après Cocteau. Chez elles, la « tête », l’« intellectualisme » n’ont pas de place. Il n’y a que leurs « cœur et entrailles » ( Adieu à une étoile, p. 205) qui représentaient la véritable beauté féminine. Cocteau ressentait à travers ses belles de l’âme, le regard pétrifiant et sublime d’une Gorgone en colère. Chacune dans son genre, mais ces petits bouts de femmes étaient des « monstres sacrés » qui, par leur seule présence, défiaient, toisaient et hypnotisaient la foule :
‘«Mme Mistinguette symbolise une grande race défunte, race animale, que j’aimerais surprendre murmurant, comme j’imagine que se le chuchotent les plantes entre elles : « Je ne pense pas, donc je suis. » Chez cette race, le penser n’entrave point d’agir. L’agir se forme d’un bloc sans paille et sans contrôle, d’un élan que rien ne freine. Ignorant le ridicule, cette race oppose une innocence presque sauvage aux problèmes qui nous embrouillent. Elle marche nue, dirai-je. Rien ne l’arrête au bord d’une zone excessive, où le bon goût ni le mauvais goût ne s’exercent. »2 ’ ‘« Lorsque j’ai entendu Edith Piaf, j’ai été stupéfait de la force qui se dégage d’un corps minuscule. Elle entre. Elle est vaincue. Des mèches rouges tombent en désordre autour d’un front de jeune Victor Hugo. Des jambes robustes soutiennent mal une bosse d’ange ou de fauvette. Et les yeux sont inoubliables : des yeux d’aveugle miraculée, des yeux de Lourdes, des yeux de « voyante »(…). Et la vaincue se redresse (…) et les mains deviennent des branches sous l’orage et la petite femme pitoyable prend le large. Et les autres deviennent pitoyables – ceux qui écoutent(…). Car Edith Piaf mérite les plus nobles partenaires et le décor de Bérard où elle habite. Une chambre nocturne d’hôtel, éclairée par les tics de lumière de la rue Pigalle. C’est dans ce mystère bleu, dans cette laideur médiocre que Bérard hausse jusqu’à la plus belle peinture, que Piaf souffre, s’agite, se brise, nous émeut et nous oblige à éclater de rire. »3 ’ ‘« Voilà le genre de surprise qu’elle réserve. Chaque fois qu’on la quitte des yeux elle change(…) tour à tour une petite fille, une femme ravagée (…) elle possède trois profils. (…) cette bouche(…) ses dents d’ogre, tout son terrible rire de jeunesse et de tête de mort(…) c’est une actrice ; il est normal qu’elle sache rire. Sans doute, mais ce rire m’effraie ; il est trop vrai(…). Il m’énerve ; il souligne mon impuissance, il me rend fou. J’ai envie de crier(…). Une force inconnue me paralyse(…). Un œil qui ne semble même pas me regarder me fouille jusqu’à l’âme(…). Inutile d’avouer ma défaite(…) : je suis pris. »4 ’Que ce soit masculine ou féminine, la « beauté » symbolise avant tout chez Cocteau, cette espèce d’aisance presque surnaturelle et la présence indéniablement dominante – voire envahissante - de ces êtres hors du commun. De plus de leurs traits physiques attirants, leur manière d’être si simple mais en même temps remarquable définit cette notion de l’« enveloppe humaine idéale » pour notre écrivain.
Ferme, vivante et puissante, la « peau » représente ainsi une sorte d’organe sublime qui permet à l’homme, la « possession totale de soi-même » : d’être en parfait accord avec soi-même, d’être entier et complet. C’est cette simplicité magistrale d’être qui manque fondamentalement aux personnes écorchées vives. Pour ceux qui ne savent comment vivre à l’aise dans leur peau, cette plénitude naturelle ne peut ressembler qu’à un « luxe » royal, à un « miracle » et à la « plus grande audace ».1 Selon Cocteau, les « beaux » jouissent alors des « privilèges immenses » auxquels les personnes vulnérables n’osent même pas rêver :
‘« Enfin, la beauté strictement physique affiche une façon arrogante d’être partout chez soi. Jacques, en exil, la convoite. Moins elle est aimable, plus elle l’émeut ; son destin étant de s’y blesser toujours. ’ ‘Il voit un bal derrière des vitres : cette race aux papiers en règle, joyeuse de vivre, habitant son vrai élément et se passant de scaphandres. ’ ‘Donc, sur les figures sans douceur, il amassera du songe. »2 ’ ‘«Les privilèges de la beauté sont immenses. Elle agit même sur ceux qui paraissent s’en soucier le moins. »3 ’ ‘« Les privilèges de la beauté sont immenses. Elle agit même sur ceux qui ne la constatent pas. »4 ’Par quel autre nom que les « privilèges » pourrions-nous appeler ces récompenses prestigieuses que le ciel n’accorde pas à tout le monde ? Quelles autres personnes que ces heureux gagnants de la loterie céleste, peuvent se délecter de ces immenses dons ? Ce talent d’exister et de vivre avec tant de facilités dans l’espace délimité et dans l’immédiat. Mais surtout ce pouvoir de gouverner le regard d’autrui.
Il est évident que pour Cocteau, seuls ces « privilégiés » peuvent affirmer sans gêne, ni honte, ni doute : « Je suis là, donc je suis ». Ou encore : « Qui je suis ? Je suis moi »… Ces êtres-là ne souffrent pas de problème d’identité ni d’existence. Alors que les personnes écorchés vives ne cessent de répéter : « Je suis laid, médiocre, maudit », « Je souffre donc je suis ».C’est pourquoi l’assurance absolue, la terrible sûreté de soi des uns symbolise, en fin de compte, ces privilèges immenses de la beauté humaine chez Cocteau.
Alors, les écorchés vifs sont-ils condamnés à vivre, inhibés et lunaires, dans leur image de soi défigurée ? Pas toujours. Il leur reste la ressource de l’amour. Joindre, se rapprocher de leur idole à travers l’amour, est le seul moyen de toucher, eux aussi, aux immenses privilèges qui semblent tant inaccessibles. Car, tel le roi Midas avait le don de transformer en or tout ce qu’il touche, la beauté de certaines personnes octroie aussi ce pouvoir magique. Cocteau pense qu’elle peut « sacre(r) toute chose qu’(elle) touche » (Correspondance avec Max Jacob, p. 572).
Pour les personnes sans peau au gros cœur, « aimer et être aimé » signifie ainsi vivre dans la « peau sécurisante » de l’autre : car l’amour permet de se laisser envelopper par l’éclat rayonnant, l’aura surnaturel de leur être aimé. C’est pourquoi l’amour représente chez Cocteau ainsi que chez ses personnages, l’unique « secret de beauté qui accompli(t) des miracles » comme le dit d’ailleurs Esther, l’héroïne des Monstres sacrés (p. 90). Et bien évidemment, le phénomène le plus miraculeux de l’amour étant la « métamorphose », la « transfiguration » de l’être. Grâce au regard réciproquement amoureux et admiratif que l’être aimé renvoie à celui qui aime et qui souffre de sa laideur. Ainsi s’annonce chez les écorchés vifs, le temps de la Réparation de l’image de soi. Le temps de la « mue humaine».
Marcel Schneider, « Cocteau et le Moyen Age », in Cahiers Jean Cocteau, n°10, Gallimard, Paris, 1985, p. 263.
Le Grand écart, Stock, Paris, 1991, pp. 14-16.
Le Grand écart, pp. 8-9.
Les Enfants terribles, Grasset, Paris, 1925, pp. 18-19.
Voir Mythes et mythologies , par Félix Guirand et Joël Schmidt, Larousse, Paris, 1996 et Encyclopédie des symboles, La Librairie Générale Française ( La Pochothèque ), Paris, 1996. Dans la mythologie grecque, cette célèbre « tunique » empoisonnée du sang du centaure, Nessus, blessé mortellement par une flèche d’Héraclès et du poison d’Hydre, symbolise la fin dramatique du héros, Héraclès : l’ayant revêtue, ce dernier fût brûlé par tout le corps et préféra ainsi se suicider. Car le poison d’Hydre s’est imprégné sur sa peau, en la rongeant de tous les côtés et la victime a sombré dans l’agonie atroce. C’est cette image de la tunique qui, littéralement empoisonne, lacère en lambeau et dissout ainsi le corps du héros, que nous empruntons ici afin de faire un rapprochement entre le terrible maléfice de la peau de Nessus et l’apparence indésirable qui tourmente les personnages vulnérables de Cocteau.
Didier Anzieu, « La notion de Moi-peau », in Le Moi-peau, Dunod, Paris, 1995, p. 29.
Renaud et Armide ( Acte II /Scène 2), in Théâtre, t.2, Gallimard, Paris, 1976, p. 248.
La présence, in Cahiers Jean Cocteau, n°10, Gallimard, Paris, 1985, p. 108.
Lettres à Milorad, op. cit., p. 38. Souligné par l’auteur.
Le Livre blanc, op. cit., pp. 25-26.
Les Enfants terribles, op. cit., p. 19.
Portraits-souvenir, in Jean Cocteau. Romans, poésies…, op. cit., pp. 784-786.
Lettres à Milorad, op. cit., p. 144.
Serge Dieudonné, « Dionysos et Orphée », in Cahiers Jean Cocteau, n°10, op. cit., pp. 231-232.
Le Grand écart, op. cit. pp. 31-32.
« De Diaghilev et de Nijinsky », in La Difficulté d’être, op. cit., pp. 61-62.
Le carnaval (ou le stéréoscope enchanté), in Cahiers Jean Cocteau, n°7, Gallimard, Paris, 1978, p. 117. Ce passage est un extrait d’une description adressée à Nijinsky pour sa présentation de l’Arlequin, lors de sa première au théâtre de l’Opéra à Paris, le 4 juin 1910. En assistant à ce pantomime-ballet, Cocteau note le charme étourdissant de ce danseur.
Le numéro Barbette, in Le Livre blanc et autres textes, Librairie Générale Française, Paris, 1999, pp. 98-103.
La canne blanche, op. cit., p. 246.
« Sens cachés », in Tour du monde en 80 jours : mon premier voyage, Gallimard, Paris, 1936, p. 113.
Capiello, in Cahiers Jean Cocteau, n°9, Gallimard, Paris, 1981, p. 126.
La Machine infernale ( Acte III : La nuit des noces ), in Jean Cocteau. Romans, poésies…, Librairie Générale Française, Paris, 1995, p. 1184.
Lettre du 15 juillet 1926, in Max Jacob/Jean Cocteau : Correspondance 1917-1944, Paris-Méditerranée, Paris, 2000, p. 434.
Lettre du 24 mars 1921, in Jean Cocteau/Jean Hugo : Correspondance, Centre d’Etude du XXe siècle, Université Paul Valéry, Montpellier, 1995, p. 68. Souligné par l’auteur.
Le Grand écart, op. cit., pp. 39-40.
Adieu à une étoile, in Cahiers Jean Cocteau, n°9, op. cit., p. 206. Souligné par l’auteur.
Je travaille avec Edith Piaf, op. cit., pp. 146-147.
Maria Lani, in Cahiers Jean Cocteau, n°10, Gallimard, Paris, 1985, pp. 105-107.
La jeunesse et le scandale, in Le Livre blanc et autres textes, op. cit., p. 134.
Le Grand écart, op. cit., p. 12.
Le Livre blanc, Passage du Marais, Paris, 1992, p. 28.
Les Enfants terribles, op. cit., p. 20.