Honoré de Balzac, in Théoriedeladémarche
Pour Cocteau, le mal dans sa « peau » n’est pas suffisant pour tout exprimer pourquoi le poids de l’existence pèse si lourd et son équilibre se rompt si facilement. Il faut un autre symptôme pour décrire l’intensité de ce déséquilibre : cette fois-ci, c’est la « boiterie ». Comme nous l’avons vu, la peau est une source de tracas multiples et insondables pour une telle personnalité. Mais ce n’est pas l’unique obstacle au « mal-être » si éprouvant chez l’homme : son environnement immédiat, l’Espace, le Temps et la Parole, sont des paramètres générateurs de difficultés supplémentaires qui entravent les objectifs que l’homme se fixe.
Il y a des « boiteux » partout dans l’œuvre de Cocteau. Toujours les mêmes mots 1 surgissent d’un bout à l’autre. Etrangement et illogiquement, les « jeunes » 2 boitent… Qu’est cette fameuse théorie de la « boiterie » ? C’est une manière pour Cocteau de nous dire que notre espace et notre temps sont en réalité, « faux » : ils nous « dupent », nous « bernent ». Et dans cet univers imparfait, nous sommes tous des « boiteux ». Sauf qu’il est agencé d’une telle façon que nous ne nous voyons pas. C’est pourquoi ce monde auquel nous sommes si habitués n’est qu’un « trompe-l’œil », « trompe-sens » et « trompe-esprit » à la fois le plus familier et le plus dangereux.
Cocteau en a fait l’expérience et en a apporté la preuve. Son Tour du Monde en 80 jours démontre que l’on peut réellement faire un tour de l’univers en peu de temps. Le temps et l’espace sont en effet des notions relatives : c’est un fabuleux voyage durant lequel notre écrivain a appris l’« élasticité du temps » ( p. 94) et grâce auquel il affirme que le « temps n’existe pas. Pour peu qu’on cesse d’obéir à sa notion officielle, il ne comporte plus la moindre réalité » (p. 132) . 3
C’est la raison pour laquelle Cocteau insiste sur notre « infirmité ». Dans ce faux décor qui est notre espace-temps, l’homme n’est qu’un infirme qui croit marcher droit, malgré les lois universelles de l’apesanteur et de la gravité 1 qui, en réalité, ne le laissent jamais libre. Ou un « aveugle » qui ne voit pas ses pas disloqués, dans cet univers à trois dimensions qui lui cache la vue. Sinon un « étranger » qui se tait, parce qu’il ne parle pas un mot de la langue du pays où il se trouve. Tout homme est, pour Cocteau, « boiteux », « aveugle », « étranger muet » en somme. Ainsi, dans son Journal d’un inconnu, l’auteur décrit l’infirmité humaine :
‘« L’homme est un infirme. Je veux dire qu’il est limité par des dimensions qui le finissent et l’empêchent de comprendre l’infini où les dimensions n’existent pas. C’est, plus que par la science, par la honte que lui inflige cette infirmité et la hantise d’en sortir, qu’il arrive à concevoir l’inconcevable. Du moins, à admettre que le mécanisme, où il occupe une place modeste, n’a pas été machiné à son usage (…). C’est sa lutte contre un pessimisme compréhensible qui l’a fait inventer quelques jeux pour se distraire pendant son voyage entre la naissance et la mort. (…), son principal remède contre le pessimisme est de croire que le terminus du voyage lui réserve une apothéose ou des supplices qu’il préfère encore à l’idée de n’être plus rien (…). Notre pessimisme émane de ce vide, de ce non-vivre. Notre optimisme, d’une sagesse qui nous conseille de profiter de la parenthèse que ce vide nous offre, d’en profiter sans chercher la solution d’un rébus dont l’homme n’aura jamais le dernier mot, pour la bonne raison qu’il n’y a pas de dernier mot, que notre système céleste n’est pas plus durable que notre ciel interne, que la durée est une fable, que le vide n’est pas vide, que l’éternité nous donne le change et nous présente un temps qui se déroule, alors que le bloc de l’espace et du temps explose, immobile, loin des concepts d’espace et de temps. »2 ’Si cette boiterie, cette infirmité inévitable semble si évidente pour Cocteau, il y a une autre figure de la boiterie dans son œuvre. Et celle-ci n’est pas une évidence. Une boiterie personnelle, personnalisée ! La première s’apprend et se corrige avec la « science progressive », et la deuxième avec la « science infuse ». 3 C’est pourquoi, dans l’œuvre de Cocteau, il y a « boiteux » et « boiteux » : des « boiteux savants » ou « philosophes » et des « boiteux incultes » ; des « boiteux conscients » et des « boiteux inconscients ».
Les uns sont habiles en raisonnements scientifiques et apprennent à marcher droit avec une « canne mathématique ». 4 Et d’autres, ignorants et désorientés tâtonnent sans cesse et se meuvent avec une « canne invisible ». 5
Bien sûr que pour Cocteau, ce sont ceux-là les « vrais boiteux » : au lieu d’apprendre à marcher droit, à suivre le cours du temps et à parler le même langage qu’autrui, ils apprennent à se « désarticuler » avec le monde de la boiterie universelle. C’est ce que l’auteur nomme une « boiterie fraîche » :
‘« Je monte sans sauter de marches et ce livre ne représente rien de décisif, mais une section de courbe, avec ce qu’elle comporte de gaucherie fraîche en route vers une méthode. (…), car, lentement, bon gré mal gré, un destin noble s’engendre aux profondeurs. »1 ’En effet, il existe trois sortes de boiteux chez Cocteau : certains boitent « physiquement » ; d’autres ont plutôt l’« esprit boiteux » ; et il y a aussi ceux qui prononcent des « paroles boiteuses », maladroites, incongrues et mal à propos. En d’autres termes, nous trouvons trois figures de la « boiterie » qui se profilent dans l’œuvre de Cocteau : la boiterie réelle, la boiterie psychique et la boiterie verbale.
Et ces trois aspects de la boiterie, tels qu’il les a observés et définis, Cocteau en fait des preuves irréfutables qui remettent en cause nos représentations d’une vie structurée et gouvernée par l’espace, le temps et la parole. Notamment en adoptant la théorie de la relativité, Cocteau élabore point par point sa propre théorie.
Pour ce qui concerne le mot de « relativité », il faut l’entendre en son sens le plus simple : c’est une façon de mettre en l’espace-temps qui se construit différemment selon la position ( espace ), le moment ( temps ) de l’observateur ( Cocteau et sa vision personnelle ). Ce qu’il faut retenir ici, c’est que cette perspective-là est changeante. Car elle dépend entièrement du lieu et de l’heure de l’observateur. Et ce dernier n’a pas besoin d’un raisonnement logique de mathématicien ni d’un savoir scientifique rigoureusement accompli. En d’autres termes, dans cette vision de l’espace et du temps qu’a Cocteau, il n’y a pas de « linéarité » spatiale, ni « régularité » temporelle qui représentent ces mesures et des unités conceptuelles auxquelles notre esprit est habitué.
Pour aborder cet aspect, il nous faut tout d’abord, comprendre trois choses : du côté de l’espace chez Cocteau, il faudrait d’abord fermer les yeux. Car, d’après notre écrivain, l’espace posséderait en réalité une autre dimension dans laquelle il se passe des « phénomènes insolites ». Alors afin de les voir, laissons se clore nos yeux si habiles qui ne savent pas traverser un miroir.
Et du côté du temps, il faut oublier notre conception habituelle. Si nous avons coutume de diviser notre temps en trois grandes catégories, le passé, le présent et le futur, il n’en est rien chez Cocteau. Pour lui, ces grands compartiments temporels ne sont pas à cloisonner. Car son temps est « élastique ». C’est pourquoi il affirme que le « temps (proprement dit) n’existe pas ». Il n’y a en quelque sorte que le « présent éternel » qui change sa forme, s’allonge ou se rétracte :
‘« Le temps forme avec l’espace un amalgame si élastique, si insolite, que l’homme se trouve sans cesse en face de petites preuves qu’il s’y égare et qu’il le reconnaît fort mal (…). »1 ’ ‘« L’éternité est encore un terme qui relève de notre idée du temps. Pas plus que le temps, l’éternité n’est concevable (…). Dans le mot « toujours » il y a une idée de continuité qui s’oppose au phénomène statique auquel l’homme bref substitue par contraste le mirage de la durée (…). Fort simple sans doute, plus simple que notre concept, mais inconcevable et inexprimable pour une pauvre petite créature soumise aux forces centrifuges et centripètes (…). Ce qui n’empêche pas l’homme d’être obligé de naître, de mourir. De vivre, seconde par seconde, des événements qui semblent se produire à la queue leu leu, alors qu’ils se produisent tous ensemble et, en vérité, ne se produisent même pas, puisqu’il ne peut y avoir de présent, et que nous nommons passé et avenir des lieux inaccessibles qui nous traversent. Ce qui revient au même que l’éternel présent d’Eddington : « Les événements, dit-il, n’arrivent pas, nous les rencontrons sur notre route. » Quelque fou que cela paraisse, le néant ou la vie, le vide ou le plein, sont des concepts naïfs que l’homme s’oppose à l’écoeurement de s’y perdre, et qu’il sculpte comme des idoles sauvages. »2 ’Quant à la « parole boiteuse » de Cocteau, il faut adopter son point de vue particulièrement méfiant à l’égard de la parole humaine. Chez lui, elle ne représente pas un moyen efficace de communiquer avec autrui. Au contraire, elle symbolise fréquemment une « barrière invisible » qui empêche l’établissement de véritables relations humaines. C’est la raison pour laquelle, dans son œuvre, les « dialogues » des personnages sont « glissants ». Cette glissade des mots, tout comme un pied boiteux, représente l’inefficacité, l’incapacité de la parole.
Pour comprendre cette « boiterie » en question, nous étudierons donc par quelle démonstration Cocteau réussit à rendre si évidente sa méfiance ( ou vigilance ) vis-à-vis de nos cadres de la perception.
Nous avons dressé la liste du vocabulaire désignant cette « boiterie » : « crampe », « spasmes », « crispation », le membre « boisé » ou « anesthésié », « paralysie » ; la « hanche malade » ou « démise » ; et les verbes, « tomber », « chausser du plomb », « boiter », etc.
Nous insistons sur ce détail, car il est intéressant de voir ce genre de dysfonctionnement corporel chez les adolescents. Contrairement à notre idée préconçue ( la santé de fer des jeunes ), tout changement corporel de la jeunesse est significatif : les adolescents trouvent, à un moment donné, que tout semble tout à coup, « nouveau ». Même leur environnement immédiat et familier d’hier – toujours la même chambre occupée et même rythme acquis depuis l’enfance -, semble différent. En effet, c’est justement leur corps qui est en train de se transformer. Ils se retrouvent du coup, avec un nouveau corps devenu « puissant ». Equipé de plus grands pieds et des jambes plus longues. Est-ce que cela signifie qu’ils peuvent marcher plus longtemps et aller plus loin ? Généralement oui. Mais pour certains non. Nous allons savoir pourquoi par la suite. En tout cas, pour l’instant, occupons-nous des adolescents « normaux », pour qui tout se passe pour le mieux. Dès lors, ils ont besoin d’un « nouveau champ d’action ». Pour apprendre des « nouveaux gestes et mouvements » qui apaiseront toutes ces agitations et remuements inexplicables de leur nouveau corps. Et dans ce sens, l’Espace et le Temps sont des précieux compagnons de la « connaissance » pour la jeunesse et son changement véritable. Car, c’est avec eux, qu’elle s’initie à mieux se connaître mais aussi à découvrir le monde. Or, chez quelques personnages de Cocteau, cet effet bénéfique de l’espace et du temps s’avère être plutôt le contraire. Au lieu d’un apprentissage constructif ou d’une conquête d’un nouveau champ d’action, tous leurs incessants déplacements, mouvements vont devenir une expérience éprouvante.
Tour du Monde en 80 jours : mon premier voyage, Gallimard, Paris, 1936.
De la brouille, article apparu dans la Revue de Paris, juillet 1959, in Cahiers Jean Cocteau, n°9, Gallimard Paris, 1981, p. 231 : « Il y a ( en outre ) quelque ridicule à prendre au sérieux la pauvre terre où nous sommes collés par un phénomène gravitatoire (…). »
« De l’invisibilité », in Journal d’un inconnu, op. cit., pp. 26-37.
Idem, p. 209 : « Ne pas confondre la science progressive et la science infuse. La seule qui compte. »
Allusion au « fil à plomb » chez Cocteau
Allusion au « fil d’Ariane » : dont nous allons vérifier successivement les rôles différents de ces deux fils
« Troppmann », in Le Potomak, op. cit., p. 46.
« D’un morceau de bravoure », in Journal d’un inconnu, op. cit., p. 79.
Idem, pp. 176-177.