1.2 – La seconde peau idéale introuvable ou la métamorphose incertaine

« Très peu d’hommes ont une seule fois la chance de joindre leur idéal. »

in Le Portrait surnaturel de Dorian Gray

« Comment guérir du mal-être ? » Telle est la question obsédante qui revenait toujours dans la vie de Cocteau. Que lui fallait-il pour se débarrasser de son complexe d’infériorité ? Que lui restait-il à faire afin de réparer ses blessures narcissiques ?

Muer, transformer, métamorphoser… Coûte que coûte jusqu’à ce qu’il devienne transfiguré, méconnaissable : n’être plus un écorché vif. Joindre, effleurer, caresser l’image idéale de soi : le Moi devenu tout à coup, beau et connu. En effet, devenir l’être aimé et l’idole de quelqu’un - avoir cette espèce de nouveau corps désirable - semble la fin heureuse d’une véritable métamorphose :

‘« (…) l’homme, pour se représenter, fait un emploi massif de la métamorphose(…). La réussite de l’homme, sa limite aussi – lui qui n’est ni dieu ni monstre -, est d’avoir introduit en image un peu de jeu dans l’immense engrenage d’une évolution dont le dessein lui échappe. Mais derrière cet usage de la métamorphose, il ne faut pas seulement apercevoir la quête d’une emprise illimitée sur le corps, mais plutôt l’instrument de sa révélation. Par l’image, l’homme donne un visage à cette part de lui-même qui échappe à toute apparence. Il donne corps à ses émotions et à ses angoisses, à ses croyances et à ses désirs. En renonçant à son enveloppe, il se modèle un corps à son image. »1

La métamorphose heureuse symbolisait pour Cocteau la dernière étape de la guérison du « mal dans sa peau ». Pour réaliser ce rêve du « bien-être » ou du moins pour trouver la clé de son équilibre, notre poète commence à expérimenter sa première « mue ». Le Potomak. Non seulement ce livre représente sa première sortie symbolique de la chrysalide en tant que poète – première véritable œuvre -, mais aussi une première esquisse de son corps d’écrivain qui ne cessera pas d’être retouché, rafistolé et perfectionné par la suite.

« Cocon » – « chrysalide » – « papillon » ! Ce n’est pas par hasard que Cocteau nous rappelle dans ce livre le miracle de la métamorphose. Quel spectacle magistral ! Nous assistons là à un phénomène magique de transformation : il ne reste qu’une « mue », une « enveloppe vide » et un beau spécimen du papillon. La répugnante petite chenille a disparu. Cette mutation radicale, notre écrivain en rêvait au cours de sa vie. Et ce désir fou, il le nourrissait avec son amour inconditionnel pour sa bien aimée éternelle, la poésie.

C’est pourquoi Cocteau qui, - ayant eu toujours cette réputation d’être un homme rapide, alerte, agissant sur le qui-vive – a consacré tout de même, six longues années 2 pour dessiner cette image troublante de sa métamorphose initiale, douloureuse mais sincère. Quelle est la révélation ? La règle la plus élémentaire de la métamorphose. L’admirable leçon du ver à soie : l’enveloppe de solitude, l’attente patiente afin qu’une seconde naissance fabuleuse se produise.

Et ce n’est pas par hasard non plus que l’auteur développe cette même thématique dans ses romans, écrits juste après Le Potomak. La problématique centrale de ces œuvres : l’homme aussi mue. Sauf que chez l’homme, la chance d’une véritable métamorphose heureuse s’amenuise ou du moins s’avère plus rare à cause de sa complexité. Car, la « mue humaine » est double : la « mue biologique » - le corps - et la « mue psychique » - l’esprit. Et au cours de sa vie, l’homme est en quelque sorte condamné à s’ajuster constamment afin de vivre en équilibre, dedans et dehors de sa double peau.

L’homme Cocteau savait pertinemment ô combien cet équilibre est une chose difficile à maintenir. Surtout lorsque l’on est jeune et en pleine période de mutation : celle de la puberté - la sortie de l’enfance – et de l’adolescence. C’est l’âge le plus délicat et crucial où la mue humaine fait son apparition troublante et décisive. Cocteau s’en souvient :

‘« A douze ans, on crève d’orgueil. Mais, hélas, la beauté intérieure ne jette pas tout son bouquet, comme un visage. Ce désir maladif d’une immédiate rémunération de forces confuses me donnait une timidité farouche, une angoisse d’autrui. »1 ’ ‘« (…) voilà que se dessine une figure inattendue, une énigme exquise de la jeunesse, un sphinx à la porte qui passe de l’enfance à l’adolescence, porte qui, trop souvent, hélas ! par une suite d’aveuglement des familles, ne nous laisse que le souvenir d’une entrée capitonnée de mauvais lieu. »2

Observons d’abord la première grande période du trouble chez l’homme : sa « mue biologique ». A la naissance, l’enfant se trouve déjà dans un milieu qui l’entoure et le protège. Ce que nous appelons communément le « cocon familial ».

Mais, à l’arrivée de la puberté, l’enfant est obligé de se détacher d’avec cette grande enveloppe protectrice des adultes. Car désormais il a la sienne propre qui s’étend, s’élargit et qui recouvre son nouveau corps. Ce phénomène de mue physique qui se produit à l’âge de la puberté, est réellement « une des crises où l’organisme change » ( Le Potomak, p. 57).

Le « malaise », l’« épuisement », la « crampe », la lassitude, l’étiolement, etc., sont les premiers symptômes qui accompagnent ce changement physique sensible chez les personnages de Cocteau. Par exemple, le Paul des Enfants terribles, cloîtré dans sa « chambre-carapace », depuis la frappe terrible de la boule de neige lancée par Dargelos. Si son âme innocente – enfantine - est encore soumise « aux instincts ténébreux de l’enfance »(p. 16) et que son instinct sexuel n’est pas encore éveillé, son corps n’est plus le même. Le corps de ce personnage est en train de muer seul :

‘«La maladie de Paul se compliquait de croissance. Il se plaignait de crampes(…). En avril il se leva. Il ne tenait plus debout. Ses jambes neuves le portaient mal(…). Soustrait à l’empire d’un Dargelos, livré à lui-même(…), privé du crépitement vivifiant de la discorde, Paul suivait sa pente. Sa nature faible fléchissait. »3

Au cours de son voyage en Italie, Jacques Forestier vit aussi cette période délicate de la « mue ». Ne sachant pas comment réagir à son corps devenu méconnaissable – l’éveil de la sexualité – mais aussi inconfortable – trop grand comme un vêtement mal taillé - , il éprouve souvent cette sensation de flotter dans les « vagues » et le « vide ». C’est dans cet état physique trouble, qu’il arrive à Paris. Ce futur décor théâtral où il croisera une de « ces nymphes de la Seine » 1 , son impitoyable bourreau du cœur :

‘« A Paris, comment se reconnaître ? Jacques, ce Parisien, ce privilégié, arrivait à Paris de province. Il en était cinq mois avant, mais il avait franchi en route la délicate ligne d’âge où l’esprit et le corps choisissent. Sa mère croyait ramener la même personne, un peu distraite par des panoramas italiens. Elle en ramenait une autre. Et c’est justement à Venise que s’était produite cette mue. Jacques ne la constatait que par un malaise. Il le mettait sur le compte du suicide et des commerces, surpris, le soir, sous les arcades. En réalité, il laissait une peau sèche flotter sur le Grand-Canal, une de ces peaux que les couleuvres accrochent aux églantines, légères comme l’écume, ouvertes à la bouche et aux yeux. »2

Dans le Livre blanc, le narrateur relate aussi son expérience de la puberté. Il livre ce souvenir du début de son adolescence, fortement marqué par le premier émoi d’instinct sexuel exacerbé de ses camarades de classe. Voici un passage instructif de ce récit - presque comique - où le narrateur décrit l’univers particulier des adolescents qui se trouvent en pleine période de mutation. Notamment comment ils tentent de répondre tant bien que mal, à l’appel de leur nouveau corps sexué. Par exemple, par la pratique courante de la masturbation :

‘«J’entrai au lycée Condorcet en troisième. Les sens s’y éveillaient sans contrôle et poussaient comme une mauvaise herbe. Ce n’étaient que poches trouées et mouchoirs sales. La classe de dessin surtout enhardissait les élèves, dissimulés par la muraille des cartons. Parfois, en classe ordinaire, un professeur ironique interrogeait brusquement un élève au bord du spasme. L’élève se levait, les joues en feu, et, bredouillant n’importe quoi, essayait de transformer un dictionnaire en feuille de vigne. Nos rires augmentaient sa gêne. La classe sentait le gaz, la craie, le sperme. Ce mélange m’écoeurait. (…) j’étais le seul qui semblait réprouver cet état de choses. Il en résultait de perpétuel sarcasmes et des attentats contre ce que mes camarades prenaient pour de la pudeur. Mais Condorcet était un lycée d’externes. Ces pratiques n’allaient pas jusqu’à l’amourette ; elles ne dépassaient guère les limites d’un jeu clandestin. »3

Voilà la première « mue humaine ». Une sorte de nouveau corps de transition dans lequel les petits adolescents sont enfermés, isolés : il y a eu une vie – l’enfance - avant cette « mue ». Après ce changement, il y en a une autre qui commence. Encore inconnue, floue, mais elle semble déjà là : malaise, désir vague, petite érection matinale…Tout cela est nouveau, déstabilisant. Face à ce corps sexué qui s’exprime, ces petits hommes ne savent quoi penser. Sauf qu’ils se sentent impuissants, à la merci de leur corps et un peu honteux, nus comme des vers.

Dans cet état psychologique vulnérable, la deuxième phase de mutation débute : la période de la « mue psychique ». C’est là que la leçon du ver à soie s’avère particulièrement utile pour les adolescents : la construction ingénieuse du lieu de métamorphose (cocon) et la patience admirable en attendant le temps de l’événement (chrysalide).

Les adolescents doivent désormais imiter le minuscule ver qui, en tirant de son ventre le fil de soie, se met à tisser sa chambre de transformation. Le corps fraîchement changé de ces petits hommes n’a pas encore fini la mue. La seconde mue se produit à l’intérieur de leur nouveau corps. Il est temps, pour eux, de commencer à tisser, à consolider cette espèce de cocon interne. A la place du fil de soie, l’être humain utilise une autre corde : le « fil d’Ariane » que chacun porte en soi, le sentiment du « Moi », le guide interne chez l’homme.

La mission de la jeunesse consiste donc à constituer au fur et à mesure cette « mue psychique » et à rester patiemment dans cette chrysalide humaine jusqu’à la sortie. L’étape ultime de la métamorphose, devenir l’homme et joindre le type idéal. C’est ce qui devrait être en principe, le processus naturel de la mue humaine.

Or, l’adolescence est tout sauf rassurante et patiente. Au contraire, elle est périlleuse et impatiente. N’est-il pas vrai, comme le souligne Cocteau, que le « propre de la jeunesse » est la « fougue injuste, aveugle, charmante sans laquelle une jeunesse n’existe pas » ? 1 En effet, c’est un âge bête, ingrat et superficiel au cours duquel le sens de la mesure et de la proportion ou le raisonnement laborieux n’ont pas de signification importante. Même le moindre « accroc » provoque un « désespoir » et à cet « âge le désespoir est à craindre » comme le chante le « chœur » dans Antigone (p. 41).

Avec la « tête confuse » d’un côté et de l’« instinct (trop)vif » de l’autre (La Difficulté d’être, p. 205), les adolescents franchissent cette étape de « mue psychique ». Le résultat de transformation semble déjà incertain.

C’est pourquoi l’« adolescence » rime toujours avec la « crise ». Tout comme la « jeunesse » avec l’« erreur ». Sans cesse tiraillée entre le « goût de plaire » aux autres, la « morgue de faire nouveau » et le désir « d’être original » (Poésie de journalisme, p. 44), la « jeunesse ne sait pas ce qu’elle veut » (La Difficulté d’être, p. 167) ni ce qu’elle doit penser. Comme l’exprime d’ailleurs le personnage de Maxime dans La Machine à écrire :

‘« (…) que ma médiocrité me dégoûte et que je voulais briller n’importe comment, pour n’importe quoi. »1

C’est ce mélange dangereux de « confusion » et de « désordre » qui fait le thème récurrent des erreurs de la jeunesse. Et parmi elles, le regard ignorant et aveugle de la jeunesse naïve représente une thématique familière chez Cocteau. L’écrivain se remémore ainsi la regrettable vision de sa jeunesse qui ne s’arrêtait qu’à la surface des choses :

‘« A l’âge où l’esprit ne visite pas les profondeurs, je m’émerveillais de la moire qui en résulte à la surface. »2

Ajoutons ici, la problématique de la relation amoureuse à cet esprit maladroit de la jeunesse. Le tableau est complet pour souligner la difficulté d’obtenir une « mue psychique » solide et sécurisante pour les adolescents déboussolés.

Dans un premier temps, la relation amoureuse peut être un repère concret – charnel et réel - aux jeunes qui ne savent pas trop comment s’aimer ou s’habituer à leur nouveau Moi naissant dans leur corps récemment mué. Dans cette période de solitude forcée où ils se sentent étrangers à leur propre corps, le corps de leur être aimé peut s’avérer un point d’ancrage important qui permet de ne plus être dans le flottement.

C’est dans Le Potomak que Cocteau décrit combien la peau sensuelle d’un(e) amant(e) collée à la sienne, peut donner cette illusion de se vautrer dans une sorte de « cocon affectif », chaud et accueillant comme un chez soi rêvé :

‘« Nous nous aimons et c’est une transe.
Essai de rejoindre à deux le beau monstre primitif.
Petite pénétration. La peau contre la peau. Caoutchouc. On
ne distingue pas ce qui se fait et ce qui se défait dans le cœur. »3

Pour tout jeune homme écorché vif - que l’était Cocteau -, la peau de l’être aimé peut être considérée comme une « seconde peau », un « pansement » charnel magique, en somme : une « peau renforcée et invulnérable », une « peau bouclier » qui le protégerait ; sinon, une « peau commune » qui relie deux êtres. 1 Ou encore une sorte de chambre commune dans laquelle l’on se sent moins solitaire…

De même, pour les adolescents qui - en ignorant totalement de quelle manière particulière dérouler la pelote du fil d’Ariane - ne comprennent pas comment constituer leur image de soi ainsi que leur identité, la relation amoureuse peut s’avérer utile. Voire parfois salutaire comme chez Jacques Forestier. Pour cet adolescent souffrant de son complexe physique, depuis sa tendre enfance, sa liaison avec Germaine semble une occasion inespérée pour pouvoir réparer son image de soi tant haïe. Ne serait-ce qu’un temps, cette fusion charnelle dans le corps de son amante lui donne l’illusion d’être guéri de son mal-être :

‘«Il aimait. Il ne souhait pas être Germaine. Il voulait la posséder. Pour la première fois, son désir ne se manifestait pas sous forme de malaise. Pour la première fois, il ne haïssait pas sa propre image. Il se croyait guéri(…). Le vague désir de la beauté nous tue(…). Cette fois, le désir rencontrait une surface sensible et la réponse de Germaine était l’image même de Jacques(…). Jacques se voyait dans ce désir et, pour la première fois, sa propre rencontre le bouleversait. Il s’aimait chez Germaine. Il perdait conscience du personnage qu’il développa dans la suite sans chercher à rejoindre son idéal. »2

Le narrateur du Livre blanc aussi aperçoit une partie de son identité intime qu’il n’arrivait pas saisir. Sa relation sexuelle avec le personnage d’Alfred par exemple, lui permet de comprendre sa nature profonde, homosexuelle. Il est enfin sur le chemin de la reconstitution de son image interne. Ce Moi qui restait jusqu’alors éclipsé par le souci de préserver son apparence sociale dite normale :

‘« Le corps d’Alfred était pour moi davantage le corps pris par mes rêves que le jeune corps puissamment armé d’un adolescent quelconque(…). Je compris que je m’étais trompé de route. Je me jurai de ne plus me perdre, de suivre désormais mon droit chemin au lieu de m’égarer dans celui des autres et d’écouter davantage les ordres de mes sens que les conseils de la morale. »1

Hélas ! la jeunesse risque trop souvent de mettre tout son espoir en amour. La belle illusion de « peau commune » ne dure pas toujours. Pour qu’elle soit sauvegardée, c’est avant tout l’équation même de l’amour qui doit être résolue. Cette formule à la fois si simple et tant compliquée : « Aimer et être aimé, voilà l’idéal ». Or, selon Cocteau, c’est « le contraire (qui) arrive souvent » (Le Grand écart, p. 31) :

‘« Amour. Quel luxe !
Amour, je me consacre à ton hypnose.
On jouait un quatuor. J’ai rencontré ses yeux.
Ils me caressent les moelles.
Cet échange épuise, on ne le prolongerait pas. On regarde
ailleurs.
C’est toujours plus ou moins atroce. Mais de peu les gens se
contentent. Leur sécurité s’installe où commence notre inquiétude. »2

En effet, l’amour est un « désir » leurrant. Parfois, le beau reflet de l’autre n’est pas plus consistant qu’un écran de fumée. Entre un(e) véritable amoureux(se) et une « idole creuse » (Poésie de journalisme, p. 104), entre l’appel du « cœur » et celui des « sens », la jeunesse ne sait vraiment pas distinguer. Ce manque de discernement et le caractère « excessif », « maniaque » de vouloir se changer dans l’immédiat, font des adolescents les victimes idéales de toute « surface » captivante.

Ainsi, Jacques ne voit que ce qu’il désire voir. Tout son espoir de métamorphose se fonde hélas, sur un piège miroitant. Cette figure de Germaine, cette fausse amoureuse qui cache si bien son tout petit cœur :

‘«Le cœur vit enfermé. De là viennent ses sombres élans et ses grands désespoirs. Toujours prêt à fournir ses richesses, il est à la merci de son enveloppe. Que sait-il, le pauvre aveugle ? Il guette le moindre signe qui le sortira de l’ennui. Mille fibres l’avertissent. L’objet pour lequel on sollicite son concours en est-il digne ? peu importe. Il s’épuise avec confiance et s’il reçoit l’ordre d’interrompre, il se crispe dans un épuisement mortel. Le cœur de Jacques venait de recevoir la permission de mettre en marche. Il le fit avec la maladresse, la fougue d’un début(…). Germaine l’aimait, certes. Mais son petit cœur ne débutait pas. La partie se présentait inégale. »3

Le danger de la superficialité qui fausse la relation humaine apparaît aussi dans la vie du narrateur du Livre blanc. Ne sachant pas comment ne pas confondre un sentiment sincère venant du cœur et le désir charnel, sa vie et son Moi balancent sans cesse entre deux pôles extrêmes. En même temps que son attirance irrésistible pour les aventures sans lendemain, l’excite et le pousse vers autrui, il ressent cette lassitude régressive grandissante qui le culpabilise et le ronge à l’intérieur de lui-même :

‘« Dégoûté des aventures sentimentales, incapable de réagir, je traînais la jambe et l’âme. Je cherchais le dérivatif d’une atmosphère clandestine(…). Le cœur et les sens forment en moi un tel mélange qu’il me paraît difficile d’engager l’un ou les autres sans que le reste suive. C’est ce qui me pousse à franchir les bornes de l’amitié et me fait craindre un contact sommaire où je risque de prendre le mal d’amour. Je finissais par envier ceux qui, ne souffrant pas vaguement de la beauté, savent ce qu’ils veulent, perfectionnent un vice, payent et le satisfont. »1

La jeunesse oublie malheureusement la règle la plus élémentaire de la métamorphose. La plus simple loi de la mue que même une petite chenille connaît et qu’elle n’essaie pas de contourner : la solitude et la patience de la chrysalide. Le jeune homme est seul dans sa peau tout comme un cocon ne peut enfermer deux vers. Et celui qui désire une véritable métamorphose doit mener cette étape d’isolement et d’enfermement jusqu’à son terme. Ce n’est qu’en passant toutes les étapes, qu’il pourra enfin réaliser le miracle de la transfiguration de l’être : devenir le type idéal qu’il rêvait tant.

En cette période hypersensible de la jeunesse, le poids de la solitude dans la prison du corps, est très lourd à supporter. Sans doute plus que dans n’importe quel autre cycle de la vie humaine. De plus, le désir de changement est trop pressant. Ce qui fait que trop souvent chez certains jeunes gens comme les personnages de Cocteau, il y a ce phénomène de sortie précoce de la chrysalide qui apparaît. Cela empêche de réaliser une « mue humaine » complète et solide : « mue biologique » et « mue psychique », équilibrées et correspondantes l’une et l’autre. C’est pourquoi la véritable « métamorphose» est extrêmement difficile à réaliser dans la jeunesse. Surtout pas grâce à une aventure amoureuse qui, en fin de compte, n’apporte que la « sourde horreur de l’irréciprocité » :

‘« Se confondre.
(…). Je me souviens des premières
crises du désir.
J’ignorais le désir.
Mon désir c’était, à l’âge où le sexe n’influence pas encore
les décisions de la chair, non d’atteindre, ni de toucher, ni d’em-
brasser, mais d’être la personne élue.
Quelle solitude !(…).
Le désir brouille les traits d’un visage.
Qu’il est pâle sur l’oreiller le visage de celle qu’on aime !
Les dents miroitent. Les genoux contre les genoux. On se
sent le front bas, la bouche des bêtes. L’un à l’autre on se refuse,
et c’est le jeu éreintant où l’amour ajuste ses racines profondes.
…Alors par toute la peau et sur un visage à des kilomètres,
je sentis la sourde horreur de l’irréciprocité. 
Un visage qui change, c’est le pire.
On reste seul sur terre. »1

Bref, habités par le doute et la mélancolie à l’intérieur, et brisés, fragilisés à l’extérieur, ces adolescents passionnés mais en même temps désespérés, sont devenus des individus solitaires, désoeuvrés et presque usés. Plutôt qu’un heureux événement – par exemple, de se rapprocher un peu au type idéal – cette étape cruciale de la première métamorphose, les a rendus encore plus écorchés vifs qu’avant l’avènement de la double mue.

Quelle potion magique reste-t-il contre un « supplice amoureux », pour ces âmes blessées, ces prisonniers d’un amour inachevé, encore trop présent ? Cette impossible « possession » du corps et du sentiment de l’autre, sera-t-elle toujours une des vérités humaines immuables ? Et pourtant, les écorchés vifs de Cocteau avaient presque réussi… ils avaient dans leur peau leurs êtres aimés. Que leur reste-t-il désormais afin de réparer cet « arrachement », cette « perte » si douloureuse ?

Notes
1.

Philippe Comar, « Le corps désiré », in Les images du corps, Gallimard, Paris, 1993, p. 122.

2.

L’écriture a commencé en 1913. Et la publication du livre date de 1919. L’année de ses 30 ans.

1.

« Secret de confondre », in Le Potomak, op. cit., p. 46.

2.

Portraits-souvenir, op. cit., p. 800.

3.

Les Enfants terribles, op. cit., pp. 49-51.

1.

Voir le texte de Cocteau, intitulé « Cinquantenaire du restaurant Maxim’s », in Cahiers Jean Cocteau, n°10, op. cit., pp. 27-28. Dans ce court récit qui relate les rencontres avec certaines célébrités dans ce lieu mythique de l’époque, l’auteur souligne de temps à autre quelques portraits féminins à la mode de son temps. La plupart sont des actrices sans talent, sauf quelques unes, qui ressemblent bien au personnage de Germaine Râteau du Grand écart : « (…) la charmante gloire dont elles jouissent sans avoir rien fait d’autre que d’apparaître et de disparaître comme des fées. Peu de ces dames étaient actrices. Les planches étaient leur prétexte et leur excuse (…) de quelques grandes actrices sans autre pièce à interpréter que celle de leurs propres intrigues(…). »

2.

Le Grand écart, op. cit., pp. 23-24.

3.

Le Livre blanc, op. cit., pp. 23-24.

1.

La légende du Bœuf sur le toit, in Cahiers Jean Cocteau, n°9, op. cit., p. 153.

1.

La Machine à écrire( Acte II / Scène 10), in Théâtre, t.2, op. cit., p. 181.

2.

Cappiello, in Cahiers Jean Cocteau, n°10, op. cit., p. 126.

3.

« Utilisation impossible », in Le Potomak, op. cit., p. 195.

1.

Didier Anzieu, Le Moi-peau, op. cit., pp. 62-67. Le psychanalyste entend par la « peau commune », l’image symbolique représentant l’ « union symbiotique » que forme le couple de la mère et de l’enfant. Or, lorsque l’enfant atteint l’âge d’autonomie, il est obligé de se détacher physiquement d’avec sa mère et de renoncer à cette « peau commune » qui lui garantissait le sentiment de plénitude physiologique jusqu’alors. Dès lors, il risque de sentir ce détachement naturel comme une « déchirure » douloureuse - comme si sa peau a été arrachée – donc comme une « plaie » à soigner. Par conséquent, il lui reste un « fantasme » de « fusion cutanée » avec sa mère. Mais comme cela n’est plus possible, il doit remplacer sa mère par un(e) autre par la suite. Et lorsque ce fantasme n’est pas correctement compensé, ce manque peut se manifester par des comportements déséquilibrés dits « narcissiques » ou « masochistes ». En ce qui concerne notre texte, cette notion de « peau commune » est introduite afin de souligner le sentiment de protection, de sécurité et du plein que peut procurer la peau de l’être aimé lors d’une relation amoureuse chez les adolescents écorchés vifs. Ceux qui sont particulièrement sensibles à leur propre peau comme Cocteau ou certains de ses personnages.

2.

Le Grand écart, op. cit., pp. 49-50.

1.

Le Livre blanc, op. cit., pp. 38-39.

2.

« Utilisation impossible », in Le Potomak, op. cit., p. 196.

3.

Le Grand écart, op. cit., pp. 45-46.

1.

Le Livre blanc, op. cit., pp. 52-54.

1.

Idem, pp. 197-199.