Chapitre 4 : La circulation du sang d’encre et le secret professionnel d’un poète alchimiste. De l’obscur du corps, du cœur au clair de l’âme

‘« Mon sang est devenu de l’encre. Il fallait empêcher cette dégoûtation à tout prix. Je suis empoisonné jusqu’à l’os. Je chantais dans le noir et maintenant c’est cette chanson qui me fait peur. Mieux encore : Je suis lépreux. Connaissez-vous ces taches de moisissures qui simulent un profil ? Je ne sais quel charme de ma lèpre trompe le monde et l’autorise à m’embrasser. Tant pis pour lui ! Les suites ne me regardent pas. Je n’ai jamais exposé que des plaies. On parle de fantaisie gracieuse : c’est ma faute. Il est fou de s’exposer inutilement(…). J’ai lâché le paquet. Qu’on m’enferme, qu’on me lynche. Comprenne qui pourra : Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité. »’

Le paquet rouge, in Opéra

Les « prises de sang ». Un peu d’espoir et beaucoup de doutes. Et les « comprimés de Tromexane » 1 , encore un progrès de la médecine. Mais l’optimisme recule vite. Et le pessimisme gagne aussitôt sa place habituelle. C’est une routine chez Cocteau, depuis longtemps. Car, apparue très tôt dans sa vie, l’image du « sang malade » ne l’a jamais quitté. 2 Le « sang d’encre », encore un sujet obnubilant pour notre écrivain : c’est un habitué dans le cercle vicieux de son mal de vivre.

Ne serait-il qu’une illusion, il faut trouver un remède efficace pour vaincre cette sensation intenable de la « nausée » réelle et morale. D’où la première solution proposée par Cocteau : analyser lui-même son « sang d’encre ». Il veut savoir : pourquoi ce « mauvais sang » ? D’où provient cette malédiction, cette sorte de tumeur qui le ronge ? En effet, il lui fallait vérifier quelle était la « source » du Mal. Et cette origine obscure, il la trouve, à la manière d’un « sourcier », avec sa « plume » à la main. Puisque « le poète est, avant toute chose, un sourcier. Une baguette à la main, il cherche les sources profondes et les trésors. La baguette s’incline vers les forces les plus mystérieuses ». 3

Ainsi la plume de Cocteau révèle-t-elle les « sources originelles » de son être. Chez notre écrivain, sa plume ne représente pas un « véhicule » de l’inspiration poétique. Mais plutôt un « instrument » sensible de sa « prise de conscience » : la plume de Cocteau ne court pas sur la plage déserte d’une feuille blanche. Elle cherche, tâtonne, frappe. Et lorsqu’elle s’arrête de se mouvoir, elle indique l’endroit à creuser. Là où cela fait mal, vers les « sources profondes » à canaliser, à drainer et à évacuer vers l’extérieur.

Désormais, l’écrivain ne cherchera pas les sujets de l’écriture. Mais se laissera guider par sa plume qui se penche silencieusement vers son « interne encrier ». Telle une « poche de sang », prête à transfuser, son « cœur » est plein sous sa peau : le « paquet rouge » dans lequel circulent confusément les mots, les images et les idées. Tous, fondus, éparpillés, dans son « essence ». Là, nous assistons à la naissance d’une méthode de création : la méthode instinctive, intuitive de ce « je souffre donc je suis ».

Antonin Artaud avait vu juste lorsqu’il évoquait, à propos de Cocteau, dans son « Bilboquet », l’importance capitale de cette recherche de « source interne » comme base fondamentale d’une véritable création :

‘« Notre sensibilité travaillée par trop de secousses n’est plus capable de s’émouvoir par convenance devant un certain hiératisme d’aspect, voire de substance ; ce qui la touche c’est, plutôt que la nature, la caste d’un sentiment, sa densité intérieure, sa force, son jaillissement. Nous ne croyons plus à autre chose. La grandeur pour la grandeur n’est pas pour nous la grandeur, mais la pression interne des choses, leur indiscutabilité. C’est je crois dans ce sens que Cocteau a repris Antigone. Il est remonté aux sources, mais aux sources psychologiques, humaines, non aux sources littéraires, -et aussi aux sources mythologiques, dans le drame réel qu’elles évoquent. Il a voulu nous donner un équivalent actuel de la substance du vieux drame et que nous puissions y croire à nouveau. »1

Cocteau disait que « nul ne doit avouer la couleur de son sang » 2 . Cependant, la seule chose qu’il ne faut pas dire, il la dira. Il exposera tout au long de sa vie, la vérité de son sang d’encre, puisque c’est la « source première » de toute son oeuvre.

A y regarder de plus près, le « sang d’encre » n’est pas une simple image métaphorique chez Cocteau. Il faut la considérer autrement. Car c’est bien une « maladie qui touche à l’essence de l’être et à ses possibilités centrales d’expression, et qui s’applique à toute une vie. Une maladie qui affecte l’âme dans sa réalité la plus profonde, et qui en infecte les manifestations. Le poison de l’être. Un véritable paralysie. Une maladie qui vous enlève la parole, le souvenir, qui vous déracine la pensée. » 3

En effet, c’est avec ce « poison de l’être » que Cocteau commence à fabriquer son propre « antidote » moral. Reste à compléter la formule : le « sang devenu de l’encre ». Mais pourquoi ? Dans ce mot simple, l’auteur découvre sa raison d’être. Le sens de son existence se trouve là : pour la poésie. Une véritable vocation, non une ambition. Une « hémorragie profonde » et interne plutôt qu’une hémorragie sans conséquence et inutile.

Si le terme représente au départ, une difficulté problématique pour Cocteau, il la résout définitivement en convertissant l’équation. Dès lors, c’est une « encre de sang » dont il s’agit : une sorte d’encre organique qui s’apparente à des « liquides subtils, d’agents spéciaux, de morphine mentale, capables d’exhausser (l’)abaissement, d’équilibrer ce qui tombe, de réunir ce qui est séparé, de recomposer ce qui est détruit. » 4 Et cette force de conversion, Cocteau la puise dans son « engagement de substance » et dans le principe de la « sublimation ».

Par l’« engagement de substance », il faut entendre deux choses : la « sincérité » et la « nutrition ». D’une part, l’encre de sang signifie chez Cocteau, le gage de sa sincérité dans une œuvre achevée. Une sorte d’empreinte organique de l’écrivain qui lui permet de distinguer la valeur et la beauté de son œuvre : celle qui est de son « essence » - son sang et sa chair- ou pas. Par exemple, Cocteau confirme que La Machine à écrire est une « pièce où (il n’a) pas engagé (sa) substance » et « c’est une pièce écrite en dehors de (lui) ». 1 Comme si un père reniait son enfant illégitime, Cocteau refuse sa reconnaissance d’auteur à pièce.

Les poèmes d’Opéra sont « les premiers qu’(il estime) être vraiment de (son) essence ». L’auteur ajoute qu’il a « payé très cher le droit d’abriter dans (sa) personne » 2 les embryons de ses poèmes. Quel est le critère essentiel qui sépare ainsi ces deux œuvres ? La sensation pénible de l’hémorragie que l’écrivain ressent lorsqu’il écrit. Chez Cocteau, la souffrance est un des moteurs principaux de la création : écrire rime toujours avec saigner. Car, pour lui, il n’y a « rien de beau sans déchirement, sans explosif, sans plaies ». 3 Pour notre écrivain, son « sang » est son « encre » :

‘« Je n’ose contrôler cette ombre de mes veines
En fuite par ma main
Et que puis-je changer si les mots qui me viennent
Se trompent de chemin ?
Trompé toujours trompé sans voix qui me renseigne
Voilà mon triste sort. 
Ainsi le veut ma nuit. C’est du sang que je saigne. 
C’est de l’encre qui sort. »4

Mais d’autre part, l’encre de sang doit être une « nourriture » particulière. Pour alimenter une véritable oeuvre, il faut savoir aussi concocter et perfectionner cette « offrande » précieuse. Pour qu’elle soit d’une qualité exceptionnelle, les questions de « dosage » et de « mélange » des composants s’imposent : réunir quelques matières sensibles, expérimenter différents stades de manipulation et observer les réactions biologiques et chimiques de ces substances. D’où les expériences pseudo-scientifiques de Cocteau : basées sur le principe de la « sublimation » qui consiste à transformer une matière première en une « énergie positive ». Il s’agit en effet, d’une « sublimation artistique » qui s’explique ainsi :

‘« Aussi bien la sublimation se caractérise-t-elle tout d’abord comme un certain type de mutation rapide et admirable. Tel le passage de l’état solide à l’état gazeux, sans phase liquide intermédiaire : les propriétés du corps sublimé demeurent intactes ; bien plus, l’opération apparaît comme un procédé de purification, visant à libérer le corps de ses parties hétérogènes. Le terme, à la veille du développement de la chimie, était ainsi prédestiné à une transposition dans le registre moral. (…) Goethe, le premier, sut dépasser cet usage tout métaphorique, en vue de caractériser la création poétique : les états d’âme, les sentiments, les événements ne sauraient être rapportés au théâtre avec leur naturel originaire ; ils doivent être « travaillés, accommodés, sublimés »(…). La sublimation paraît ainsi une certaine forme de catharsis, celle de l’auteur et non du public, un travail difficile et nécessaire, une conversion de l’être entier à ce qu’il a d’essentiel et de plus vrai. »1

De cette sublimation, Cocteau en ressort sa propre formule chimique qui se rapproche explicitement du procédé d’une « ancestrale chimie », de l’« alchimie ». Et elle se manifeste sur deux plans parallèles : sur le plan moral d’une part, et sur le plan de l’écriture d’autre part.

L’évolution morale de l’écrivain s’observe à travers le « mélange » et le changement successif de la couleur de son sang : il s’agit d’une « transmutation » de son « sang d’encre » ( materia prima ) en « sang blanc » de son âme :

‘« Je souffre par Opéra, mais c’est juste. J’y donne le sang de mon âme. La blancheur des blancheurs. »2

Et le « sang blanc de l’âme » représente pour Cocteau, sa « conscience morale » immaculée. Purifiée par le « sel » de ses « larmes profondes » et chauffée, sublimée par le « feu » de son « bûcher » interne. Le feu dont la braise est nourrie par la chaleur de son « sang rouge » et par le mouvement perpétuel - diastole et systole - de son cœur.

Chez Cocteau, l’histoire de son encre de sang symbolise en effet, une « doctrine de salut ». L’enseignement par lequel l’écrivain tente de prouver le « concentré » de son être : le « secret intérieur où (dans le cœur) se réconcilient sa condition naturelle ( le sang d’encre ) et son essence spirituelle ( le sang blanc de l’âme) ». 3

Pour ce qui concerne le progrès de l’écriture, il faut voir comment Cocteau investit son encre de sang dans le corps de son œuvre. A la surface de son écriture, l’écrivain cherche à fabriquer le vocabulaire de l’« exactitude ». Le seul qui est en mesure de refléter le caractère terrible de sa poésie. Car un poème de Cocteau « n’est pas une physionomie mais un organisme - une entité agissante et terrible ». 1

Pour cela, l’écrivain emploie son esprit de journaliste qui consiste à «ne jamais se laisser tenter par le doux enchaînement des choses ». Mais aussi à « éviter la tentation de s’émouvoir, de s’attarder, de se plaindre, de se vanter, de s’entrouvrir le cœur ». Et surtout « réfléchir comme les miroirs qui ne réfléchissent pas. » 2

Alors, pour écrire des mots-miroirs qui renvoient l’image exacte de sa poésie, l’écrivain se livre à un vrai travail d’artisan : avec la « pointe de feu » que crache sa plume, il sublime et durcit les « traces » de son encre de sang. Lorsque l’opération s’achève, il y a des « reliefs » lumineux qui se forment à la surface de son écriture. Et leur rayon mystérieux, leur aura surnaturelle, doit intriguer, capter et toucher le cœur d’un lecteur. C’est pourquoi « en poésie, ce qui compte ce n’est ni ce qui est dit, ni la manière dont c’est dit, ni le sens, ni la musique. Autre chose importe et qui ne s’analyse pas ». 3

Chez Cocteau, il y a ce mouvement constant des matières, de leur évolution et de leur transformation. Et tout cela définit et imite le système de l’univers et sa loi de la métamorphose : le mouvement de la circulation. Cette conception est en effet capitale dans la vie ainsi que dans l’œuvre de Cocteau. Selon l’écrivain, c’est le fondement même de toute véritable création. Car tout mouvement d’arrêt, d’immobilisme et de coagulation signifie la mort des matières. Alors que ce sont justement ces matières qui génèrent l’énergie nécessaire pour assurer la Vie ainsi que la force, le génie et la longévité d’une œuvre. C’est pourquoi Cocteau soutient qu’« une œuvre ne doit à aucun prix demeurer ce qu’elle est ». 4

Pour Cocteau, tout ce qu’il dit, écrit, dessine et peint, doit circuler continuellement. C’est-à-dire que tout doit se mouvoir jusqu’à un point où l’on ne peut plus mesurer l’étendue de sa métamorphose : dans le temps infini du futur ; mais aussi dans l’inimaginable portée de l’espace. C’est à cela que son encre de sang doit servir. A la transmutation perpétuelle de l’œuvre même si elle semble achevée. Sa mission étant de « tuyauter » l’homme sur « l’inconnu ». Pour expliquer ce mécanisme, il suffit de le comparer à celui de l’« anamorphose » :

‘« (…)des transmutations propres à l’alchimie (ou du moins à ce qu’on nommait jadis alchimie par ignorance et abandon au diable de tous les territoires de la pensée). La poésie, à mon estime, ne peut prendre place dans une société qu’elle charmait avant qu’elle ne devînt une expérience dangereuse vers 1860 entre certaines mains souveraines, que sous forme de source pétrifiante, l’encre du poète possédant cette propriété singulière de pétrifier le vide, de changer de l’abstrait en objet, de précipiter de la nuit en pleine lumière, bref, de poser le tube sur l’anamorphose ( ou pour m’exprimer argotiquement : le « tuyau »), de nous tuyauter sur l’inconnu. »1

C’est en appliquant ce système de pensée dans sa création que Cocteau réussit à capter le « pouls » de sa Muse de poésie. Il l’entend partout : par exemple, en écoutant la « trompette » de Louis Armstrong, qui « parle une sorte de terrible langage humain ». Sentir cette « faculté d’expression étonnante par le rythme seul, par une percussion qui parle, qui est une langue » provoque chez Cocteau une « vision » extraordinaire : il voit un « jet de sang pourpre » qui monte au ciel. Alors, il entend le bruit cardiaque de l’invisible, ses diastoles et systoles que seules les oreilles d’une âme pure seraient capables d’entendre :

‘« Est-ce du rythme ? c’est encore autre chose(…). Une sorte de battement du cœur et des artères. Une sorte d’élancement, de sourde douleur nerveuse. Quelque chose de comparable aux mécanismes sonores de la mer et de la foudre. Quelque chose de fatal, de végétal, d’animal. »2 ’ ‘« Ma certitude vient de ce que le jazz était mieux qu’un rythme : une pulsation. Je tenais le pouls de la Muse. Je sentais battre son sang rouge. Il venait du cœur. Il effrayait. Il rassurait(…). Il arrive à cette pulsation profonde de vouloir être trop savante et d’être davantage le pouls du cerveau que celui du cœur. Il arrive ce qui arrive à toute chose durable et qui bouge. Mais il s’y produira toujours les mêmes accidents admirables que dans la peinture et dans la poésie. Toujours le long de cette ligne mouvante apparaîtront des cimes comme celle d’Armstrong dont les trompettes d’ange noir annonçaient la fin d’un monde. »3

Avec cette sensibilité exacerbée en tous sens, notre écrivain saisit enfin le secret du « cinquième élément » de la Création : l’« âme » résurrectionnelle et sa manifestation omnisciente. Dans une œuvre, dans un morceau musical ou sur une toile, le « génie » d’un artiste dégage ainsi une force énergétique éblouissante. Même après sa mort. C’est en effet un phénomène surnaturel, divin. Et c’est le secret même de l’« immortalité » :

‘« Je pense à toi plus dense et plus preste que l’eau,
Plus que le feu vivace et plus que l’air fluide,
Remplissant de ta force une machine vide
Et créant autour d’elle un paisible halo.
(… )
Cinquième élément où le ciel se reflète,
Harmoniques secrets de sublimes accords,
Tendre miracle épars aux cellules du corps,
Ame, perfection de la chair imparfaite ! »1

Le stade ultime de la transformation pour un écrivain, c’est bien sa « résurrection » dans le futur : le « vaste » que la poésie de Cocteau doit atteindre. Grâce à ses empreintes organiques laissées dans l’œuvre : du sang, de l’encre, des larmes et de la sueur, et surtout des mots impérissables. Car un vrai poète crée d’un « mot » son « immortalité » 2  :

‘« (…)l’art ne saurait s’exécuter comme on tricote ou brode et qu’il y a un vaste que la poésie peut atteindre, même si elle est d’essence intraduisible. »3

C’est bien dans ce contexte qu’il faut nous approcher de cette « circulation du sang d’encre » de Cocteau : le « sang » de l’homme, transformé en « encre » de l’écrivain, qui se transmute en une « essence immortelle » de l’être.

Restent quelques questions à élucider. Pourquoi le « sang » de Cocteau est une « matière » si sensible, codée et complexe ? Par ses couleurs, ses natures mais aussi par ses fonctions diverses ; de quelle manière l’écrivain emploie-t-il son encre précieuse dans son écriture ? Et, une fois cette encre inoculée dans le corps de son œuvre, que se passe-t-il exactement ?

Ce qui nous donne ce schéma d’étude. En premier lieu, l’alchimie de l’« encre » et une observation in vivo de la circulation interne. Cela nous permettra de décrypter la première facette du « secret professionnel » de notre écrivain : les caractéristiques révélatrices de ses « mélanges chimiques ». Car, selon Cocteau, il importe d’analyser les « mélanges chimiques » et les « algèbres profondes » pour « étudier le mécanisme d’un poème ». 4 Pour cela, nous observons ce qui se prépare et se fabrique dans la « nuit biologique » du corps de Cocteau. Son encre « personnelle » et « exceptionnelle » : le mouvement des substances organiques dans les artères et les veines ; leur « brassage » et leurs réactions biologiques et chimiques dans le « cœur ». Et notamment, la « sécrétion » d’une mixture fabuleuse, l’« encre persuasive » de Cocteau. Une encre colorée, active et sexuée :

‘« Entre le médius et l’annulaire de ma main droite, la peau se desquame(…). Je m’oblige à écrire, car l’oisiveté décuple mon supplice(…). Car une encre aussi persuasive que la mienne ne doit point être de tout repos. Ah ! que je voudrais me porter bien(…). Rendre la chair de mon papier si ferme que la douleur n’y puisse mettre la dent. »1

Nous verrons donc comment Cocteau essaye de rendre si ferme la chair de son papier : l’alchimie du « verbe » et l’observation in vitro de la surface de son écriture. Ce qui correspond pour nous à montrer la seconde facette du secret de sa création : l’esprit de l’« artisanat » qui consiste à envisager toutes les activités créatrices comme un travail « manuel ». La méthode artisanale de Cocteau se manifeste en particulier dans son traitement de la « surface ». Tout ce qui représente une surface signifiant le « support » primordial sur lequel il va drainer et transfuser son encre. Son opération consiste donc à le rendre le plus réceptif possible. Mais d’autre part, la méthode de l’écrivain s’applique aussi dans son perfectionnement du « verbe », de son vocabulaire. Sa tâche consiste en effet, à déchiffrer les « signes » illisibles des traces d’encre à la surface du papier et à les rendre lisibles.

Pour cela, Cocteau conjugue plusieurs étapes de traitement : le « séchage » dans l’« ombre » de la solitude ; le « ponçage » des contours imprécis ; et la mise en « reliefs » des traces significatives. C’est pourquoi le « génie » d’une œuvre dépend, selon Cocteau, de la « lente évaporation » : de l’« eau » lourde et salée des larmes et des sueurs de l’écrivain. Sa patience d’attendre afin que toute matière inutile disparaisse. Celle qui dilue la force de son encre et qui rend floues ses traces précieuses. Et le reste dépend de la « précision » de sa « main » d’artisan : celle qui sait sauvegarder l’essentiel, en peu de mots et le mettre en œuvre :

‘« (…)le génie est une question de dosage immédiat et de lente évaporation. »2

Une dernière observation permettra de souligner une substance fondamentale qui caractérise la particularité de la poésie de Cocteau : son « essence intraduisible ». Toutes les expériences créatrices de notre poète convergent vers un seul objectif : la « traduction » de l’« essence intraduisible » de la poésie. D’après Cocteau, cette dernière téléguiderait une « machine à courage » vers son « ascension », son âme « tuyautée à l’inconnu », à l’infini de l’univers. Cette « machine à courage » étant, bien évidemment, Cocteau lui-même mais aussi tout homme « exceptionnel » qui se surpasse. Les briseurs de toutes formes de cercle – fermeture, étroitesse - de l’esprit humain : les «mauvais sujets » des familles ; les « empêcheurs de danser en rond » dans un milieu ; et les « héros » dans une société, etc. Toutes les catégories des individus rebelles que Cocteau considère comme « poètes » :

‘« Titre magnifique !(…). Une machine à courage !(…). Elle marche. Elle circule. Elle essaie de convaincre. Elle lutte. Elle bouscule. Elle rencontre l’ingratitude, le rire, le silence des cœurs durs. C’est une machine à courage. Une électricité secrète alimente son véhicule. Elle soulève ces nuages de fumée qui dissimulent les navires. Invisible, voyante, lente et plus rapide que la foudre, elle dérange le trafic, véritable quadrille que dansent les personnes sérieuses, quadrille dont les figures, réglées à l’avance, n’admet pas le moindre désordre(…). Il est impossible de penser à notre héroïne, sans que s’impose à notre esprit la légende du Phénix. Elle secoue ses plumes multicolores. Elle dresse sa huppe. Elle lance son cri. Elle allume le bûcher où elle monte et qui la consume. Ses cendres palpitent. Elle y retrouve la force de réinventer sa matière. »1

Alors pour raconter leur « démarche » singulière et montrer comment l’« essence surnaturelle » de la poésie opère, Cocteau développe sa théorie personnelle : les « jambages » de l’âme de poète. Ses vibrations « lumineuses », « électriques » et « magnétiques », capables de traverser les frontières du corps, du langage, de l’espace et du temps.

C’est pourquoi l’œuvre de Cocteau se veut être « autre chose » qu’une « poésie poétique ». Mais plutôt une « science ». La « science de l’âme », faite d’« essence traduisible » (du sang, de l’encre et du verbe alchimiques) qui tente de prouver l’existence d’un « fluide » invisible et indéfinissable :

‘«(…)il nous reste à étudier, autant qu’il est possible de saisir l’insaisissable, ce fluide fabuleux où baigne le poète, fluide qui préexiste en lui et autour de lui comme une électricité, véritable élément dormant dont l’histoire de l’humanité prouve la force lorsqu’un artiste le concentre et lui fabrique un véhicule. Au contact de quelques-uns de ces véhicules les mieux faits : tableau, sculpture, musique, poème, ne ressentons-nous pas une secousse de poésie, comme en tenant les poignées d’un appareil électrocuteur ? »2
Notes
1.

C’est un « anti-coagulant » du sang. Voir le journal daté du 28juin 1954, in Le passé défini, t.3, op. cit. p. 155.

2.

Voir notamment ses poèmes de jeunesse écrits entre 1908 et 1915 : tels que la « Goutte de sang » dans le recueil des Vocalises ou « L’Âme », « L’Immortalité », etc.

3.

Edith Piaf, in Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, n°2, Passage du Marais, Paris, 2003, p. 214. L’article a été destiné à la revue Marianne, le 3 avril 1940.

1.

Antonin Artaud, « Bilboquet » (A propos d’une polémique : Cocteau et Alfred Poizat), in Œuvres, Gallimard « Quarto », Paris, 2004, p. 49.

2.

« Conseil », En marge de Clair-obscur, in Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 952.

3.

Antonin Artaud, « Correspondance avec Jacques Rivière » (25/05/1924), op. cit., p. 79.

4.

Antonin Artaud, « L’ombilic des limbes », op. cit., p. 107.

1.

« Douzième entretien », in Entretiens avec André Fraigneau, op. cit., pp. 135-136.

2.

« Septième entretien », op. cit. pp. 71-72.

3.

Lettre du 9 juillet 1928, in Jean Cocteau/Jacques Maritain : correspondance 1923-1963, Gallimard, Paris, 1993, p. 182.

4.

« Il arrive… », Clair-obscur, in Œuvres poétiques complètes, op. cit., pp. 852-853.

1.

Baldine Saint Girons, « Sublimation », in Dictionnaire de la Psychanalyse, ouvrage collectif, Albin Michel « Encyclopaedia Universalis », Paris, 1997, p. 812.

2.

Lettre du 27 août 1927, in Jean Cocteau/Jacques Maritain : Correspondance 1923-1963, op. cit., p. 157.

3.

Voir le chapitre consacré à « l’alchimie » qui souligne que cette science occulte « est loin d’être seulement un art de fabriquer de l’or exercé par des charlatans : c’est bien plus une spéculation à caractère ésotérique visant à ennoblir l’âme, qui s’est développée hors de l’Eglise et qui se servait (…) d’images liées au monde du laboratoire ». Alors, l’alchimie est aussi « conçue comme une doctrine de salut qui passait par la manipulation des éléments, mais aussi par la méditation ». Ce qui représente l’association entre « l’oratoire et le laboratoire » , in Encyclopédie des symboles, op. cit., pp. 18- 19. 

1.

Lettre adressée à Claude Roy, à la date du 24 octobre 1954, in Le Passé défini, t.1, op. cit., p. 413.

2.

Portraits-souvenir, in Jean Cocteau. Romans, poésies, œuvres diverses, op. cit., p. 846.

3.

Secrets de beauté, in Revue Fontaine, n° 42, mai 1945, édition de Paris, p. 171.

4.

Lettre aux Américains, Grasset, Paris, 1949, p. 30.

1.

Notes autour d’une anamorphose (un phénomène de réflexion), in Cahiers Jean Cocteau, n° 9, op. cit., p. 257.

2.

Danger secret du rythme noir, in Cahiers Jean Cocteau, Nouvelle série, n° 2, op. cit., pp. 188-192. L’article a été publié dans la Revue, La Légion, n° 23, Pâques 1943.

3.

Lettre-préface à Swing, op. cit., pp. 195-196. Cette préface a été dédiée à Gaston Criel pour son livre Swing, Editions universitaires de France, Paris, 1949.

1.

« L’âme », Poèmes de jeunesse inédits, in Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 1518.

2.

« L’immortalité », op. cit., p. 1524.

3.

Lettre du 5 mars 1959, in Lettres à Jean-Jacques Kihm, Rougerie, Mortemart, 1996, p. 63.

4.

Lettre du 9 février 1961, in Cocteau, mots et plumes ( Correspondance avec Jean-Marie Magnan ), Autres temps, Marseille, 1999, p. 121.

1.

« De la responsabilité », in La Difficulté d’être, op. cit., pp. 211-212.

2.

Raymond Roussel, in Poésie critique, t. 1, op. cit., p. 133.

1.

Georgette Leblanc, in Mes Monstres sacrés, Encre éditions, Paris, 1979, pp. 192-193.

2.

Le secret professionnel, in Poésie critique, t. 1, op. cit., p. 51.