2.3 - La boiterie verbale et la « chute existentielle »

‘« Le manque d’échange stérilise l’élan magnanime. Je porte la fatigue d’être un autre en promenade à l’intérieur de tous. » ’

in Midi bitume

Sans élan, on tombe, on se relève mais on boite… Les paroles de certains êtres ont le même sort qu’une marche boiteuse. Endolories de désespoir et de souffrance, elles glissent sans jamais accrocher l’attention d’autrui, paroles boiteuses, errantes, sans destinataire. En effet, la « voix humaine » de certaines âmes sensibles n’arrive pas à percer, traverser l’épiderme insensible d’autrui.

C’est cet aspect négatif de la parole que Cocteau essaie de révéler dans son œuvre. Plutôt qu’un moyen de rapprochement entre Moi et Autrui, elle représente pour l’auteur, un élément décisif qui rend la vie humaine encore plus infirme, invalidante.

La Voix humaine est le texte qui résume l’idée fondamentale de Cocteau à ce propos. La femme délaissée par son amant, devenue ( presque ) folle dans son chagrin, tente tant bien que mal, de capter l’attention de l’autre au bout du fil. Se fait-elle entendre ? L’autre, son amant qui n’a qu’un cœur refroidi comme une pierre, l’écoute-t-il ? Non… :

‘« Seulement, tu comprends, on parle, on parle, on ne pense pas qu’il faudra se taire, raccrocher, retomber dans le vide, dans les noir……… alors………. ( Elle pleure.)……… Ecoute, mon amour(…). Je n’avais le courage de mourir seule(…) ne t’inquiète pas……… Que je suis maladroite ! Je m’étais juré de ne pas te donner d’inquiétude, de te laisser partir tranquille, de te dire au revoir comme si nous devions nous retrouver demain……… On est bête(…) Ce qui est dur c’est de raccrocher, de faire le noir………(Elle pleure.)……… Allô !……… Je croyais qu’on avait coupé……… Tu es bon, mon chéri……… Mon pauvre chéri à qui j’ai fait du mal……… Oui, parle, parle, dis n’importe quoi……… » 2

De loin en loin la présence de l’autre s’espace et il n’y a qu’une seule personne qui parle pour deux. Et elle continue à parler jusqu’à ce qu’elle ne reconnaisse plus sa propre voix. Ses paroles sont tues dans une absence insupportable. L’absence de paroles réelles- chaleureuses de son amant - devient pour elle, la preuve de sa propre inexistence. L’espace de parole s’est vidé de sa seule substance animée, la « voix humaine » : une sorte d’ultrason inaudible aux oreilles normales. Le son des entrailles que seules les oreilles du cœur chaud peuvent entendre.

Lorsqu’on retire à l’individu, son dernier droit humain, celui d’émettre des paroles, quel espoir resterait-il pour lui ? Aucun. En perdant ses paroles, l’homme perd tout. A la fin de la pièce, cette héroïne noyée dans sa douleur, accomplit un acte symbolique à cet égard : elle enroule le « fil du téléphone » autour de son cou, tel le nœud d’un condamné à mort.

Pour démontrer l’aspect négatif de cet espace de parole sans voix ainsi que son influence « néfaste » qui provoque notre « chute existentielle », Cocteau dialectise encore une fois de plus, notre dimension traditionnelle de l’espace. Notre espace social se partage en deux, dans son œuvre : le lieu du « dialogue » et celui du « silence ». Et dans les deux, les paroles humaines sont « boiteuses ».

Pour Cocteau, les vrais dialogues n’existent pas. C’est pourquoi les dialogues de ses personnages sont « glissants », la plupart du temps. Par exemple, ceux des personnages du Grand écart : alors que certains ( Germaine, Stopwell ) ont une manière de converser de « plain-pied », d’autres ( Jacques Forestier, son père, M. Berlin ) ne parlent pas et volontairement se taisent. Leur différence de discours ajoute de part et d’autre le malentendu ou la duperie aux relations de ces personnages.

L’épisode du « calembour » de Victor Hugo, « l’affaire Gall », 1 montre bien jusqu’à quel point deux esprits ne peuvent se comprendre, malgré leur relation intime. Cependant, cette chamaillerie anodine de ce jeune couple s’achève par une « fusillade verbale ». Germaine se venge, un peu plus loin dans le roman :

‘« Louise(…) montre à Germaine le malheureux(Jacques). – Il se remettra, dit-elle. Ce mot était humain dans le sens où la loi estime pitoyable la balle que l’officier tire à bout portant sur un fusillé qui respire encore. »’ ‘« Jacques suppliait. Elle avait pris cette paraffine, ce masque contre les gaz, des gens qui n’aiment plus. »1

Ainsi, dans son œuvre, l’auteur montre combien les dialogues ( des sourds ) de ses personnages se désarticulent et ne s’accrochent pas. Leurs paroles énoncées, glissent, tombent à côté et boitent sans jamais atteindre l’essentiel, l’écoute et la compréhension. Alors leurs relations aussi dérapent et se dérobent :

‘« On a tendance à glisser sur les mots, à ne pas comprendre que la manière dont ils s’imbriquent est indispensable pour exprimer ce qu’ils expriment. Le sens d’une phrase n’est pas tout. C’est l’essence qui compte. Le sens intime ne peut venir que de la manière de peindre, et non de ce que représente le tableau. »2

Les paroles semblent boiteuses parce qu’elles sont « codées ». 3 Les personnages de Cocteau parlent sans réellement s’écouter les uns les autres. Il y a en effet deux facteurs décisifs qui provoquent ces situations-là : d’une part, le « manque » d’espace, de temps et de vocabulaire appropriés, pour pouvoir s’exprimer, pour se « faire comprendre » par autrui. C’est l’exemple du narrateur du Livre blanc qui évoque un des épisodes marquants de son adolescence:

‘« (…) j’essayai vainement par le langage de donner une forme à mon rêve. Mon camarade haussa les épaules (…). Je me rendis compte qu’il était impossible de me faire comprendre (…), et je me résignai à souffrir en silence (…). »4

Cette difficulté du langage, ce poids d’incompréhension et d’incommunicabilité, dure en fait tout au long du récit : à chaque rencontre, le narrateur ressent le manque de mots pour s’exprimer, pour expliquer ses pensées ; mais aussi, le manque de disponibilité en tout genre. Des situations problématiques et boiteuses ( entre le désir et la frustration ) qui détériorent de plus en plus ses relations avec les autres personnages.

Mais d’autre part, il y a aussi la « différence irréductible » du langage, liée à la mentalité et à l’habitude prises par chaque individu dans son milieu familier. Par exemple, le langage de « méchanceté » et de « taquinerie » fraternelle des Enfants terribles : ce langage particulier, composé d’une simplicité syntaxique et d’une extrême pauvreté de vocabulaire que l’auteur appelle un « dialecte fraternel » ( p. 32 ). En effet, les autres personnages qui viennent de l’extérieur de la chambre des enfants, ne comprennent pas, du moins ne peuvent apprécier d’emblée, le langage du frère et de la sœur (le langage du sang). Même leur meilleur ami, Gérard, patiente jusqu’à son installation dans cette chambre close.

Ici, ce « dialecte fraternel » rejoint une autre figure du « code ». Le code d’une minorité, des marginaux, qui ne peut fonctionner qu’avec l’esprit singulier de leur milieu : c’est un langage des « incultes » ( principalement fait de gros mots ), mais un langage qui souligne avant tout leur « franchise ». En d’autres termes, les paroles boiteuses de ces enfants terribles fonctionnent comme un « code inversé » pour exprimer leur « affectivité ».

Résultat, les dialogues ou conversations maintiennent une sorte d’incompréhension et l’impossibilité d’un véritable échange entre les personnages. Au lieu de se toucher, s’unir à travers les paroles. Car ce sont des paroles du dehors, externe, qui ne correspondent pas à l’intérieur de chaque personnage. Elles sont donc constamment désarticulées par la frontière invisible qui sépare les deux mondes, le dedans et le dehors. Ainsi Cocteau conserve consciemment un rôle de « garde-distance » pour les dialogues, dans son écriture :

‘« Mon bruit devenait du silence
Mon silence devenait bruit
On entendait mes pas à droite
Lorsqu’à gauche marchaient mes pas
Trop large était ma porte étroite
Et j’étais où je n’étais pas
Peut-on espérer une trêve
Quand tout se croise de travers
(…)
Boiteux je suis boiteux
Elle me traîne par la main
Cette malchance qui possède
La mémoire du lendemain. »1

C’est ainsi que l’homme fait une autre « chute » : il vacille dans les flots de toutes ces paroles humaines. Inutiles et insignifiantes, du moins insuffisantes, sont ces vagues de dialogues qui le poussent de plus en plus loin du monde du langage. Alors, sans jamais pouvoir s’attacher à une âme accueillante qui lui tend l’oreille, l’homme solitaire se noie lentement dans son espace insonore. Le « silence » de la vie :

‘« Que de choses à dire dans ce silence du vacarme des planètes et des hommes criant aux antipodes jusqu’à ce que notre lumière devienne la leur (…). Que de chutes qui attendent un signe. Que de grâces qui s’engloutissent dans la bouche d’ogre du zéro. »2

Dans Anthropologie de la douleur, David Le Breton, fait cette remarque essentielle. Lorsque l’homme souffre - physiquement ou psychologiquement -, notre toute puissance de parole diminue, devient insuffisante et incapable de « nommer ou de témoigner de la condition de souffrance qui déracine de soi et rend étranger aux événements » extérieurs. On est « mal », on souffre, c’est déjà difficile, mais par dessus tout, le plus insupportable est qu’on est « seul ». Isolé dans sa peau de malade et terrassé dans la douleur indescriptible, l’individu vit en direct sa mort :

‘« La douleur est un échec radical du langage. Enfermé dans l’obscurité de la chair, elle est réservée à la délibération intime de l’individu. Elle l’absorbe dans son halo ou le dévore comme un fauve tapi à l’intérieur, mais le laisse impuissant à nommer cette intimité torturante. Incommunicable, elle n’est pas un continent dont les explorateurs les plus audacieux pourraient dessiner la géographie tangible. Sous sa lame, le morcellement de l’unité de l’existence provoque la fragmentation du langage. »1

Que les mots manquent ! En effet, aucune parole ne peut atteindre le degré intense de la douleur. Toute souffrance est indescriptible, une « réalité fuyante » (p.41). Ici, l’« incommunicable » devient lui-même, la figure la plus terrifiante de la douleur. L’homme est trahi par son propre langage, en somme. Dès lors, cette faille ne peut l’amener qu’à une seule direction. Au tréfonds de soi-même, à sa chute existentielle :

‘« Un halo de mots empruntés au vocabulaire courant (…) recouvre un halo de douleur. La projection de sens ainsi opérée mise sur l’addition de termes insuffisants en eux-mêmes, mais dont la conjugaison cerne peu à peu, à la manière d’un négatif, un trouble autrement insaisissable. De mot en mot la douleur est en partie tamisée(…). L’homme s’efforce de déjouer l’impuissance du langage. (…) par une traduction qui, plus que jamais, est trahison. »2

En dévoilant la première figure désolante de la boiterie verbale de l’homme, c’est-à-dire ce déséquilibre relationnel survenu à cause de et malgré la parole, Cocteau suggère une autre sorte de langage : le langage du corps. Radicalement opposées ici, les paroles ne se prononcent plus, ne s’entendent plus. Elles se voient. C’est la deuxième figure de « paroles boiteuses » chez Cocteau.

Elles sont faites d’« articulations nerveuses » 3 de l’âme et exprimées par le pied boiteux d’un « danseur ». Une danse de ce pied qui boite avec « grâce », « aisance » et « charme ». C’est ce que Cocteau nomme la « danse » : le mouvement du corps qui incarne, matérialise une « expression de l’âme ». Un langage muet qui transcende la marche disloquée en une « démarche poétique » de l’homme. Voici la scène qui donne à voir ce langage humain, réalisé par le silence le plus explicite du corps. Jean Babilée danse avec la Mort déguisée en « jeune fille » :

‘« La première danse ( car l’immobilité joue, sur cette fugue solennelle, un rôle aussi actif que l’agitation ) nous présente l’angoisse de ce jeune peintre, son énervement, son abattement, sa montre qu’il regarde, ses marches de long en large, ses haltes sous la corde qu’il a noué à la poutre, son oreille qui hésite entre le tic-tac de l’heure et le silence de l’escalier(…). La deuxième phase sera la danse du peintre et de cette jeune fille qui l’insulte, le violente, hausse les épaules, donne des coups de pied. La scène monte jusqu’à la danse, c’est-à-dire jusqu’au déroulement des corps qui s’accrochent et se décrochent (…). La troisième phase présente le jeune homme aplati contre la porte(…). Il cherche à traîner la table vers la potence, trébuche, tombe, se relève, renverse cette table avec son dos. La souffrance lui imprime les mains sur le cœur. La souffrance lui arrache des cris que nous voyons sans les entendre. La souffrance dirige en ligne droite jusqu’à son supplice (…). Il se pend. Il pend. Ses jambes (…) bras pendent. Ses cheveux (…) épaules pendent (…). Le Jeune homme et la Mort, est-ce un ballet ? Non. C’est un mimodrame où la pantomime exagère son style jusqu’à celui de la danse. C’est une pièce muette où je m’efforce de communiquer aux gestes le relief des mots et des cris. C’est la parole traduite dans le langage corporel. Ce sont des monologues et des dialogues qui usent des mêmes vocables que la peinture, la sculpture et la musique. »1

En somme, ce langage du corps réalise la corporéité de l’esprit par un mouvement du corps. C’est pourquoi les vrais boiteux chez Cocteau n’essayent pas de marcher droit avec un « fil à plomb ». Associable à l’image d’un « mur » ( car nous employons le fil à plomb pour mesurer la rectitude d’un mur, par exemple ), le « fil à plomb » symbolise chez Cocteau, la preuve de la « science progressive » qui efface la personnalité d’un individu.

C’est pourquoi l’auteur affirme ainsi dans Le Potomak : « Là où un mur oblige les philosophes et les savants à des haltes malicieuses débute le poète. La science ne sert qu’à vérifier les découvertes de l’instinct » ( p. 71 ).

Sinon, comme synonyme de l’« équilibre » (au sens d’état statique, d’immobilisme), le « fil à plomb » signifie aussi l’invention qui détruit le rythme vital capable de dégager et de mettre en valeur le « relief » personnel d’un individu. Pour Cocteau, c’est ce rythme qui représenterait le « style » singulier d’un homme. C’est ce que l’auteur appelle le « rythme boiteux ». Le rythme « impair », détonant, délibérément cassé, que l’auteur compare à la danse des Gitans :

‘« (…) l’usage du fil à plomb, le rythme pair, (…) provoquent toujours la platitude et la mort. (…) ce culte instinctif de l’impair, les femmes jusqu’à ne porter qu’une seule manche, les hommes jusqu’à retrousser une seule jambe de leur pantalon. Cette science infuse du rythme boiteux est un des secrets de leur incroyable vitalité. »2

L’apprentissage des boiteux chez Cocteau se résume ainsi : transmettre au pas maladroit un rythme personnel. Le « rythme boiteux » définissant toute l’« allure existentielle » d’un homme :

‘« Ce que le rythme dit, c’est : Je suis ici et Je suis maintenant. Il est l’affirmation d’une présence, d’une occupation humaine de l’espace et du temps. »1

Tel est le cas du corps qui danse. Une boiterie divine qui dessine la perspective d’une « science infuse ». Et qui exalterait la « dimension poétique » de l’homme. La « démarche d’un poète » chez Cocteau :

‘« Dansez, une jambe sur le sol, une jambe dans le songe. Dansez entre terre et ciel. Boitez comme Jacob après sa lutte avec l’ange. C’est à cette claudication divine que se reconnaît la démarches des poètes. Dansez au bout des fils que l’auteur invisible anime au-dessus de nous. »2 ’ ‘« La démarche est la physionomie du corps. » ’ ‘« Tout le secret des belles démarches est dans la décomposition du mouvement . »3

En fin de compte, qu’avons-nous vu dans cet univers boiteux de Cocteau ? Mi-Œdipe, mi-Jacob et un peu de Thésée au Labyrinthe. C’est le portrait de l’homme au pied boiteux que nous expose Cocteau. Il y a du « bon » et du « mauvais » dans ce portrait, car il est peint d’après l’homme infirme et sa condition fondamentalement dialectique : sa vie est faite de deux cycles les plus archaïques de la démarche humaine, réalisée dans une perspective universelle.

L’infirme emboîte tantôt le pas d’Œdipe. En boitant sur ce parcours jalonné de pièges et de malheur, il réalise à son insu, l’infortune annoncée : la mort, sinon « se crever les yeux ». La leçon à tirer de cette histoire est qu’il est difficile de s’adapter à cette Terre sur laquelle il marche et il doit marcher. L’inadaptation et l’impuissance du pied boiteux sont éprouvants ! Fin du premier cycle.

L’infirme suit aussi le parcours initiatique de Jacob. Sa « lutte avec l’ange » est un exemple spirituel par excellence. Et pour avoir la preuve glorieuse des épreuves, cette marque sacrificielle, la « hanche démise » de Jacob, il faut combattre l’Inconnu. Alors, l’infirme commence son combat personnel avec lui-même. Une autre leçon donc : pour réaliser ce « dépassement de soi », il apprend à s’approcher de cet inconnu qui habite en lui, son « inconscient ». Or, celui-là, se dérobe et réapparaît. Un jeu de cache-cache, difficile à gagner ! Fin du deuxième cycle.

Et au passage, il y a ce Thésée qui apparaît de temps à autre, en montrant son vagabondage dans les couloirs sombres du Labyrinthe. Pour orienter notre vue un peu plus vers la profondeur souterraine. Le décor idéal qui fait ressortir la sinuosité et l’obscurité du labyrinthe humain.

Selon Cocteau, c’est entre boiterie ostensible d’Œdipe et boiterie imperceptible de Jacob, que toute la vie de l’homme infirme se déroule :

‘«Le temps des hommes est de l’éternité pliée. Pour nous, il n’existe pas. De sa naissance à sa mort, la vie d’Œdipe s’étale, sous mes yeux, plate, avec sa suite d’épisodes. »1

Avec tout cela, Cocteau propose une nouvelle mise en perspective du parcours initiatique de l’homme : aux épreuves physiques d’un côté, et aux épreuves psychiques de l’autre, l’auteur ajoute des épreuves verbales. Le circuit est complet.

Mais que veut dire l’auteur, plus justement, par sa boiterie ? Quel est le message significatif qui rendrait neuf ce tableau déjà vu ? Des pistes de rebondissements pour ses personnages ? Certes. L’une des unités thématiques qui composent cette image éternelle du « mal être » dans son œuvre ? Sans aucun doute. Le plus important de tout, ce mot « boiterie » est synonyme de démarche dans le dictionnaire de Cocteau. En développant de détail en détail les images des boiteux 2 , il argumente la difficulté et la complexité de la marche de l’homme dans notre univers qui « n’est pas fait pour son usage ». C’est aussi qu’en faisant la critique de notre système de mesure et de symétrie qu’il juge comme la cause principale de la boiterie humaine, il étaye sa théorie de la démarche individuelle.

D’abord, le mouvement de « marcher » chez l’homme : de son premier pas, son déplacement jusqu’à son cheminement, son champ de « mobilité » et de « mouvance » se heurte souvent à notre environnement premier. Ensuite, le mouvement de « penser » et de « connaissance » du monde : le champ de vibration nerveuse de son esprit est régulièrement mis à épreuve. Soit une secousse violente provoquée par le monde intellectualisé pour lequel sa capacité de compréhension est très limitée. Soit une peur assourdissante engendrée par sa propre méconnaissance de son instinct et de son inconscient.

Serge Dieudonné fait une belle remarque dans son article, « Dionysos et Orphée », au sujet de la critique constante et élaborée de Cocteau concernant notre conception de l’espace et du temps :

‘« Le temps et l’espace prolongent les leurres qui nous dupent. Nous prenons pour des absolus des phénomènes qui n’offrent plus les mêmes apparences selon l’angle d’où on les observe. Cocteau insiste sans se lasser sur les tromperies du temps et de l’espace, comme si dans cet amalgame dont les anomalies quelquefois déconcertent, résidait un des secrets fondamentaux de la marche du monde. Si l’on démêlait cette structure, le rêve, la mémoire, les incertitudes et la permanence du moi, jusqu’à la mort, pourraient être compris (…). Les événements se produisent ensemble. Nous croyons les parcourir selon une durée alors qu’ils nous statufient dans un bloc complet. C’est « l’éternel présent » qui nous contraint, aussi imperturbable que l’éternel retour (…). »1

Enfin, le mouvement de « parler » avec autrui : son désir de « dialoguer » se trouve fréquemment entravé par le manque d’engagement sincère d’autrui, sinon par la discordance ou dysharmonie spirituelle entre les deux. En tout cas, chez lui la « fluidité verbale » se présente comme impossible.

Afin de remédier à cette existence boiteuse, Cocteau propose donc une démarche personnelle à accomplir : une certaine « manière d’être » qui dépasse l’infirmité apparente. Ce n’est pas une étude, mais une création. La création d’un mode de vie, à partir de notre propre infirmité. Cocteau considère que c’est là un apprentissage fondamental :

‘« Le présent se tenait debout, on l’appelait avenir et passé, hier et demain. On lui sacrifiait les hommes et les actes. Et il digérait le tout avec son ventre qui grouille d’astres morts. L’homme disait : Je suis en prison entre quatre murs. Et le temps et l’espace disaient : Vous êtes libre mon ami, vous êtes libre. Seriez-vous aveugle ? Ne voyez-vous pas qu’il manque le quatrième mur. »1

Alors, nous en concluons ceci : puisque le monde que nous voyons, touchons et sentons, est faux, d’après Cocteau, qu’est-ce qu’il nous reste à faire ? Si notre espace, notre temps et nos paroles ne nous aident pas, comment pourrions-nous devenir notre propre créateur ? Il faut « s’amuser », en cherchant une « quatrième dimension » qui nous est invisible. C’est la seule méthode que Cocteau nous enseigne d’après son expérience scientifique en herbe de la relativité :

‘« Un quart d’heure. C’est une affaire de pendule. A mon estime le temps n’existe pas. Il est avec l’espace un de ces phénomènes de perspectives dont nous sommes les dupes, dupes solides et bien assises dans une erreur qui nous domine et se moque de nous (…). Il me reste à vivre un quart d’heure. Un siècle si je m’amuse (…). Quoi ? Je vais mourir. C’est un travail qui débute à la naissance. Et avant cette naissance où étions-nous ? Où la mort nous replace. J’ai donc de l’éternité une longue habitude. Si toutefois on peut dire qu’une habitude qu’elle est longue dans un immédiat éternel. L’éternité, l’infini, sont des termes inintelligibles à nos limites et nous sommes un infirme rêvant qu’il court. Sans doute ririons-nous de notre croyance enfantine dans ces mesures et démesures s’il nous était encore possible d’en rire ( car ce n’est pas drôle ) et si l’eau conservait la mémoire des bouteilles. Je veux dire, si l’eau se souvenait de la forme que lui sculptent momentanément les bouteilles. Un quart d’heure. Il me reste un quart d’heure. »2
Notes
2.

La voix humaine, Stock, Paris, 1993, pp. 38-43.

1.

L’image même du dialogue de sourds, source de malentendu et de dispute pour ce jeune couple : Jacques Forestier chantonne le célèbre vers de V.Hugo : « Gall, amant de la reine, alla, tour magnanime / Galament, de l’arène à la Tour Magne, à Nîme. ». Et Germaine ne comprend pas le double sens de ce vers et se fâche en croyant que Jacques la traite d’imbécile, d’inculte. Voir, pp. 96-102.

1.

Idem, p. 121 ; p. 128.

2.

« Des distances », in Journal d’un inconnu, op. cit., p. 175

3.

Voir l’annexe du Passé défini, t.1, Gallimard, Paris, 1983, p. 437. Dans son journal, Cocteau considère que le problème de l’incompréhension d’ordre langagier vient d’une différence du « code » ( social ). Carsonmonde « demeure invisible à une foule d’esprits qui vivent selon un code ».

4.

Le Livre blanc, op. cit., pp. 26-27.

1.

« Ma chance… », en marge de Clair-obscur, in O.P.C., op. cit., p. 952.

2.

« Que de choses à dire… », Appogiatures, in O.P.C., op. cit., p. 815.

1.

David Le Breton, Anthropologie de la douleur, Métailié, Paris, 1995, p. 39.

2.

Idem, p. 43.

3.

A propos de cette expression, voir l’extrait du Journal intime de Roger Lannes, in Cahiers Jean Cocteau, n°10, op. cit., p. 178. Dans son journal, R. Lannesévoqueainsil’« allurepoétique » du Plain-Chant deCocteau : « Une nervosité extrême de la perception sensible empêche cette poésie de se charger de verbalisme. Le poème est toujours écorché, fait uniquement d’articulations nerveuses. »

1.

« D’un mimodrame », in La Difficulté d’être, op. cit., pp. 199-205. Souligné par l’auteur

2.

La Corrida du 1 er Mai, in Jean Cocteau. Romans, poésies, œuvres diverses, Librairie Générale Française, Paris, 1995, p. 1027. Souligné par l’auteur.

1.

Colas Duflo, « Humanité du Rythme : marcher – ramer – parler », in Rythme et philosophie, ouv. collectif, Kimé, Paris, 1996, p. 64. Souligné par l’auteur

2.

L’Impromptu du Palais-Royal (scène II), Gallimard, Paris, 1962, p. 25.

3.

Honoré de Balzac, « La théorie de la démarche », op. cit., p. 280 ; p. 287.

1.

La Machine infernale, in Jean Cocteau. Romans, poésies, œuvres diverses, op. cit., p. 1167.

2.

Voir à ce propos, l’étude approfondie réalisée par Clément Borgal, Jean Cocteau ou de la Claudication considérée comme l’un des beaux-arts, PUF, Paris, 1989. Dans cet ouvrage, Borgal définit minutieusement sous tous les angles, le thème de la « boiterie » chez Cocteau et fournit de nombreux passages-clé éclairants pour le lecteur. Pournotreétude, leschapitres 1, 2, 5 et 6 ontététrèsprécieux : « (…) tantôt sous la forme d’une claudication véritable, tantôt sous la forme d’un déhanchement ou d’un simple faux pas, le même phénomène apparaît, réapparaît, se répète, comme une sorte de vice de nature, de vice de la nature (…). » (p. 18 ). Dans ce passage, Borgal résume l’aspect obsessionnel ( surtout quantitatif ) de Cocteau, concernant son emploi excessif du verbe « boiter » dans son œuvre. Etilcontinueunpeuplusloin : « Il existe bien des façons de boiter, pour un poème autant que pour un infirme (…) Cocteau les exploite toutes. » ( p. 36 ). Ilajouteaussi : « Puisqu’il a mille fois employé le mot, la démarche paraît donc claire. En s’analysant, Cocteau a constaté à quel point sa nature pouvait être boiteuses, pétrie de contradictions, victime en particulier de cette contradiction essentielle qui lui fait, d’une part, essayer de se juger au moyen de son intelligence et de sa raison, d’autre part, se heurter aux innombrables pulsions ou forces inconnues qui l’habitent, le gouvernent, échappent à toutes les catégories relationnelles, dont se servent depuis les origines de l’histoire du monde la philosophie et la science. » (p. 113 )

1.

Serge Dieudonné, « Dionysos et Orphée », in Cahiers Jean Cocteau, n°10, op. cit., p. 223.

1.

« Hommage à Eddington », en marge d’ Appogiature, in O.P.C., op. cit., p. 822. Souligné par l’auteur

2.

« Court métrage », in Cahiers Jean Cocteau n°9, op. cit., p. 197.