in Le Passé défini
Chaque fois que Cocteau se cognait contre le mur infranchissable de la réalité – dans le domaine du cœur par exemple – et se retrouvait comme en miettes, il ramenait ses bribes du Moi abîmé, défiguré dans son « cocon imaginaire », la poésie. Le corps de sa poésie représentait en effet pour l’écrivain une sorte de « chambre carapace ». Ou du moins son « scaphandre ». Dans cet espace isolé du monde, il se reposait, se reconcentrait et reconstituait ses multiples visages. Plus exactement, ses peaux de rechange…romancier, dramaturge, cinéaste, etc. Mais en-dessous, il était toujours le poète :
‘« Dans le travail, je m’oublie, je m’annule, à force de devenir ce que je fais.(…) me fait devenir ce que j’aime. Mon corps se vide et se repose(…). La pensée s’agite en dehors de moi. »2 ’Or, chaque retour dans cet espace de « convalescence » signifie un « échec » - préalable - à l’extérieur. La critique, le public, l’incompréhension et le malentendu… Bref, encore une « douche écossaise » glaciale en somme. Le retour se fait ainsi avec une « blessure » narcissique, une « fissure » psychique de plus. Comme ce Jacques Forestier après son échec sentimental :
‘« Le malheur qui s’approche prive un homme de tous ses moyens(…). Jacques est éperdu, car, incorporé à cette femme qui se détache de lui sans transition, il se voit diminuer à mesure qu’elle s’éloigne(…) il réintègre sa forme primitive. Il redevient ce qu’il était avant leur amour. Ce supplice physique et moral dépasse ses forces(…). Il n’est plus richement emboîté par la personne de Germaine. Il sent ses os, ses côtes, ses cheveux jaunes, ses dents en pointe, ses taches de rousseur, tout ce qu’il déteste et qu’il ne constatait plus(…) »’ ‘« Il se cambre. Il résiste. Redevenu Jacques, il se regarde dans le miroir. Un miroir n’est pas l’eau de Narcisse ; on n’y plonge pas. Jacques y appuie le front et son haleine cache cette figure pâle qu’il déteste. »1 ’C’est pourquoi la notion de « convalescence » représente souvent un « supplice » atroce : le « supplice d’attendre ». Un thème emblématique métaphorisant les ondes épidermiques désynchronisées entre les amants, entre les individus, entre le Moi et autrui que Cocteau exploite dans son écriture.
Une attente veut dire aussi que la « guérison » n’est pas encore arrivée. Le pire, c’est qu’elle n’arrivera sans doute jamais. Voilà en quoi consiste une « convalescence » chez Cocteau, chez les écorchés vifs : une léthargie générale, la dépression et la mélancolie. En quelque sorte, ce que nous appelons le « supplice de Tantale ». 2
Pour la plupart des personnages de Cocteau, l’attente s’avère ainsi être une sorte d’angoisse. Peut-être qu’au fond d’eux-mêmes, ils savent que leur attente est « vaine » et que le mal dans sa peau ne guérit pas en fin de compte :
‘« Attendre(…). Et chaque fois, le cœur s’arrête de battre(…). Chez toi, faire attendre, c’est de l’art, un supplice chinois. Tu sais tous les trucs, tous les moyens les plus épouvantables de faire du mal et de nuire. Ce que j’ai attendu ! Je compte jusqu’à mille, jusqu’à dix mille, jusqu’à cent mille(…). J’écoute… J’écoute avec toute ma peau comme les bêtes(…). Attendre. Attendre. Attendre toujours. »3 ’ ‘« L’amour me ravage. Même calme, je tremble que ce calme ne cesse et cette inquiétude m’empêche d’y goûter aucune douceur. Le moindre accroc emporte toute la pièce. Impossible de ne pas mettre les choses au pire. Rien ne m’empêche de perdre pied alors qu’il ne s’agissait que d’un faux pas. Attendre est un supplice ; posséder en est un autre par crainte de perdre ce que je tiens. »1 ’ ‘« Jacques ne comprenait pas comment il pourrait vivre, se coucher, se lever, se laver, travailler, continuer avec une souffrance incroyable(…).Attendre est la plus minutieuse occupation. Le cerveau, comme une ruche le jour de l’essaimage, se vide et ne conserve que les éléments d’un travail sans joie(…). Il faut attendre, attendre, attendre(…). Que faisait Jacques ? Il attendait. Qu’attendait-il ? Un miracle. Un signe de Germaine(…). »2 ’Enveloppé dans une sorte de « nymphe » 3 guérisseuse et en attendant tout de même que son mal-être s’atténue et disparaisse, Cocteau faisait la planche sur le dos et se laissait emporter par les vagues de la tristesse et de la fatigue dans son gouffre interne. Surtout, il restait seul dans sa chambre comme un naufragé sur une « île déserte » ou comme cette tête d’Orphée flottant dans le vide :
‘« A force de ne vivre que pour ma recherche, peu m’importaient les récompenses. J’avais oublié de jouer le jeu de vie. Je restais, debout, sur une île déserte, fantôme de fantôme, ombre d’ombre, plus solitaire qu’un personnage du rêve planté là par un réveil en sursaut. »4 ’ ‘« Où suis-je ? Comme il fait noir… comme j’ai la tête lourde. Et mon corps, mon corps me fait si mal. J’ai dû tomber de très haut, de très haut, très haut sur ma tête. Et ma tête ? (…) Où est-elle, ma tête ? Eurydice ! Heurtebise ! Aidez-moi ! Où êtes-vous ? Allumez la lampe. Eurydice ! Je ne vois pas mon corps. Je ne trouve plus ma tête ni corps. Je ne comprend plus. Et j’ai du vide, j’ai du vide partout. Expliquez-moi. Réveillez-moi. Au secours ! Au secours ! »5 ’Au fond de lui-même, le poète savait qu’il était condamné à errer ainsi. Puisque le « mal-être ne s’arrange pas » lorsque l’on est un écorché vif. Ce qui signifie qu’il ne peut s’aimer. Donc personne ne pourra y subvenir. Résultat, il ne peut être aimé. Voilà le cercle vicieux de son raisonnement tortueux. Les conséquences et les contradictions de ce tourment.
Arthur K. Peters les souligne dans son court texte intitulé « Jean Cocteau aux Etats-Unis aujourd’hui » : « il voulait, bien sûr, aimer et être aimé en retour. Mais il a voulu être « un » avec la beauté. Il voulait être plus parfait qu’il n’était. Il voulait être immortel. Il voulait, bref, être poète et homme en même temps. Voilà, pour Jean Cocteau, la vraie difficulté d’être. » 1
Pour Cocteau, cette vie d’écorché vif ne pouvait que perdurer : rongé par son perfectionnisme qui le poussait à pourchasser continuellement son image idéale du poète. Dans sa tête, il s’exténuait ainsi pour atteindre cette image qui lui échappait. Mais d’un autre côté, il y avait aussi ce complexe physique : son corps indésirable si réel et si présent qui se rappelait sans cesse à lui et le clouait à la réalité. C’était un « rappel à l’ordre » auquel il n’avait qu’une seule envie, de désobéir. Une vie insupportable, écorchée vive en somme.
Lorsque supporter la douleur de cette écorchure psychologique devient une tâche de chaque seconde, en effet, l’attente et la convalescence ne signifient plus rien. Encore un espoir inutile, une chimère qui ne vaut rien.
Tel un illuminé et tant bien que mal, Cocteau court derrière son « idée fixe » : la métamorphose en un poète véritable, donc idéal. La seule aide précieuse qu’il pouvait recevoir au fond, venait de sa bien aimée éternelle, la poésie. Seul avec elle, il reste dans sa chambre d’écrivain. Côte à côte, penchés sur les feuilles blanches, elle est censée lui dicter et lui est supposé écrire ce qu’elle lui murmure…
Mais alors, ceux qui sont si ordinaires, jeunes et désorientés et surtout, qui n’ont pas cette chance – ou cette cause salutaire –, que leur reste-t-il à faire afin de cicatriser leurs blessures psychologiques, de porter remède à cette espèce d’« enveloppe psychique » déchiquetée. Avec quoi faut-il colmater ce « Moi-peau » défaillant, fissuré qui n’arrive plus à assurer l’« unicité du Soi » ? Didier Anzieu souligne parfaitement cette situation critique dans laquelle un individu souffre de ce sentiment du Moi éclaté : leur état psychique déséquilibré ressemble à une « passoire » avec d’innombrables trous par lesquels tout s’échappe et ne laisse qu’une terrible angoisse existentielle. 2 Face à cela, quel choix existe-t-il ? Surtout lorsqu’on a une « nature excessive » qui ne s’adoucit pas, ainsi qu’il se décrivait.
Chez Cocteau, les victimes qui se retrouvent dans cette vaste machine qu’est le « jeu de la vie », de l’amour, d’une séduction dont le mode d’emploi leur échappe, choisissent le pire comme meilleure solution à leur drame, à savoir la mort :
‘« Nous sommes sur l’échiquier royal où la première case était la cour d’honneur, où la dernière case était la Bastille. Il fallait connaître les règles du jeu. Et savoir que sur cet échiquier le roi gagnait toujours. »1 ’Cocteau fait souvent allusion à des catégories différentes de « races humaines ». Dans l’humanité, selon lui, il y a des « victimes », des « bourreaux », des « bons » et des « méchants », des « petites » et des « grandes » personnes, des « écorchés vifs » et des « peaux dures », etc. Or, le problème, c’est qu’on ne mélange pas les rôles. Dans le gigantesque bal masqué qu’est une part de la réalité humaine, chacun reste dans la peau de son personnage. Le mécanisme de ce jeu des apparences, c’est ce que Jacques Forestier ne comprend toujours pas. Il se demande, après sa tentative de suicide, où se trouvent ses erreurs :
‘«Il envisagea donc le suicide sans grimace comme un voyage de luxe(…). Jacques se décide(…). »’ ‘« La convalescence fut longue(…). Il en aimait les blessures aiguës qui seules distraient d’une idée fixe(…). ’ ‘C’est là que, désintoxiqué du poison et des remèdes, Jacques se réveille une après-midi de février(…). ’ ‘Jacques prolonge l’engourdissement. Il feint de sommeiller encore(…). ’ ‘Il pousse interminablement, maladroitement, des pièces d’échecs : Germaine, Stopwell, Osiris, Jacques Forestier. Il corrige ses fautes, combine des coups impossibles. ’ ‘Ce jeu l’éreinte et lui gâche ses petites forces de convalescent. Après quelques secondes, l’échiquier se brouille ; Osiris, Stopwell, Germaine l’entourent. Il est battu, toujours battu. ’ ‘Jacques se demande s’il n’y a pas maldonne, si germaine n’était pas une contre-façon de ses désirs, pipés par une ressemblance. Mais non. Le désir ne trompe pas. Elle est bien de la race. ’ ‘Car c’est une race sur la terre, une race qui ne se retourne pas, qui ne souffre pas, qui n’aime pas, qui ne tombe pas malade ; une race de diamant qui coupe la race des vitres. ’ ‘Jacques en adorait de loin le type. C’est la première fois qu’il s’y frotte. »2 ’Du « poison », c’est aussi la solution finale adoptée par le personnage de Paul des Enfants terribles. Le jeune garçon fragile et tourmenté qui se trouve sur le chemin du péril, de l’auto-destruction progressive dès le début du roman. Tout au long du récit, il mène une vie écartelée entre la haine de son Moi insignifiant, faible, sentimental, narcissiquement creux et l’adoration irraisonnable de son idole, l’artiste du double jeu, racé, romanesque, l’impérissable Dargelos. Résultat, comme s’il voulait assurer jusqu’au bout son rôle de l’« élève pâle », de la victime d’une « boule de neige » maudite, il ingère la boule de poison. Et jusqu’à la dernière seconde, il pense à son idole :
‘« Paul gisait(…), les prunelles dilatées, la tête méconnaissable(…). Sur la chaise, le reste de la boule de poison, une carafe, la photographie de Dargelos, voisinaient, pêle-mêle. Les mises en scène d’un vrai drame ne ressemblent en rien de ce qu’on imagine. Leur simplicité, leur grandeur, leurs détails bizarres nous confondent(…). Après quatre heures de phénomènes(…), il dépassait les stades angoissantes. Ses membres n’existaient plus. Il flottait, retrouvait presque son vieux bien-être(…), et bientôt ses jambes, ses bras se paralysent, il ne bougea plus(…). Le moribond s’exténuait(…). Il cherchait Dargelos. Lui seul il ne l’apercevait pas. Il ne voyait que son geste, son geste immense(…). Les yeux de Paul s’éteignent. »1 ’Ou encore, la mort volontaire des deux amants dans L’Aigle à deux têtes : au moment où il raconte la raison de sa venue au château de Krantz, le personnage de Stanislas sait déjà instinctivement que la mort sera le « dénouement final » de sa tragédie passionnelle et existentielle. Passionné par l’idée de l’amour, il rencontre la reine. Or, dès le début, l’impossibilité de sublimer leur relation – la reine et un jeune vagabond – est là comme un obstacle infranchissable. Pour affronter ce dernier, pour ne pas s’avouer vaincu, le seul dénouement digne d’un drame d’amour reste dans la perdition voulue et la dissolution de ces deux êtres, à travers la mort. Ce qui se justifiera par ailleurs comme la « cause noble » de ces deux amants à la fin de la pièce :
‘« Je sortais de l’ombre, d’une ombre dont vous ne connaissez rien, dont vous ne devinez rien(…). Et moi, j’arrive. D’où croyez-vous donc que je sorte ?(…). Moi, depuis mon enfance, j’étouffais d’amour. Je ne l’attendais de personne. A force de guetter et de ne rien voir venir, j’ai couru à sa rencontre. Il ne me suffisait plus d’être ravagé par un visage. Il me fallait être ravagé par une cause, m’y perdre, m’y dissoudre. 2 ’Sinon, à la place du suicide, le narrateur du Livre blanc choisit une « retraite totale ». Son désir de disparition représente en fait une autre forme de mort volontaire : un suicide social. Mais ce n’est qu’à ce prix, qu’il peut clamer solennellement sa volonté de ne plus jouer au jeu des apparences trompeuses que la société impose. Il ne veut plus obéir à cet ordre cruel de la réalité impitoyable qui l’oblige à être nulle part et à n’être personne :
‘« Comment n’avais-je pas deviné la nouvelle malice du sort qui me persécute et qui dissimule sous d’autres aspects un destin toujours pareil ?(…). Je ne pouvais plus vivre en ce monde où me guettaient la malchance et le deuil. Il m’était impossible de recourir au suicide à cause de ma foi(…). C’est égal, je partirai et je laisserai ce livre(…). Peut-être aidera-t-il à comprendre qu’en m’exilant je n’exile pas un monstre, mais un homme auquel la société ne permet pas de vivre puisqu’elle considère comme une erreur un des mystérieux rouages du chef-d’œuvre divin(…). Je me retire(…). Mais je n’accepte pas qu’on me tolère. Cela blesse mon amour de l’amour et de la liberté. »1 ’En somme, cette mort volontaire est une solution providentielle pour certains. Ceux qui ont « un cœur digne d’une grande aventure » et qui ne peuvent « se rassasier (simplement) de vivre ». 2 Et pourtant, le « cœur humain » ressemble parfois à un « vêtement » - ou encore un accessoire – désuet que personne ne souhaite de porter… C’est pourquoi, à la fin du Grand écart, Jacques Forestier se pose cette insoluble question existentielle. Son destin semble définitivement brisé :
‘«-Drôle de pays, murmura Jacques.Certes, le suicide est un acte de détresse mais, qui, en même temps demande un courage immense à cette jeunesse pessimiste que Cocteau vient de nous décrire : c’est sa dernière tentative pour effacer cette figure de damné, défaite, infantile et ténébreuse qui l’écorche, la blesse. Par conséquent et dans l’ordre de cette logique, ce pouvoir de se supprimer représente pour elle, le seul geste héroïque qu’elle peut accomplir, en fin de compte.
Chez Cocteau, avant d’entamer un ultime acte de révolte existentielle, cette difficulté transparaît répétitivement par l’usage du terme central de peau, qui résonne comme un écho familier et ancien : la peau par-ci, la peau par-là… Parce qu’avant tout son enveloppe humaine le tourmentait, trahissait et ne répondait pas à son désir le plus cher : faire correspondre son être et le paraître.
En effet, cette mince épaisseur de chair, risque à tout jamais de couper l’homme en deux morceaux injoignables…le dedans et le dehors. Le philosophe contemporain François Chirpaz décrit admirablement dans son livre Le Corps, notre « condition humaine » sans cesse tiraillée entre ces deux directions opposées :
‘« (…) la condition humaine est corporelle(…). L’homme a commencé à prendre la véritable mesure de lui-même le jour où il a pris conscience de ces deux évidences(…) puisque l’homme vit corporellement son histoire et que son histoire est aussi celle de son expérience corporelle : il vit historiquement son corps(…). Plus fine et plus profonde que la pudibonderie qui est la négation véhémente et désespérée de l’appartenance de ma corporéité à la sphère de mon être, la pudeur sent bien qu’elle est qu’elle n’est pas ce corps. Je suis bien mon corps sinon je ne rougirais pas sous le regard d’autrui(…) mais j’ai peur de ne pas transparaître assez à travers lui, j’ai peur qu’on ne lise pas assez sur lui ce que je suis réellement. D’un mot je redoute d’être simplement pris en lui, enlisé, de devenir seulement chair(…). Chacun de mes actes me révèle combien je dépends de cette réalité charnelle et combien cet « équilibre » signification-chair demeure fragile et instable(…). Il fait mon destin en ce que sa beauté, sa force relatives me classent au milieu des autres(…) mais aussi et plus profondément en ce qu’il est mon apparaître(…). Il demeure ainsi entre moi et moi-même une opacité, une résistance, en un mot une altérité d’où viennent tous les risques d’enlisement, où l’intention organique de la présence peut à chaque fois se perdre. »1 ’Cet écart problématique était toujours là chez Cocteau : entre son Moi, le poète noble et son apparence, cette image faste d’un touche-à-tout, son autre moi. La peau représentait alors un miroir qui renvoyait trop fidèlement le reflet de sa douloureuse et insupportable réalité schizophrénique :
‘« Schizophrène normal(…), l’homme ne coupe jamais le dernier fil et cherche encore un refuge de symbole(…) en faire part à qui que ce soit d’extérieur à son règne. Ce faire-part(…) est une des plus hautes formes de cri de détresse chez l’homme, un signal désespéré d’une rive vers les navires, un suprême espoir de communiquer d’une solitude à une autre, de prendre contact avec autrui(…) de cette étrange folie qui pousse les hommes à se hisser désespérément à l’extrémité d’eux-mêmes et à lâcher prise, à se rompre le cou, parce qu’ils ne constatent autour de leurs signaux que du vide(…), à l’une de ces croyances par quoi (…) l’homme s’efforce de transcender sa carcasse et de donner un sens supérieur à la plus médiocre, à la plus hasardeuse des aventures, à ce drame d’être et de n’être rien, contre lequel son orgueil se révolte. »2 ’Dans ce sens, la peau signifiait d’emblée le lieu symbolique d’une révélation d’une vérité humaine universelle, mais aussi d’une « prise de conscience » aiguë et personnelle – cet état d’écorché vif – chez Cocteau. Non seulement, l’homme est naturellement « schizophrène », mais lorsqu’il s’agit d’un poète, cet état ne peut que s’aggraver. Notre écrivain ressentait continuellement ce phénomène du dédoublement du Moi. Il témoigne ainsi dans son Entretien avec William Fifield, de son « Moi » démultiplié et devenu des « autres », ces inconnus dans lesquels, parfois, il ne se reconnaissait même pas :
‘« (…) non, ce n’était pas moi d’ailleurs, c’était l’autre… puisqu’on est toujours des autres, de sa naissance à sa mort, on n’est qu’un cortège d’autres, qui ne se connaissent pas entre eux(…). On change même la peau, de forme, d’ossature et il est probable qu’on est une série d’autres(…). »1 ’Cette sensation angoissante du Moi dispersé, éparpillé, s’étend irrévocablement jusqu’à l’altération de l’identité intime, du « Je ». A force d’avoir le sentiment de morcellement à l’intérieur de lui-même, l’homme ne peut plus affirmer qui il est. Comme si le « Je » n’existait plus. Ce qui provoque par conséquent, un autre dégât : l’altération de son identité relationnelle. Le Je n’existant plus, le « Tu » - autrui – qui est supposé d’être là pour lui rappeler l’ordre de la réalité, ne peut plus accomplir le rôle de repère. Le dehors est aussi brouillé, flou et incertain.
Dans un des chapitres intitulé « Un cogito concret », Georges-Arthur Goldschmidt met en évidence, la présence primordiale du corps dans ce genre de situation critique. Voici, un remarquable passage dans lequel ce philosophe décrit l’homme à la merci de son corps lorsque l’altération réciproque de la réalité interne et externe survient :
‘« Dès que je songe à moi-même, je me perds : ma tête se vide, au mieux puis-je me retenir à des bribes. La clarté de mon sentiment de moi-même se dissout au contact des mots. Si je tente de me saisir je m’échappe, je me deviens insaisissable : or d’être ainsi à moi-même insaisissable me fait être « Je ». Les autres qui parlent de moi et moi-même nous ne « touchons » pas ce dont nous parlons(…). Ma propre évidence échappe à toute formulation. J’échappe à tout concept, à tout jugement, je devance tout langage qui parlerait de moi. Ce qui me devance, c’est cela que je suis. Je ne suis pas en moi-même l’image que les autres se font de moi. Tel que vous me voyez, je m’ignore : je ne me suis jamais vu de dos. Et pourtant tout se passe sur le fil, à l’exacte limite entre moi et mon apparence. Mon corps se donne à moi, d’emblée, de l’intérieur, immédiatement, mais je ne puis le voir ou si ce n’est par cette vue plongeante où je suis, en dessous de moi-même, assez grotesquement étagé. Mais l’étrange est ceci : d’être moi se révèle à moi quasi accidentellement et ceci désormais, je ne l’oublierai plus(…). Cette avance que j’aie sur moi, c’est cela le je que je suis, c’est cela le je qu’est chacun. »2 ’Dans cette circonstance problématique, la seule évidence qui apporte un minimum de sentiment d’existence, est bien le corps qui s’exprime. Notamment, sa souffrance. D’où la célèbre phrase de Cocteau : « Je souffre donc je suis ».
Ainsi apparaît chez notre poète son obsession : partir à la recherche d’un contenant résistant - tel un scaphandre - qui puisse envelopper son Moi et tous ses éclats épars. Mais en même temps, il désire que cette peau en caoutchouc soit aussi une étoffe étincelante d’un poète. Que souhaitait-il en fin de compte ? Une seule et même carte d’identité d’un Jean Cocteau : au recto, l’homme de cœur et au verso, le poète terrible :
‘« (Dans la glace). Il ne s’agit pas d’être beau. Il s’agit d’être ressemblant. »’ ‘« Se guérir définitivement du moi. Ne pas réfugier pour se réfugier mais pour participer mieux à l’ensemble. Ne pas être dupe d’états successifs. Ne pas les prendre pour une continuité, pour une identité. »1 ’Cette espèce de peau double et idéale, réussissait-il à la trouver ? Non pas vraiment… C’est pourquoi il muait sans cesse. Bien que ses « mues poétiques » aient représenté les preuves admirables de tous ses efforts de métamorphose véritable, notre écrivain reste crispé dans un « épuisement mortel ».
Car malheureusement, en s’enfonçant de plus en plus dans la profondeur abyssale de cette idée fixe, il se tord dans une « étreinte continuelle ». A force de vouloir se recentrer sur soi-même et de poursuivre cette peau introuvable, la fatigue et la frustration finissaient par l’étouffer, l’étrangler. Comme lui-même le confesse d’ailleurs si tristement dans une des pages de ce Journal 1942-1945 :
‘« Somme toute, je ne m’aime pas. Je me supporte. C’est la seule différence. Et il m’arrive de me supporter très mal et de moins en moins. Je pousse ce déplaisir d’être moi jusqu’à partager la malveillance de mes ennemis, jusqu’à trouver les regards qu’ils me jettent, légitimes. »2 ’Le Grand écart, op. cit., pp. 116-120 ; pp. 135-136.
Pour la définition, voir Mythes et mythologie, Félix Guirand et Joël Schmidt, Larousse( Histoire et dictionnaire), Paris, 1996, pp. 234-235. Nous empruntons cette figure légendaire de la mythologie grecque afin de rapprocher le supplice atroce de notre écrivain ainsi que ses personnages de celui de Tantale. L’image symbolique qui représente une « éternelle insatisfaction » ou le pire des supplices, l’impossibilité de « saisir ce que l’on désire » et de « ne pouvoir atteindre l’objectif ».
Le Bel indifférent, in Théâtre de poche, Du Rocher, Monaco, 1999, pp. 87-89. Voir aussi, Lis ton journal dans le même recueil. Ce dernier est presque similaire au premier texte.
Le Livre blanc, op. cit., pp. 73-74.
Le Grand écart, op. cit., pp. 123-130.
Nous utilisons ce terme pour la raison suivante : la « nymphe » est une « seconde mue » chez certains insectes. Nous soulignons ici, l’ordre de son arrivée. Celle, donc, qui succède à celle d’écorché vif de l’insecte qui vient de sortir de sa première mue. Chez l’homme vulnérable, après avoir passé un cap important de transformation – la première mue psychique - , le temps de se retrouver et trouver son équilibre psychique s’avère crucial. Dans ce sens, l’attente, la convalescence, la solitude, etc, peuvent justement jouer le rôle de cette « seconde mue ». Tout en symbolisant par conséquent, une phase de cicatrisation de la blessure psychologique survenue lors de la mue précédente.
« Je retrouve le Potomak », in La fin du Potomak, Œuvres complètes, t.2, Marguerat, Lausanne, 1947, p. 192.
Orphée, in Jean Cocteau. Romans, poésies. Œuvres diverses, Librairie Générale Française, Paris, 1995, p. 1076.
Arthur King Peters, « Jean Cocteau aux Etats-Unis aujourd’hui », in Cahiers Jean Cocteau, n°2, Gallimard, Paris, 1971, p. 77.
Didier Anzieu, « Fonctions du moi-peau », in Le moi-peau, op. cit., pp. 124-125. Pour souligner surtout le dysfonctionnement de l’enveloppe psychique, le psychanalyste fait l’usage d’un rapprochement métaphorique tout à fait intéressant avec l’image d’ une « passoire ».
Versailles, in Cahiers Jean Cocteau, n°9, op. cit., p. 183.
Le Grand écart, op. cit., pp. 136-137 ; pp. 150-152.
Les Enfants terribles, op. cit., pp. 121-128.
L’Aigle à deux têtes (Acte II / scène 5 ), in Théâtre, t.2, Gallimard, Paris, 1976, p.357.
Le Livre blanc, op. cit., pp. 80-85.
Venise vue par un enfant, in Cahiers Jean Cocteau, n°10, op. cit., p. 61.
Le Grand écart, op. cit., p. 166.
François Chirpaz, « Le corps et l’existence », in Le Corps, Klincksieck ( Philosophia n°13 ), Paris, 1996, pp. 95-97. Souligné par l’auteur.
La Corrida du 1 er Mai, in Jean Cocteau. Romans, poésies. Œuvres diverses, op. cit., pp. 991-992.
Jean Cocteau par Jean Cocteau : Entretiens avec William Fifield, Stock, Paris, 1973, p. 92.
Georges-Arthur Goldschmidt, « Un cogito concret : la suffocation première », in Narcisse puni ou la part échappée, Plon, Paris, 1990, pp. 13-14. Souligné par l’auteur.
« mai » et « août 1954 », in Le Passé défini, t.3, Gallimard, Paris, 1989, p. 133 ; pp. 206-207.