3.3 - La période de l’expiration.La prise de parole et de position ultime :la « bouche » du poète et le « message » du temple, le « cordon ombilical » coupé et la voix de la « solitude humaine »

‘« Un homme qui sait prendre sa respiration et garder son souffle réussira toujours » ’

in Tour du monde en 80 jours

La période de l’expiration. 2 C’est une période durant laquelle cette « expiration », cette conception personnelle de Cocteau prend définitivement corps. En effet, c’est l’inconnu qui inaugure cette dernière période. A partir de son Journal d’un inconnu, son écriture, ses ambitions et sa motivation prennent une autre direction. Cocteau envisage de consolider sa théorie sur la poésie, en cherchant à définir l’expiration comme méthode de création.

Mais il se prépare également à achever le résumé de sa vie, avec son testament symbolique. Certaines questions irrésolues sur le plan de sa vie intime ou artistique, trouvent alors des réponses définitives au cours de cette période. Cocteau explique à propos de l’expiration :

‘« C’est parce qu’on se trompe dans les termes ; ce n’est pas « inspiration » qu’il faudrait dire, c’est « expiration » parce que l’inspiration arrive du dehors, de je ne sais quel ciel mystérieux, tandis que l’expiration, c’est une chose qui sort de nous, de nos profondeurs, et nous devons – c’est tout de même encore nous ; c’est un « nous » que nous connaissons mal, mais c’est encore nous – et nous devons mettre en accord ce « nous » que nous connaissons très mal et ce « nous » que nous connaissons, dont nous avons l’habitude ; il faut bien dire une chose : c’est que, - n’est-ce pas, - la syntaxe est une habitude que nous avons prise…Par exemple, j’étais très malade quand j’ai écrit Le Requiem, cette espèce de fleuve d’encre ; je l’ai écrit dans un état qui ne me laissait pas très conscient et là, du mariage qui est celui du conscient et de l’inconscience – j’emploie à dessein un masculin et un féminin -, de ce mariage naissent des monstres merveilleux ou détestables – tout dépend de ce qu’on pense – qui sont la poésie, n’est-ce pas, et la poésie résulte toujours de ce mariage du conscient et de l’inconscient. Alors, quelquefois, le conscient prend le dessus ou l’inconscience prend le dessus. Eh bien ! à mon avis, les œuvres ne sont belles que quand il y a mariage total entre le conscient et l’inconscient. »1

Cette période de l’expiration semble idéale pour remettre de l’ordre dans sa vie de poète. « La poésie est ma vie, ma vérité », telle semble sa devise. Dans l’ensemble, c’est une période de recyclage professionnel qui s’avère constructif et surtout instructif chez Cocteau : avec son sentiment solennel envers le « seigneur » inconnu, c’est-à-dire le souffle créateur ; et aussi avec sa sollicitude et son assistance pour nouer une alliance sereine avec sa poésie. Et tout cela montre son dépassement significatif : ce n’est plus le stade d’une recherche ou d’une étude de l’inconscient. C’est vivre pleinement dedans.

Dorénavant, chez Cocteau, le verbe « expirer » veut dire tout. Pour lui, expirer, c’est « souffler », « vivre » : évacuer, expulser la tension interne qui l’étouffe. Et expirer, c’est aussi « créer », « faire vivre » son âme de poète : en lui donnant une « forme » humaine et une « place » dans le monde. Enfin expirer, c’est « parler », « donner une signification » 1 à son souffle expulsé : en voulant « faire part » de son sentiment humain et en donnant un timbre de voix à sa solitude humaine.

Le temps presse et Cocteau veut tout expirer. Ce qui prouve qu’il y a un effet polyphonique dans l’écriture de Cocteau pendant cette période. Nous entendons le plus souvent, la voix de Cocteau qui résonne « affirmative » et « lucide » dans ses écrits : il prend parole. Il expire et s’explique enfin. Cocteau définit la poésie et son rôle de poète :

‘« Nul n’ignore plus que la poésie est une solitude effrayante, une malédiction de naissance, une maladie de l’âme. Mais, chose étrange, il semble que cette maladie est contagieuse, car jamais il n’y eut autant de poètes ou du moins d’écrivains qui se veulent poètes et profitent d’une débâcle du style et des règles pour tâcher de croire qu’ils le sont et de le faire croire aux autres. (…), puisque mon œuvre est peu traduite et presque intraduisible, à saluer l’énigme de la poésie en ma personne et cette mystérieuse phosphorescence, cette aura, ces ondes, qui proviennent de toute une vie ? Car quelque chose m’affirme que ce n’est pas le Jean Cocteau dont on parle à tort et à travers que vous recevez à Oxford, mais bien l’ouvrier modeste qui n’a jamais cherché autre chose que de se mettre au service de la force inconnue qui habite les poètes. Cette force étrange se cache dans les ténèbres intemporelles du corps humain, nous n’en sommes que les interprètes (…). »2

Cependant, il arrive parfois que nous entendions la voix d’une bête humaine. La voix de Cocteau devient, tout à coup, plus « tremblante », « émotive ». Là, il prend la position d’un homme solitaire. Il parle de sa vie et se définit un peu :

‘« Je me demande parfois si mon malaise perpétuel ne vient pas d’une incroyable indifférence aux choses de ce monde, si mes œuvres ne sont pas une lutte afin de m’accrocher aux objets qui occupent les autres, si ma fameuse bonté n’est pas un effort de chaque minute pour vaincre le manque de contact avec autrui. Sauf s’il m’arrive d’être le véhicule d’une force inconnue que j’aide gauchement à prendre forme, je ne sais ni lire ni écrire ni même penser. »3 ’ ‘« Je pense très peu (le moins possible) et la pensée m’apporte toujours des tortures et des cauchemars. Mes œuvres ne résultent pas d’une pensée consciente mais de l’expulsion d’une pensée inconsciente et qui m’étouffe(…). Il y a, hélas, dans ma non-pensée, un regret de la pensée, une solitude, une tristesse, de n’avoir pas une vraie bêtise ou du moins un mécanisme compréhensible, un malaise de vouloir prendre contact par des œuvres qui ne sont pas des prises de contact et qui s’en moquent autant que les graines expulsées par les impatientes(…). »4

Du côté de sa prise de parole, Cocteau pour définir sa pensée, précise plusieurs rôles du poète. Le 1 poète est pour lui une « main » et une « bouche » du « Seigneur inconnu ». Ou encore, le « médium » qui délivre le « message » de ce Seigneur invisible. Mais aussi, le « porte-parole », le « traducteur » du « prince des saintes ténèbres ». Sinon, le « ventriloque » d’une force monstrueuse qui l’habite, etc. :

‘« Je me contente d’écrire mes œuvres, puisqu’il m’est impossible de me taire et de devenir un secret mortel. »2 ’ ‘« Il m’a semblé honnête de ne pas lier entre elles(haltes) des syncopes qui témoignent d’un état où l’écrivain s’apparente à un médium et ne cherche pas à désobéir aux ordres, même s’il lui arrive de les mal comprendre. »3 ’ ‘« C’est de la bouche profonde du moi inconnu qui nous habite que je veux arracher ce message, de la bouche d’ombre du Seigneur qui donne des ordres, Seigneur invisible, ancestral(…), de la bouche même du prince auquel je ne conseille à personne de désobéir, sous peine de lèse-majesté. Arracher ce message à l’autorité dont les artistes ne sont que la main–d’œuvre et doivent(…), accepter que le maître les déguise et leur prête son apparence afin de recevoir la bastonnade à sa place (…).»4

Tout ceci ramène à une seule chose : l’identité de l’inconnu se précise enfin. L’inconscient humain chez Cocteau prend une figure « solennelle » : prince, seigneur, force. L’inconscient veut dire l’Esprit de la création. C’est pour servir ces entités surnaturelles et autoritaires que le poète continue à vivre. Toutes, elles empruntent la « bouche » et la « main » du poète afin de délivrer le « message » presque providentiel. « La poésie est. » :

‘« Ne vous étonnez pas de ce préambule. Il m’était indispensable et jamais je n’eusse accepté d’être le messager de ce message si le poète n’était le véhicule de forces dont on a coutume de croire qu’elles descendent de quelque ciel alors qu’il les abrite inconsciemment et qu’au lieu d’inspiration c’est expiration qu’il faudrait dire, puisque ce grand souffle prophétique des poètes s’échappe d’un organisme que des forces supérieures ont choisi comme temple et lieu d’asile (…). J’ai, l’avouerai-je, grande crainte du contrôle, de l’esprit critique et du vocabulaire officiel(…). Il me semble préférable(…) de rendre possible le phénomène permettant à notre nuit de vivre en plein jour, opération délicate et qui résume l’essentiel de nos entreprises(…). L’art est une thérapeutique. Il nous débarrasse d’un despotisme ténébreux(…). »5

Donc, l’« expiration » est la mission du poète. De syncopes en syncopes, il écoute le message codé du « temple » et doit le transmettre. Et pour Cocteau, le langage du poète doit être simple et précis comme un « tir rapide » :

‘« La poésie est à l’inverse de ce que les gens estiment être poétique. Elle est une arme secrète. (…) dangereuse, précise, au tir rapide, et qui parfois ne touche son but qu’à des distances incalculables. La poésie, au lieu d’orner de vocables certaines idées, puise sa pensée dans les vocables. Elle trouve d’abord et cherche après. »1 ’ ‘« (…)je suis très maladroit dans la parole. Je vous le répète, j’usurpe un pouvoir que je n’ai pas. La personne qui travaille en moi, qui est moi-même, ce n’est pas le Bon Dieu, ce n’est pas la Sibylle de Cumes, c’est moi-même ; mais c’est une partie de moi-même que je ne connais pas du tout, une nuit qui, par le véhicule de mon cerveau, se met en plein jour ; et quand ce véhicule est seul, eh bien ! il va à droite, à gauche, et il est d’une maladresse épouvantable. »2

Serge Dieudonné souligne la réalité de ce langage de l’inconscient ainsi que sa signification particulière transmise par l’« expiration » chez Cocteau . D’après lui, « Cocteau sait fort bien qu’il est impropre de parler d’une quelconque inspiration venue de l’extérieur de lui-même, puisque les ordres du Seigneur Inconnu que le poète, véritable médium, chiffre en langage intelligible sourdent de la ténèbre du corps humain : il semble donc plus juste de parler d’expiration. De surcroît, cette expiration constitue une dépense perpétuelle du souffle vital qui anime le poète. Les objets qui sortent de sa bouche, ces poèmes, n’expriment que la longue agonie du moi abyssal qui expire pour aspirer à être au monde. De cette union entre le Seigneur Inconnu, démiurge gardien des fastueuses richesses intérieures, et l’artisan qui fabrique ses objets incertains naissent les noces du conscient et de l’inconscient par lesquelles se manifestera avec le plus de chance la plénitude de l’être. Par conséquent, le poète devra avant toute chose se monter fidèle à lui-même, adhérer intimement non pas à des partis ou à des briques extérieures mais à sa seule cause interne sur quoi se fondera le salut ou la perdition ». 3

Ainsi se définit donc l’expiration du poète : chez Cocteau, elle signifie le décryptage des « hiéroglyphes » de l’inconscient en un langage « intelligible ». Donc la poésie représente le résultat d’un déchiffrage fidèle :

‘« Pour toute œuvre, poème ou toile, conduite selon les méthodes du demi-sommeil ( nous disons en France : chien et loup) il faudrait un Champollion découvrant le secret de l’écriture et l’enseignant, non seulement aux autres, mais à l’artiste lui-même. Il n’existe pas d’œuvre sérieuse qui ne s’exprime par l’hiéroglyphe, par l’entremise d’une langue vivante et morte nécessitant d’être déchiffrée(…). C’est cette langue secrète, propre à chaque artiste, qui plonge les œuvres dans la grande solitude. »4

En effet, Cocteau avait vaguement mis en perspective sa conception de la poésie dans Le Potomak. En accomplissant ses tâches étape par étape, ici, il finit par ériger son temple. Et voilà en quoi consiste son ultime rôle de poète : devenir le « serviteur » élu du seigneur. Son « service » est sacré. C’est pourquoi Cocteau affirme qu’il est « entré dans la poésie comme dans les ordres. » Et la poésie est sa « formidable religion sans espoir » 1 . Puisque la voie de l’engagement est à la fois un honneur et une souffrance, un sacrifice, une abnégation de soi.

Dans ce sens, l’expiration de Cocteau représente le processus de la création : le « mariage » de l’inconscient humain (la folie universelle) et de la conscience de l’écrivain (le génie) :

‘« Libre, voilà le mot. Je suis libre (dans la mesure où le moi nocturne qui me commande m’y autorise). »2

Du côté de sa prise de position, il arrive que Cocteau s’attribue le rôle d’un créateur presque « androgyne ». Doté d’une « sexualité supérieure », ce créateur est à la fois mâle et femelle mais en même temps, « végétal » et « animal ». Ses œuvres sont des organismes créés grâce à sa « sexualité », « complète » et « dynamique » :

‘« Je dois à présent m’expliquer sur cet organisme des œuvres d’art que j’oppose à une simple allure artistique. Ce qui nous pousse à ressentir la beauté d’un tableau ou (…) la combinaison de lignes et de volumes capable de nous émouvoir, relève d’un phénomène analogue à celui qui l’emporte sur l’intelligence lorsque la sexualité parle. Une manière de sexualité psychique provoque une érection interne qui s’exerce sans notre contrôle et nous donne la preuve immédiate de l’efficacité des formes et des couleurs, aptes à convaincre un point secret de notre organisme. Si le phénomène ne se produit pas, la jouissance provoquée par une œuvre d’art ne résultera que d’un platonisme d’ordre intellectuel et sans la moindre valeur élective(…). Le rôle de l’artiste sera donc de créer un organisme ayant une vie propre puisée dans la sienne (…) être assez actif pour exciter des sens secrets ne réagissant qu’à certains signes qui représentent la beauté pour les uns, la laideur et la difformité pour les autres. Tout le reste ne sera que pittoresque et fantaisie, deux termes haïssables dans le règne de la création artistique »3 ’ ‘« (…)j’aimerais vous parler de ce rien considérable, de ce tout impossible à définir(…), de ce verbe qui se fait chair et reste cependant invisible, de cette maladie secrète et presque honteuse, bref de la poésie(…). Je propulse les graines avec la prodigalité aveugle de la nature. J’ignore si elles tombent dans une terre favorable ou défavorable. Graines je suis, terre vous êtes. Qu’y puis-je ? »4 ’ ‘« Un grand artiste est inhumain, végétal, bestial. S’il essaie de parler, ses tentatives nous bouleversent(…). Quelquefois il parle seul ; ensuite il retombe. Rien n’est plus émouvant que l’animal qui cherche à retrouver le secret de la parole humaine qu’il avait découvert et qu’il a perdu. »5

Définitivement, le poète est un être « complet », « auto-suffisant » chez Cocteau. Pour lui, l’« écriture » relève d’un « acte d’amour » 1 entre l’inconscient et la conscience. Et de leurs « noces » 2 énigmatiques.

Créer une œuvre devient analogue à « enfanter » un être. Car une œuvre doit être produite par la symbiose entre « sources limpides, éjaculations brûlantes, naïveté de primitif », affirme Cocteau. 3 C’est pourquoi son « expertise est faite au stéthoscope » 4 . Il écoute le souffle vital de chaque embryon d’idée et de sentiment qui, une fois mis au dehors, prend la forme d’une œuvre :

‘« J’ai trop souvent déclaré qu’elle (poésie) résultait des noces du conscient et de l’inconscience pour le redire. Mais l’étude du poète nous permettra peut-être de l’approcher un peu. Le poète ? Il n’est autre que la main-d’œuvre du schizophrène que chacun de nous porte en soi et dont il est le seul à ne pas avoir honte. Comme l’enfant il n’a droit qu’au génie. Le talent ne lui apporte qu’une base artisanale, ne lui sert qu’à sculpter l’ectoplasme qui coule de sa main, à mettre de la nuit en plein jour, à couper le cordon ombilical des monstres délicieux qu’il aide à venir au monde. »5

Ainsi naissent ses « enfants spirituels », ses personnages. Et ils vivent leur propre vie dans le monde. Mais le sort réservé à leur existence reste souvent incertain. Tantôt ils sont considérés comme des « créatures inquiétantes » sous l’œil suspicieux du monde extérieur ; tantôt ils trahissent leur père spirituel. Comme des « enfants ingrats » qui tourmentent leurs parents :

‘« Je trouve plus exact de dire que le livre sent et pense, livre d’un écrivain irresponsable dans la mesure tragique où ces sortes de créateurs endormis donnent naissance à des créatures inquiétantes, incapables de quitter la terre et d’y vivre, flottant comme des spectres et soumises à des lois inhumaines sous l’œil d’un tribunal strictement humain. On devine la gêne produite par une œuvre qui se présente sous des auspices si anormaux. Non seulement elle déroute l’habitude (…) elle énerve le public(…). »6 ’ ‘« L’âme est d’une faiblesse absurde. Sa principale faiblesse est de se croire puissante, de s’en convaincre, lorsque chaque expérience lui démontre qu’elle est irresponsable des forces qu’elle expulse et qui se tournent contre elle aussitôt qu’elles mettent le nez dehors. »7 ’ ‘« (…)il m’arrive d’éprouver une fatigue lorsque je pense au nombre de personnages que j’ai mis au monde et qui ont vite fait de prendre le large. Nos œuvres ne tardent pas à se séparer de nous, et (…) nous ressentons ce besoin qu’elles éprouvent de nous fuir et de vivre à leur guise. Parfois même je sens comme une hostilité de mes personnages et qu’ils ne m’appartiennent pas plus que les enfants, par leurs caractères disparates, n’appartiennent à leur famille(…). »1

C’est pourquoi Cocteau parle de son « irresponsabilité » involontaire. Sans le vouloir, il crée des personnages qui mènent une vie marginale dans le monde de la création, de la littérature et de l’art. L’auteur souffre pour ses enfants maltraités et voudrait les défendre. Mais une fois coupés les « cordons ombilicaux », les personnages n’appartiennent plus à l’auteur. Le « lien sacré » qui les unissait a rompu et disparu. Désormais ils appartiennent au « tribunal humain » et à leur jugement collectif et souvent sévère.

Aussi, Cocteau évoque sa « solitude ». En attendant impatiemment des nouvelles de ses personnages. Partis ailleurs et qui ne reviennent plus dans cette « chambre », ce sanctuaire de la création. Alors, nous n’entendons plus ni expiration du poète, ni message de la poésie. Mais seulement un bruit sourd qui pèse, le gémissement d’une conscience malheureuse. Donc, encore une fois l’expérience de se sentir seul, encore une difficulté de l’être et du poète :

‘« Le grand malheur du poète, c’est cette irresponsabilité dont il souffre, et dont il voudrait se rendre coupable pour se donner une raison de vivre. »2 ’ ‘« Mais où suis-je et où en suis-je ? Je parle…je parle…(…) voilà que je divague, que je gamberge (…). Ainsi, parfois, le matin, sursautant à pieds joints du théâtre du sommeil dans ce théâtre cruel de la vie, il arrive que je me demande s’il n’est pas un peu fou de me laisser aller à l’étrange besoin de faire part, alors que l’aquoibonisme nous sollicite, c’est-à-dire la certitude qu’il vaudrait mieux nous coucher sur la rive et nous taire(…). Et me voilà, pauvre organisme formé de cellules qui pensent ( et ne pensent pas à moi), pauvre nuage fait de vide, de mondes vivants et d’astres morts, me voilà, poussé par on ne sait quelle angoisse de vivre, essayant de chercher refuge dans un auditoire dont chaque membre possède un univers aussi éloigné de celui des autres que le sont entre elles les planètes, me voilà dis-je, vous criant presque au secours sous prétexte de message et cherchant à vaincre cette monstrueuse solitude de l’être humain(…). Les amitiés que nos œuvres récoltent sont l’une des excuses de l’acte d’écrire. »3

Ainsi se résume cette période de l’« expiration » chez Cocteau. Il écrit, crée, pour servir la cause de la poésie. Mais, en fin de compte, sa poésie est son ultime tentative de pouvoir prendre contact avec ses semblables. Et c’est avec cette voix de l’homme solitaire que Cocteau fait son « testament ». Comme l’indique d’ailleurs son dernier film, le Testament d’Orphée. Quel titre significatif !

Pour l’expiration finale, le temps est aux paroles. Le poète écrit peu au cours de cette période. Mais plutôt il parle. Il ne crée plus de personnages, mais plutôt se souvient de ses personnages. Et laisse, alors, une dernière lettre. Le dernier acte symbolique de Cocteau est de couper le Cordon ombilical. Sa dernière œuvre.

Dernier détail important à souligner pour cette période de l’expiration : le talent de critique chez Cocteau. Résultat, encore une autre catégorie de sa poésie qui se caractérise : la « poésie critique ». Et cette poésie-là, c’est en quelque sorte l’amalgame de deux éléments : la définition de la poésie et la solitude humaine.

L’importance de la poésie critique de Cocteau, se révèle dans son aspect « autobiographique ». Car c’est à la fois une critique littéraire et une confession adressée à lui-même.

Jean-Jacques Kihm souligne d’ailleurs ce fait. Il explique que « l’œuvre critique de Cocteau est peut-être la partie de son œuvre où l’écrivain s’est le mieux peint lui-même. C’est comme une autobiographie indirecte, une lecture que Cocteau fait de lui-même, pour nous, dans le miroir que lui offre, plus ou moins au hasard un livre, un tableau, un spectacle. Une autobiographie moins intérieure que celle des poèmes, moins intime, moins impudique ; une autobiographie de l’homme Cocteau profondément enraciné dans la vie littéraire et artistique. Très exactement, le portrait d’un homme situé. » 1

Néanmoins, le vrai mérite de cette poésie critique viendrait de ce que le lecteur y voit un homme qui cherche un équilibre entre ses difficultés d’être. Sa difficulté d’être poète et celle de sa condition humaine. Ou encore, comme le remarque Kihm, un poète qui cherche un équilibre entre « sa vie et son œuvre ». En tout cas, pour ce critique, la poésie critique de Cocteau s’adresse à « ceux qui veulent saisir l’homme et les mécanismes pudiquement secrets de son existence, ses difficultés de vivre aussi bien que sa difficulté d’être ». Donc il nous conseille de « lire entre les lignes. (Car), Jean Cocteau se laisse admirablement lire de cette sorte (…). » (Idem, p. 128).

L’inspiration, la syncope et l’expiration. Ces différentes phases de respiration, représentent un élément fondamental chez Cocteau : c’est l’histoire de sa vie. De l’homme et du poète. Chaque phase correspond à une époque particulière de sa vie, personnelle, littéraire et artistique. Chez Cocteau, la question de la respiration s’avère une problématique qui dévoile au mieux le parcours et le processus de sa création.

Au départ, nous avons voulu savoir comment et pourquoi Cocteau « écrit comme il respire », et notamment comment il « crée comme il expire ». Après avoir abordé successivement les trois périodes respiratoires qui sont apparues dans la vie ainsi que dans l’œuvre de Cocteau, nous en concluons l’essentiel : que l’expiration est un mode de vie de l’homme - Cocteau. Et devenue la méthode de la création par excellence de Cocteau-poète.

Et pour que cela se réalise, Cocteau essaie tout au long de son parcours, d’apporter des réponses aux questions qui l’obsèdent : comment l’homme se cherche-t-il, se découvre-t-il et trouve-t-il sa vérité ? et comment le véritable poète crée-t-il sa poésie et surtout avec quoi exprime-t-il ses idées ?

La solution, Cocteau la trouve dans sa propre respiration, son souffle : créer, c’est souffler. Exister, c’est expirer le souffle de l’âme. Au lieu d’une « inspiration plurielle », il choisit plutôt une voie unique : l’inspiration singulière qui le guide vers le cœur, au plus profond de lui-même.

Une fois à l’intérieur de lui-même, l’inconscient lui ouvre les yeux de l’esprit. Ainsi se découvre-t-il. Et lève un voile sur sa vie : si sa vérité est la poésie, le visage de cette vérité n’est pas unique. Elle a un visage pluriel, changeant. Alors, à chaque rencontre, elle revendique une nouvelle forme qui authentifie son existence. C’est pourquoi Cocteau expire différemment aux tournants marquants de sa vie de poète. Et sa poésie aux visages multiples est l’expression incarnée de son souffle. Voilà l’inspiration singulière devenue l’expiration plurielle !

Quant aux significations particulières des trois mouvements respiratoires, leurs rôles précis et leurs représentations diverses dans l’œuvre et dans la vie de Cocteau se révèlent primordiaux.

Du côté du poète. Premièrement, l’inspiration singulière représente l’évolution de sa recherche du côté de l’inconscient humain. Les trouvailles pendant la période de sa chambre interne marquent la prise de conscience et l’entrée en soi-même avec la découverte de sa propre dualité. Et l’inconscient apparaît dans la dimension intime de l’homme. Celle d’une recherche entre le Je de sa conscience et le Moi inexploré, son double étrange, son ombre indéfinissable. Une recherche de l’inconscient personnel

S’ensuivent ensuite les fouilles archéologiques de l’être humain. En abordant les thématiques récurrentes de la vie, l’étude personnelle s’approfondit et s’élargit. C’est une sorte de prise de recul salutaire vis-à-vis de soi-même. C’est la période de la ténèbre et elle représente une approche plus large pour étudier l’inconscient dans une dimension universelle. La noirceur de l’âme mais pas prise dans un sens forcément péjoratif, est la période d’étude suivante, celle de la fouille de la ténèbre, une sorte de prise de recul salutaire vis-à-vis de soi-même : une émergence secrète de l’inconscient avec un moi archétypal sous une forme dissimulée, invisible ; en quelque sorte le souffle fascinant de la ténèbre. Le Je de la conscience individuelle, plutôt prévisible, est mis de côté. Car il n’est pas suffisant en lui-même. Le monde est plus complexe que son apparence première.

La longue recherche s’achève enfin par une définition personnelle de l’inconscient créateur, poétique. Et ce dernier prend désormais la dimension de l’infini. Car il est cette voix envoûtante qui vient de l’au-delà et qui retentit dans le temple de la poésie. Le poète vit alors un moment de nirvana créateur. Dès lors, il y a une vie à trois qui s’instaure chez le poète. D’un côté, le nous de sa conscience d’humble poète et son inconscient à la fois individuel et commun. Et de l’autre, un Lui, l’Inconnu. Une force qui se manifeste à travers le corps du poète. Presque une révélation supranormale, une hallucination ou un trouble, inexprimables. Mais ils symbolisent ces moments inoubliables où le poète est traversé par l’esprit de la création. Telle une lanterne magique, l’inconscient créateur illumine l’univers sombre du poète… Tout en lui est désormais animé.

La vérité de l’inspiration singulière nous apprend aussi celle de la syncope. C’est une expérience fondamentale dans l’esthétique de Cocteau. Car, grande ou petite, forte ou faible, la syncope chez Cocteau, signifie cela : une étape de la déconnexion avec le monde extérieur. L’homme qui subit la syncope est totalement isolé d’autrui. Personne ne peut l’influencer. C’est une expérience radicalement intime que l’on vit seul. Et cette absence de conscience est le premier pas révélateur qui guide le poète à la connaissance de l’inconscient.

Mais aussi la syncope représente une transition entre la vie et la mort. Car, en s’échappant à la vie, l’homme découvre la vérité de la mort, de la non-existence. Mais aussi de la vie. En revenant de la mort, il comprend la réalité de la vie, du monde normal. Cet étrange voyage à travers le souffle coupé, Catherine Clément nous le décrit dans son livre La Syncope :

‘« De la pâmoison la plus petite aux techniques érotiques les plus extrêmes, du souffle perdu au souffle coupé, tous les moyens s’emploient à échapper. Echapper au temps ? Vanité. A travers cette vanité même, ce n’est pas au temps en effet que le Sujet en quête de syncope veut échapper, c’est à une part de lui-même qui lui défend l’accès le plus intime. (…) vous devinez comme moi contre quoi se révolte l’homme en proie à la syncope. (…), c’est moi, avec mes attendus(…). Moi, avec mes définitions(…). Contre moi je n’ai de refuge que dans l’échappée de la syncope. Elle fera toujours scandale ; elle ne peut pas être discrète, elle demande à être vue(…). Quant à moi, j’en suis sorti, justement ; c’est à Moi que j’ai échappée, c’est Moi que j’ai voulu déplacer, c’est Moi que j’ai voulu dissoudre(…). Mais, en échappant à Soi, l’homme échappe aussi à autre chose (…). La syncope trompe la mort. Par tous les moyens. »1

De même, la syncope symbolise une transformation critique qui prélude la naissance d’une œuvre. Le souffle vital de l’homme, nourri, fécondé par le souffle créateur, se métamorphose en un poème, un personnage… Alors , il fait expirer, en mettant au monde cette nouvelle vie. C’est ainsi que l’expiration devient le témoignage de la naissance de chaque création chez Cocteau. Mais aussi le lien, le contact humain imperceptible qui relie l’homme et le poète vers l’extérieur. Car, en expirant, ces derniers s’ouvrent, s’exposent au dehors. Alors, ne serait-ce qu’un moment, cette dualité insupportable de l’homme (le Je et le Moi) et celle du poète (le génie et la folie), disparaissent. Il n’y a que le soi-même et l’univers, l’être et l’avoir :

‘« Dans la dialectique Avoir et Etre, inspirer c’est prendre, et expirer c’est donner. Le type respiratoire dans lequel prédomine l’inspiration, relève donc du mode Avoir, qui signifie incorporer, posséder. Un rythme respiratoire équilibré dans ses deux temps, avec en particulier une expiration prolongée, participe davantage au contraire du mode Etre, c’est-à-dire de l’intégration non possessive mais existentielle au monde. Prise et libération du Souffle, possession et don, donner pour recevoir(…). »2 ’ ‘« Continuer. Laisser être. Laisser passer. Représenter. Transmettre. Continuer à travailler le plus fugitif des matériaux, ton souffle ; en être l’artisan(…). »3 ’ ‘« Mais alors, comment me faire entendre ? On ne comprend pas ce que je dis. Il faudra donc que je trouve un moyen d’être entendu. Vais-je trop vite ? Est-ce le fait d’une syncope ? Les lettres de mes mots ne sont-elles pas assez grosses ? Je cherche. Je trouve. Je parle. On m’écoute. Et ce n’est pas besoin d’exercice. C’est le goût du contact humain. »4

D’une part, cela indique pourquoi Cocteau change sa peau de créateur. Pour la mise au monde des vies qu’il a conçues, Cocteau meurt et renaît continuellement. C’est ainsi qu’il prête son corps à la création : il s’incarne à tour de rôle dans la peau d’un romancier, celle d’un dramaturge et d’un cinéaste , ou encore celle d’un critique littéraire, etc. Alors, une fois assemblés et cousus à la main, ces morceaux de peaux éparpillées, c’est sa peau du poète artisan - artiste qui se recompose :

‘« Mourir pour vivre. Car le poète qui n’accepte pas de mourir continuellement est indigne de vivre. Que dis-je, de vivre ? D’être tout court. »5

D’autre part, il déploie une poésie multiforme. Pour trouver la structure idéale de sa poésie, Cocteau essaie plusieurs genres littéraires et artistiques. Or, chaque forme employée est une expression particulière de ses « manies » créatrices. Plus exactement de « monomanies » singulières qui représentent les différentes étapes de sa création.

La « poésie de roman » souligne sa première « manie » : la « monoculture » du style épuré. Ensuite, la « poésie de théâtre » et la « poésie de cinématographe ». Elles offrent une étude complète et détaillée sur le schizophrène en l’homme, en mettant en scène une « monographie » de l’inconscient humain, individuel et collectif. Enfin, La « poésie de critique » et des écrits intimes précisent sa manie de « monologuer ». Avec sa voix de poète, Cocteau développe l’étendue de ses réflexions sur la poésie. C’est le monologue intérieur du poète. Mais avec sa voix de l’homme solitaire, il pense tout haut. Le monologue simple de l’homme - Cocteau qui s’apprête à rendre son dernier souffle.

Parallèlement, l’ensemble de l’œuvre de Cocteau s’apparente aux comptes rendus de ses procès symboliques : une prise de conscience sincère l’incitant à entamer un procès contre l’inspiration. Et notamment contre lui-même, contre sa stupidité de jeunesse ; ses retraits salutaires qui sont des procès contre l’écriture morte ; et ses prises de parole, de position concrétisées en procès contre le monde des lettres et des arts.

D’où en définitive, une respiration synonyme d’insurrection révélatrice.

Notes
2.
Depuis le Journal d’un inconnu ( 1952-1953 ) jusqu’à sa dernière œuvre Jean Cocteau par Jean Cocteau ( 1962 ). Et ce dernier livre sera publié très tardivement en 1973, dix ans après sa mort. Au cours de cette période, Cocteau achève quelques ouvrages importants tels que Clair-obscur ( 1953-1954 ), la série du Passé défini ( 1951-fin), Le Requiem ( 1959-1962 ), deux volumes de Poésie critique ( 1959-1960 ), son dernier film Le testament d’Orphée ( 1959 ) et Le Cordon ombilical ( 1961 – 1962 ). De même, Cocteau consacre son temps aux céramiques, décorations des chapelles ou aux expositions d’œuvres d’art plastique.
1.

Jean Cocteau par Jean Cocteau : entretiens avec William Fifield, op. cit., pp. 12-14.

1.

« le 20 septembre 1960 », in Cocteau. Mots et plumes. op. cit. p. 112 : « Signifier sans signifier. Offrir aux vocables une chance de signifier en dehors de nous – voilà un exercice de haute solitude. »

2.

Le discours d’Oxford, in Poésie critique, t.2, op.cit., p. 176-183.

3.

« Neuvième entretien », in Entretiens avec André Fraigneau, op. cit., pp. 96-97.

4.

« le 29 octobre 1954 », in Le Passé défini, t.3, Gallimard, Paris, 1989, p. 271. Souligné par l’auteur.

1.

Il faut souligner cet article défini : chez Cocteau, l’on « est poète », sinon, on ne « l’est pas ».

2.

« Des traductions », in Journal d’un inconnu, op. cit., p. 124.

3.

« Préface », Le Requiem, in O.P.C, op. cit., p. 1030.

4.

Les armes secrètes de la France, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 225.

5.

Idem. pp.226-228.

1.

Le discours d’Oxford, in Poésie critique, t.2, op. cit. , p. 177.

2.

Jean Cocteau par Jean Cocteau : entretiens avec William Fifield, op. cit., p. 121.

3.

Serge Dieudonné, « Dionysos et Orphée », in Cahiers Jean Cocteau, n°10, op. cit., pp. 210-2l1.

4.

Le discours d’Oxford, op. cit., pp. 192-193.

1.

Idem., p. 197.

2.

Préface au passé, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 9.

3.

Le discours d’Oxford, op. cit., p. 193-195.

4.

 Discours sur la poésie, op. cit, pp. 203-204.

5.

Essai de critique indirecte, in Poésie critique, t.1, op. cit., pp. 152-153.

1.

« Des mœurs », in La Difficulté d’être, op. cit., p. 183 : « Ecrire est un acte d’amour. S’il ne l’est pas il n’est qu’écriture. Il consiste à obéir au mécanisme des plantes et des arbres et à projeter du sperme loin autour de nous. »

2.

Le discours d’Oxford, op. cit., p. 196 : « Le récit de ma vie serait semblable à ceux de notre Vénitien. J’y renonce. Et, de même que Marco Polo devait parfois se demander s’il avait dormi trente années, le poète se demande s’il a pu faire ce qu’il a fait et dont la venue au monde ne semble possible que par les noces mystérieuses du conscient et de l’inconscience. »

3.

 Jean Desbordes, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 142.

4.

 Le mythe du Greco, op. cit., p. 197.

5.

Discours sur la poésie, in Poésie critique, t.2., op. cit., p. 210.

6.

 Jean Desbordes, in Poésie critique, t.1, op cit., pp. 144-145.

7.

« D’un morceau de bravoure », in Journal d’un inconnu, op. cit., p. 95.

1.

 Le Cordon ombilical, in Le Livre blanc et autres textes, Librairie Générale Française, Paris, 1999, p. 181.

2.

Gide vivant, op. cit., p. 210.

3.

Les armes secrètes de la France, op. cit., pp.241-245.

1.

Jean-Jacques Kihm, Cocteau, op. cit., p. 116.

1.

Catherine Clément, La Syncope : philosophie du ravissement, Grasset, Paris, 1990, pp. 383-397.

2.

François-Bernard Michel, Le Souffle coupé : respirer et écrire, Gallimard, Paris, 1984, p. 12.

3.

Peter Handke, Après-midi d’un écrivain, Gallimard, Paris, 1988, p. 84.

4.

« De l’amitié », in La Difficulté d’être, op. cit., p. 73.

5.
 Discours sur la poésie, in Poésie critique, t.2, op. cit., pp. 213-214.