3.2 - La période de la dyspnée ou la cohabitation avec le « schizophrène » : entre la « ténèbre », la « scène » et l’ « écran »

‘« Tout le monde possède un invisible et un visible. L’invisible est le schizophrène qui nous habite. Il épouvante les uns et singularise les autres. Les craintifs le cachent, les braves le servent. La plupart du temps, le rôle de l’écrivain consiste à l’exploiter en le cachant sous le visible. Après la mort, cet invisible prend sa revanche et devient le visible véritable. » ’

in Gide vivant

La période 1 de la dyspnée 2 chez Cocteau se caractérise principalement par deux aspects : le « duel avec soi-même » et sa « mise en spectacle ». Il s’agit de la « cohabitation » étroite avec l’inconscient chez notre poète. Et cette cohabitation symbolique s’avère un dur, fatigant et incontrôlable « combat » pour lui. De même, l’inconscient s’appelle désormais le « schizophrène », l’« invisible » qui l’« habite », précise l’écrivain. Pour révéler la souffrance d’une telle cohabitation avec celui-ci, Cocteau souligne ainsi son caractère :

‘« Le souffle qui m’habite je le connais mal, mais il n’est pas tendre. Il se moque des malades. Il ignore la fatigue. Il profite de mes aptitudes. Il veut donner sa part. Ce n’est pas l’inspiration, c’est expiration qu’il faut dire. Car ce souffle vient d’une zone de l’homme où l’homme ne peut descendre(… ) »1 ’ ‘« Le grand mystère de la poésie c’est cet équilibre entre le conscient et l’inconscient, c’est la manière dont un homme donne en quelque sorte une forme à l’ectoplasme qui s’échappe de lui. Nous sommes les ouvriers d’une ténèbre qui nous est propre mais qui nous échappe, et qui nous échappe de toutes les manières puisqu’elle s’échappe de nous. »2

Comme s’il s’agissait d’une personne réelle, ce « souffle » qui semble être animé d’une force ténébreuse, donne du fil à retordre à l’écrivain durant cette période.

Mais d’un autre côté, Cocteau éprouve aussi la difficulté de respirer, car c’est une période d’hyperactivité pour lui. Il est toujours sur le qui-vive pour représenter son « duel » sous forme de « spectacle » sur scène. C’est alors une période de travail, de besognes et de fatigue pour Cocteau. En d’autres termes, il s’agit d’une « réalisation » laborieuse menée dans sa création artistique. Cocteau semble sans cesse en quête de solutions neuves et de moyens d’action innovants pour son « spectacle » et pour son « écriture ». Résultat, il crée un genre inédit de sa poésie. La « poésie de théâtre » et de « cinématographe ». C’est ainsi que, durant cette période, Cocteau réalise un certain nombre de ses ouvrages théâtraux et cinématographiques.

Alors apparaît un phénomène intéressant à observer : Cocteau affirme que le « rôle de l’écrivain consiste à exploiter le schizophrène, en le cachant sous le visible ». Or, dans un premier temps, c’est plutôt Cocteau qui semble « être exploité » par l’autre. En tout cas, c’est ce qu’il explique au cours de ce cycle. Les questions qui se posent sont donc les suivantes : qui est ce « schizophrène » que Cocteau évoque constamment ? Pourquoi donne-t-il ainsi un nouveau nom à son inconscient ? Puisque ce dernier s’appelait son « autre moi », son « ombre », c’est-à-dire son « double ». Dans quel sens faut-il comprendre cette soudaine reconversion ? Comment l’écrivain parvient-il alors à résoudre sa difficulté ? Ou encore, quel lien y a-t-il entre leur cohabitation problématique et la création de Cocteau ?

Premier point capital à souligner, l’apparition du « schizophrène » dans l’œuvre de Cocteau. La toute première figure de la folie créatrice de Cocteau est une entité invisible, informe et vieille de quelques siècles. Le poète ne la voit pas mais il ne peut nier la présence indéniable de cette étrangeté. Comme s’il se laissait aspirer par une force violente et irrésistible, il ne peut que se tourner vers l’intérieur de lui-même :

‘« Quel artiste, digne de ce nom, et même le mieux équilibré, ne loge en sa ténèbre intime un schizophrène dont il n’est que la main-d’œuvre ? »1 ’ ‘« C’est la vieille rengaine de l’inspiration, qui n’est qu’expiration, puisqu’il est vrai que le poète reçoit des ordres, mais qu’il les reçoit d’une nuit que les siècles accumulent en sa personne, où il ne peut descendre, qui veut aller à la lumière, et dont il n’est que l’humble véhicule. »2

C’est pourquoi cette période représente, aux yeux du poète, celle d’une « fouille » archéologique sur le sol de l’humanité qui s’étend dans la « nuit du corps humain ». Une partie inexplorée de son inconscient qui représente une profondeur abyssale dans laquelle les « siècles accumulent » ses trésors :

‘« En parlant d’un poète, on ne devrait pas dire inspiration, mais expiration. Les trouvailles ne lui viennent pas de l’extérieur, elles viennent de ses propres ténèbres qu’il fouille, comme on fouille le sol d’Egypte. C’est pourquoi les objets qu’il découvre paraissent souvent d’un usage incompréhensible aussi bien à ses yeux qu’aux yeux des autres. Il serait donc mal venu de s’étonner de l’incompréhension puisqu’il arrive qu’il ne se comprenne pas lui-même. Il faut un docteur Drioton qui les mette à l’étude et nous les explique. »3 ’ ‘« Valéry avouait que, pour lui, le poète était un fabricant et non un inspiré. Mais le problème est plus grave, car l’inspiration n’est qu’expiration, les choses ne viennent pas du dehors, mais du dedans, et ni Gide, ni Valéry n’ont eu le vrai courage de pratiquer des fouilles en eux-mêmes(…). L’influence étant invasion d’une personnalité par une autre personnalité plus forte que la sienne, ceux qui la subissent la considèrent vite comme une maladie, et cherchent n’importe quel moyen de s’en guérir. »4

Toujours est-il que l’étude sur le « schizophrène » s’avère fondamentale chez Cocteau pour une raison précise. C’est le « fou » invisible qui lui permet de parler du « génie ». Et le « génie » d’un homme, d’un écrivain, n’existe pas sans le « fou », selon Cocteau. Voici comment il se souvient de la première venue mémorable de sa folie créatrice :

‘« Ne vous y trompez pas, ce schizophrène habite et hante même les artistes célèbres pour leur équilibre et leur robuste santé morale, disons : les ogres(…). Sans lui rien ne se ferait de neuf, ni de fort(…). Car la seule excuse de l’artiste c’est d’apprivoiser la folie sous la forme transcendante du génie. Pas de génie sans son aide(…). Sans le fou qui nous occupe et le survoltage qui résulte de son influence, que serait la poésie ?(…). Le fou dormait en quelque sorte, lorsqu’en 1913, au contact d’un homme(…), son réveil eut la violence d’une de ces maladies, d’un de ces déséquilibres de glandes que ni notre organisme, ni les remèdes ne peuvent combattre(…). De cette minute, je sus que la poésie, loin d’être un jeu, était un fatum, une catastrophe au ralenti, et les neuf muses des gardes-chiourmes. Elles m’apprirent, ces muses, que le poète étant le type de l’oppositionnel, sa personnalité représente une sorte de prison, de bagne, d’où les œuvres s’évadent, et que, sauf si leur allure inattendue les fait prendre par des naïfs pour des clowns ou des ivrognes, la société lance contre elles sa police et ses molosses. Aujourd’hui, je paye encore mes erreurs de jeunesse. La société ayant du mal a comprendre le désordre qu’un artiste introduit dans ses habitudes, il lui est impossible d’admettre qu’un tel désordre puisse venir d’une révélation. »1

Et voilà en quoi consiste la vérité du « duel avec soi-même ». Cette expérience du « dédoublement » intense ne symbolise qu’une chose : le duel entre le Je et le Moi irrationnel. Le premier est la conscience de l’écrivain, du poète qui cherche le chemin du « génie ». Et l’autre, c’est son « âme » névrotique qui « cherche son sens » dans l’inconnu, l’inconscient qui habite la « nuit du corps humain ». Et puisque le génie n’existe pas sans le fou, l’œuvre n’existe pas sans ce duel. Alors, le verbe « exploiter » chez Cocteau signifierait ceci : le génie d’un artiste n’est que le résultat des « fouilles » dans les abîmes de l’inconscient humain.

Chez Cocteau, la « fatigue » du génie qui travaille, se manifeste avec ses syncopes. Et encore une fois, précisons-le, Cocteau insiste sur la difficulté de la création, puisqu’elle en vient à couper le souffle. Chez lui, la voie du génie se gagne forcément par ces syncopes : les syncopes pendant les « fouilles » de l’âme humaine mais aussi les « courses » de l’esprit.

D’abord, la syncope éprouvée pendant les fouilles. Avec elle, le travail de l’écrivain ressemble plus à une « chute » qu’à une « ascension » spirituelle. Car l’outil de sa création n’est pas une illumination ou une révélation saisissante qui donnent des ailes à son imagination. Mais une connaissance approfondie de l’être humain qui s’acquiert par des expériences de « morts successives » 2  :

‘« Ecrire c’est tuer du vide, tuer de la mort. Tuer la chance d’une des innombrables combinaisons qui se cachent. Et, en outre, c’est marcher sans recul possible à travers les caves de ce faux sommeil où le travail nous enferme. Ils appellent cela l’inspiration. Ils se trompent. Car ce qui nous hante ne tombe pas de quelque ciel. Cela monte des zones que notre paresse conserve incultes. C’est l’ange noir de la paresse qui se réveille et pousse des cris d’effroi. Rares sont les poètes qui dédaignent ce chien et loup, cette pénombre à surprises(…). L’inspiration est une farce. Expiration serait plus juste. La paresse est votre bagage. Bagages, bagages, votre nuit les accumule. Elle ne contrôle pas les docks. Elle ne dose pas ses mélanges. A la faveur des cargaisons mal arrimées, elle entre-choque des explosifs. » 3

Et c’est cette syncope qui permet à Cocteau d’élaborer l’image d’une « ténèbre ». Tantôt au singulier, sa « ténèbre » symbolise la « subjectivité », l’« intimité » de son enfer interne. Donc sa propre vérité. Et tantôt au pluriel, les « ténèbres » représentent l’antre de la vérité humaine. L’enfer universel où se créent, se croisent les éternelles figures de la Vie, de la Mort et de l’Amour, etc.

En tout cas, dans ces « ténèbres », l’air est irrespirable et l’écrivain s’étouffe. C’est pourquoi la « descente » dans la « nuit du corps humain » signifie un « danger de mort » chez Cocteau. Si l’on ne meurt pas étouffé, il faut travailler pour le maître intransigeant, implacable des ténèbres : l’inconscient humain.

Cocteau évoque sans arrêt sa vie étouffée. Lui, qui n’est que l’ouvrier, le prisonnier, le forçat du « schizophrène » qui le possède. Et son œuvre n’est que la « main-d’œuvre » réalisée sous l’œil vigilant de ce maître invisible :

‘« L’étonnement et la difficulté d’être étant la base même de notre travail. Ce qui exclut qu’on s’en étonne. On constate l’incompréhensible, on peut le mettre à l’étude, mais le fait de s’en étonner obligerait à se tenir à l’écart d’un mystère qu’on est, au lieu de le vivre(…). Il faudrait pour répondre à ce programme savoir qui on est, et c’est impossible, à cause de cette part d’invisible dont nous sommes les véhicules et les domestiques(…) »1

Aussi, Cocteau confirme-t-il sans hésiter son « athlétisme de l’esprit ». Courir derrière une « idée », c’est un fait. Après tout, il faut une idée pour créer. Or, animer cette idée, c’en est un autre. Ce en quoi consiste la syncope athlétique. L’écrivain doit apprendre à transiger entre sa conscience et son inconscient. Car ces derniers ne travaillent pas de la même façon. L’une est ordonnée, patiente, responsable et connaît la rigueur de la syntaxe. L’autre, le contraire. Instinctif, spontané, puéril et inculte :

‘« Une faiblesse, admises à l’origine, cajolée, fortifiée, travaillée chaque minute, a fini par prendre les muscles de l’athlétisme et par étouffer le reste. Voilà une âme, apte à tout comprendre et qui ne comprend rien. »2 ’ ‘« (…)je veux dire que j’ai des ébauches d’idées dont je ne suis pas le maître et que je n’arrive à entreprendre un travail que si au lieu d’avoir une idée, une idée m’a, une idée me hante, me dérange, me tourmente, de telle sorte qu’il me faille la jeter dehors et me délivrer d’elle coûte que coûte. »3 ’

En résumé, les « syncopes » dont nous parle Cocteau, sont une crise salutaire pour la création : c’est un court moment d’étouffement pour la communion entre deux souffles, celui de son souffle vital et le souffle créateur qui l’habite ; mais aussi un moment de l’étouffement pour l’entendement entre sa conscience et de son inconscient.

Ainsi faut-il « expirer » à chaque crise de folie créatrice. Sinon, c’est la vraie mort. C’est ainsi que Cocteau conçoit son idée conductrice, l’expiration. Et elle signifie, expulser le « schizophrène » qui remue en lui et faire exploser la montée paroxystique de la tension interne. Pour reprendre le souffle, pour continuer à exister.

Dès lors, l’expiration est à la fois un moyen de survie et de création : d’un côté, en poussant plus loin sa personnification du « schizophrène », Cocteau souligne la nécessité absolue de son expulsion ; mais de l’autre, il explique quelle signification il faut donner à ce souffle fou qu’il enferme en lui. Littéralement, c’est le souffle créateur dont il s’agit. C’est avec lui que l’écrivain réussit à concevoir un « organisme » - voire un individu.

Ainsi dans cette page de son Journal de 1942-1945, Cocteau révèle que la douleur de la création artistique ne se limite plus à une souffrance psychologique. Mais plutôt à une épreuve physique ou physiologique troublante :

‘« Je crois maintenant savoir à merveille quel est le don d’écrivain que je possède. C’est de créer, dans chacune de mes œuvres, un organisme qui respire et qui peut pousser(…). Ce qui me frappe (avec le recul) dans Renaud et Armide, ce n’est pas la beauté du vers, qui compte assez peu, c’est l’appareil respiratoire de la pièce, d’un bout à l’autre. Lorsque je souffre à certains passages d’une de mes œuvres, ce n’est jamais d’une maladresse de langue ou d’une absence de brio, c’est d’une ankylose locale de cet organisme(…). Il me semble sans cesse que quelqu’un en moi, respire trop court ou trop large, que quelqu’un ne marche pas au rythme de mes jambes, bref que la présence d’un autre dérègle mon système et l’empêche de fonctionner naturellement. Il n’en subsiste pas moins une vie étouffée qui reste la mienne et qui est infirme. »1

Reste à observer un autre point essentiel qui caractérise cette période de la dyspnée : la « mise en scène », la « mise en spectacle » du duel. Comment Cocteau réussit-il à présenter comme il se doit, son duel ? Quel moyens utilise-t-il donc pour dévoiler sa « main-d’œuvre » interne, intime ?

La réponse se trouve dans sa réactualisation des thématiques récurrentes de la Vie humaine. Celles qui sont déjà visitées et revisitées par les fins limiers de la psychologie humaine. Dans les mythes, les légendes, et même dans toute la Littérature – tous les genres confondus-, une bonne part du mystère qui entoure l’homme a été déchiffré. En clair, la donnée essentielle dans la représentation de Cocteau se résume par deux choses : notre écrivain choisit d’abord, de supprimer toute élaboration psychologique dans la démonstration du « duel ». C’est-à-dire de ne pas intellectualiser son évolution psychique ; et pour sa « mise en œuvre », il se restreint à exploiter un seul thème principal. Le génie créateur et la folie humaine qui forment la dualité inévitable du poète.

Abordons pour commencer, la « psychologie héraldique » de Cocteau. Il est vrai que chez l’écrivain, il n’est jamais question de montrer « tout nu » ce qui se passe en lui. Pour la présentation, son duel avec l’inconscient humain doit être habillé, caché « sous le visible ». En d’autres termes, il faut le draper, camoufler sous une forme décente et compréhensible aux yeux du public. Ces « habits » passe-partout, il les trouve d’une part, dans les mythes et les légendes bien connus. Tels que les mythes d’Œdipe, d’Orphée et de Tristan et Iseult. Ou encore les légendes du Roi Arthur et de la Belle et la Bête. 1 Et avec ces blasons mythiques et légendaires, Cocteau travestit son duel interne :

‘« Je souligne que la psychologie, en quelque sorte héraldique, des personnages n’a plus de rapport avec la psychologie proprement dite que les animaux fabuleux (Lion qui porte sa bannière, Licorne qui se mire dans une glace) n’offrent de ressemblance avec des animaux véritables. »2 ’ ‘« Le vers de théâtre ! Ne s’agirait-il pas de nouer ensemble les styles classiques et romantiques, bref de trouver son propre style sur une base faite des hautes découvertes précédentes ? Le seul hasard, si l’on peut parler de hasard chez un poète, me conduisit, sans le moindre calcul, à l’unité de lieu, de temps et d’action. Quatre personnages. Un décor. Une journée. La tragédie se déroule, en quelque sorte, d’une traite et les répliques s’enchaînent d’acte en acte. Je ne voulais pas m’inspirer des anciens ni suivre une trame connue. Je n’empruntai donc à la légende que les noms de mes personnages. J’inventai tout le reste. Rien d’autre ne préside à la naissance de Renaud et Armide, si ce n’est mon amour des pièces d’amour et mon espoir d’en écrire une. »3

Mais Cocteau puise aussi son inspiration dans la vie courante, dans des faits divers, etc… Il emploie des « images archétypiques » et cela donne Les Parents terribles, Les Monstres sacrés, La Machine à écrire, Le Sang d’un poète, L’éternel Retour. Résultat, les personnages théâtraux et cinématographiques créés au cours de ce cycle ne sont pas des personnages d’une pure création. Mais ce sont des portraits types de l’être humain qui souffrent de leur dualité d’être. Cocteau dévoile ainsi sa difficulté d’être poète, sous ces masques expressément empruntés et modifiés.

Et c’est aussi la thèse de Jean-Jacques Kihm. Il remarque que Cocteau manie dans ses pièces, comme thème central, le Destin de l’homme double. La tragédie de l’homo duplex : « (…), Jean Cocteau n’a cessé de porter au théâtre, sous toutes les formes, des personnages doubles, hommes et femmes qui passent leur temps à se donner (…) le spectacle de leur propre drame (…). Ils constituent une classe d’esprit, une classe d’individus à laquelle on peut appliquer le qualificatif d’homo duplex, ils participent d’une dualité de nature (qui n’est pas nécessairement de caractère sexuel). Ces êtres doubles jouent leur vie au lieu de la vivre avec sérieux (…).Tantôt, ils essaient de se créer de toutes pièces un destin auquel ils tenteront, mais en vain, de ressembler (…). Tantôt ils portent en eux-mêmes (dans l’ombre interne de leur corps ou de leur cœur) une vocation tragique qui vient de l’enfance et que la psychanalyse s’efforce en vain de définir, vocation avec laquelle ils s’efforcent de composer sans jamais y parvenir(…). Ou encore ils inventent de toutes pièces une histoire leur permettant de croire qu’ils ont un rôle à jouer et donc que le destin leur décoche des clins d’œil (…). C’est le drame de tous ces hommes et de toutes ces femmes de devoir assumer cette faille qui les mine, de devoir réagir par des actions d’éclat contre ce qui les empêcherait de vivre autrement qu’ils ne font. Une telle signification apparaît (…) comme la transposition du drame même du créateur (…) : l’homme normal n’est pas poète, la poésie résultant des successives tentatives pour combler cet abîme qui sépare les deux moi, dans les profondeurs, et les empêche de concorder par les voies de tout le monde (…). » 1 Puis, un peu plus loin, J.-J. Kihm reprend pour donner sa définition du théâtre de Cocteau. Selon lui, c’est une « féerie » dans laquelle « Jean Cocteau lui-même est un théâtre, le centre d’une scène qui se joue entre le visible de sa personne et l’invisible, entre son personnage et ce qu’il est, entre sa légende et son effort d’être. » 2

Vient ensuite l’utilisation des « supports » neufs de l’écriture chez Cocteau. En employant des moyens plus substantiels et immédiats tels que les scènes théâtrales et l’écran cinématographique, Cocteau prend une distance salutaire en deux sens : l’un, avec l’écriture au sens classique du terme. Il s’éloigne de l’écriture « morte » - sur papier ; et l’autre, avec toute analyse psychologique qui demande le temps nécessaire pour une élaboration assidue. Lui gagne du temps.

En effet, au lieu d’analyser et de verbaliser, Cocteau choisit de montrer directement au public. C’est ainsi que le duel symbolique de Cocteau continue sur « scène » entre les « costumes », les « acteurs » et les « décors » du théâtre. Sinon, « projeté » littéralement sur l’ « écran » : filmé sur des rouleaux de « pellicule » et capturé par l’œil de la « caméra ». C’est cette esthétique que Cocteau appelle la « projection d’une morale ». Pour Cocteau, toute création doit être ainsi une projection brute du génie et de la folie de l’écrivain. Car le « reste est décoratif ». 3

Cocteau livre ainsi le « spectacle » de son « duel avec soi-même ». Un spectacle qui se fait seulement avec deux personnages . Le « fou » s’amuse. Pour lui, c’est un moment fabuleux du travestissement, de la distraction scénique et de l’applaudissement du public. Le « fou » demande d’être « vu ». Et le « génie » de l’écrivain travaille et se fatigue dans les coulisses. Il attend le verdict de sa tâche accomplie dans l’ombre :

‘« Le théâtre est une fournaise. Qui ne s’en doute pas s’y consume à la longue ou brûle d’un seul coup. Il douche le zèle(…). Me voilà dans les coulisses, tendant l’oreille(…).J’écoute aux portes(…). Je connais des auteurs qui surveillent les comédiens et leur écrivent des notes. Ils obtiennent une discipline. Ils paralysent. Ils ferment à clef la porte qui peut s’ouvrir d’un coup de vent. Deux grandes races s’affrontent sur les planches. Ils empêchent l’une d’enrichir sa ligne droite de quelque trouvaille, ils éveillent l’autre de son hypnose. Je préfère en risquer la chimie. C’est le rouge et le noir qui sort(…).Minutes délicieuses dont je souffre et que je n’échangerais contre rien(…). Qu’ai-je à faire avec le génie ? Il ne cherche en moi qu’un complice. Ce qu’il veut, c’est un prétexte à réussir ses mauvais coups(…). Lorsqu’un travail est achevé, je dois attendre(…).Le travail achevé ne me lâche pas vite. Il déménage lentement. La sagesse sera de changer d’air et de chambre (…). Un beau jour le travail exige mon aide. Je m’y abandonne d’une seule traite. Mes haltes sont les siennes. Ma plume dérape s’il s’endort. Dès qu’il s’éveille, il me secoue. Peu le gêne si moi je dors. Debout, me dit-il, que je dicte. Et il n’est pas facile à suivre. Son vocable n’est pas en mots. »1

Et, c’est ainsi que Cocteau réalise un genre inédit de sa poésie : la poésie de théâtre et de cinématographe. Chez Cocteau, elles symbolisent en somme une chose : la main-d’œuvre d’un écrivain-artisan qui « exploite » tous les moyens nécessaires pour présenter l’inconscient, au plus proche de la réalité humaine. Et sa mise en œuvre achevée. Puisque l’invisible naît enfin sous une forme « humaine ».

Notes
1.

Depuis la rédaction du scénario (1930) et la première projection (1932) de son premier film Le Sang d’un poète, jusqu’à la première projection de son film Orphée (1950). Et il faut souligner : l’article indéfini « un » (poète) annonce le commencement d’une nouvelle période. Et à la fin de cette période, il se métamorphose en « Orphée » , la figure par excellence du poète. Tout au long de cette période, Cocteau produit énormément d’ouvrages et principalement, ses pièces du théâtre les plus connues. Par exemple, La machine infernale ( 1932-1934), Les Chevaliers de la Table ronde (1934-1937), Les Parents terribles (1938-1938), La machine à écrire (1939-1941), Les Monstres sacrés (1939-1940), Renaud et Armide (1941-1943), L’Aigle à deux têtes (1943), etc. Mais en dehors, Cocteau écrit aussi des essais importants tels que Essai de critique indirecte (1932), La Difficulté d’être (1946-1947). Sinon, quelques journaux comme Journal(1942-1945), Maalesh 1949), etc.

2.

D’après la définition du dictionnaire, Le Petit Littré : une « difficulté de respirer ».

1.

« Du théâtre », in La Difficulté d’être, op. cit., p.56.

2.

« Cinquième entretien », in Entretiens avec André Fraigneau, op. cit., p. 55.

1.

 Modigliani, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 261.

2.

« De l’invisibilité », in Journal d’un inconnu, op. cit., p. 18.

3.

« le 26 mars 1949 », in Maalesh ( Journal d’une tournée de théâtre), Gallimard, Paris, 1949, p. 82.

4.

Gide vivant, in Poésie critique, t.1, op. cit., pp. 215-216.

1.

 Discours sur la poésie, in Poésie critique, t.2, pp. 210-212.

2.

Orphée, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 245. Dans ce texte, Cocteau indique qu’elles représentent une expérience fondamentale, une « nécessité pour le poète ». Car ce n’est qu’en faisant ces expériences douloureuses et qu’en revenant à la vie que le poète renaît « sous une forme plus proche de sa personne. »

3.

« L’appartement des énigmes », in La Fin du Potomak, op.cit., pp. 212-213.

1.

Gide vivant, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 225.

2.

« De la beauté », in La Difficulté d’être, op. cit., p. 179.

3.

« Neuvième entretien », in Entretiens avec André Fraigneau, op. cit., p. 97.

1.

« 13 juillet 1943 », in Journal 1942-1945, Gallimard, Paris, 1989, pp. 318-319.

1.

Nous faisons allusion aux pièces de théâtre et aux films de Cocteau. Respectivement : La Machine infernal, Orphée, Renaud et Armide, et Les Chevaliers de la Table Ronde, La Belle et la Bête et Le Testament d’Orphée.

2.

« Préface », in L’Aigle à deux têtes, Théâtre, .t.2, op. cit., pp. 304.

3.

« Préface », Renaud et Armide, in Théâtre, t.2, op. cit., pp. 215-216.

1.

Jean-Jacques Kihm, « Recherche des significations dramatiques », in Cocteau, op. cit., pp. 88-91.

2.

Idem., p.93.

3.

« Note » (écrit après l’Aigle à deux têtes), in La Difficulté d’être, op. cit., p. 218.

1.

« Du théâtre », in La Difficulté d’être, op. cit., pp. 54-58.