4.3 - Une science exacte de l’âme : du « sang blanc » aux « jambages » multiples, jusqu’où l’âme de poète peut-elle aller trop loin ?

‘« Mathématique du verbe. Simplicité pas simple. Invisibilité de la recherche. Dire simplement et clairement ( en apparence ) les choses les plus difficiles(…). Les dire en quatre vers. Emploi de la rime d’un sou qui arrache les trésors de l’ombre. »’

in Le Passé défini

Pour Cocteau, la poésie est une « science » faite de la « langue sublime, morte et vivante ». Une science de langage qui démontre une sorte d’« équilibre instable entre ce que nous croyons savoir et ce que nous savons ne pas savoir » 2  : le « traduisible » et l’« intraduisible », les « mots » et l’« essence », le « visible » et l’« invisible ». Et c’est bel et bien cette « langue morte » qui rend complexe mais en même temps attrayante, toute notre recherche dans cette science. L’« essence intraduisible » et invisible de la poésie que les gens prennent pour de l’« algèbre », de l’incompréhensible. Mais, c’est cette « algèbre » qui rend le style d’un écrivain « unique », voire « divin » :

‘« (…)on ne peut pas être traduit ; c’est ça qui est triste ; parce que les idées peuvent être traduites, mais la poésie, ce ne sont pas des idées, c’est une sorte de mathématique très mystérieuse, c’est la plus haute pointe de la langue, et on ne peut pas la traduire puisqu’il s’agit de faux chiffres ; alors on aurait des chiffres faux ; (…), je sais que Pouchkine était un grand poète, or il est intraduisible : (…), on est sûr qu’il y a quelque chose de divin. »1

En effet, c’est d’une « mathématique mystérieuse » qu’il s’agit : une formule composée de l’« exactitude » d’un chiffre et de la « signature inimitable » d’un homme. C’est-à-dire de l’exactitude de la « vérité », puisque le « poète est exact » et la « poésie est exactitude ». Mais aussi du style infalsifiable et audacieux d’un écrivain, car la « poésie est un des moyens les plus insolents de dire la vérité ». C’est quelque chose qui permet de distinguer le sens même de l’écriture. Entre les « écrits » qui racontent des « mémoires imaginaires, de fausses anecdotes, des phrases qui se trompent de bouche en bouche, des souvenirs pittoresques », donc toute écriture qui, par son « poids mort de l’inexactitude », nous « accable de fatigue ». Et une autre, celle qui assume « en elle le poids inimitable du vrai » 2 et qui délivre la vérité :

‘« D’après mes écrits, chacun se trompe sur ma personne. D’après mon écriture, le graphologue ne s’y trompe pas. J’en ai la preuve sans cesse. C’est que l’écriture est plus importante que la parole écrite. Et même un texte imprimé montre l’écriture d’un homme qui est encore autre chose que son style. Elle le dénude et le dénonce par l’engrenage des mots, par l’ordre de ses chiffres, par une profonde arabesque de la pensée, par le paraphe ininterrompu de ce que les banques appellent signature inimitable. »3

Nous y sommes. Cette « signature inimitable », c’est ce que Cocteau nomme les « jambages de l’âme ». Son âme de poète. Que signifie-t-elle exactement ? C’est la « pelote du cœur » d’un homme qui « se dévide » et qui visite le monde extérieur. A l’allure d’un « somnambule », il se promène dans les « méandres du labyrinthe » de la vie humaine :

‘« Quel sera d’une pelote
Qui se dévide épousant
Les méandres du labyrinthe
Le bout entre mes mains quelle
Halte d’un bloc hérissé
De poings et de banderolles
Pour que le calme oriente
Ma boussole de somnambule
Au bord des toits de cette ville
(…)
Où le moindre obstacle menace
D’éterniser la promenade
Du promeneur endormi » 4

Les « jambages de l’âme » représentent pour Cocteau la graphologie de son « cœur ». L’unique fil conducteur de sa vie d’homme aussi bien que celle d’écrivain. Sa ligne morale que Cocteau définit comme « droite », mais en même temps « un peu naïve et inapte à suivre les méandres intellectuels ». 1 Et selon lui, ces « jambages » ne se manifestent que dans les œuvres des « écrivains qui laissent couler leur sang par le bec de leur plume ». 2

Pour lui, les « jambages » de son âme sont le « dessin » en filigrane qui révèle toute une vie. Sa vie de poète est une perpétuelle hémorragie, une « chose atroce », ainsi qu’il l’écrit dans une de ses Lettres à Milorad. Et cette lettre s’avère précieuse pour nous. Cocteau y indique ce que peuvent contenir les « jambages » de son âme : « Comment, à ton âge, oses-tu parler de choses si graves, d’un écorché vif, d’un homme « qui perd son sang » depuis un demi-siècle, sans aborder les problèmes de la malédiction, de la solitude des poètes, des mécanismes de l’âme - de la lutte de Jacob avec l’ange ? » (Lettre du 17 février 1959, p. 117).

Quels sont donc les signes caractéristiques qui déterminent les « mécanismes de l’âme » chez Cocteau ? Avant tout, c’est quelque chose qui persiste, qui revient toujours chez un écrivain ou chez un artiste. D’une œuvre à l’autre : tantôt il s’éclipse, tantôt il réapparaît, mais sa présence est pour ainsi dire permanente. C’est une sorte de « fil invisible » qui relie toutes les œuvres d’un créateur. Une « force inconnue » que l’on ne peut ignorer, ni faire disparaître. Mais qui, la plupart du temps, échappe à notre sens analytique. Quelque chose qui survit toujours et malgré tout, tel le Phénix qui renaît de ses cendres. Cocteau la définit ainsi : c’est un « jet de projecteur qui se promène à la surface de cette nuit accumulée derrière chacun de nous et qui se fixe sur un visage, un acte, un lieu significatifs, de manière à donner le maximum de force expressive et de résurrection. » 3

C’est ce que Cocteau appelle les « fluides ». Comment se détectent-ils ? En premier lieu, par une « émanation lumineuse » : une sorte de « lumière mystérieuse des auréoles », de « phosphorescence » qui se dégage de certaines œuvres de génie. Selon Cocteau, cette espèce d’aura mystique nous obligerait à « interroger l’inconnu ». 4 Cocteau l’évoque dans ses Monstres sacrés, à propos de quelques génies qui sont des exemples de ce phénomène singulier : par exemple, Rimbaud qui a su « sanctifier » ses « fautes écrites » (taches d’encre) et « vécues » (traces de sang ) laisserait ce genre de phosphorescence (p. 47) ; ou la « lumière bleue » qui sortait par la « main savante » de Cézanne serait aussi un exemple démonstratif (p. 122) ; et entre autres, il y a aussi les photographies de Man Ray qui arrivent à « débander les yeux » du spectateur « à la minute » (p. 133). De même les chefs-d’œuvre du Greco résultent d’une « pourriture divine de ses couleurs ». Toutes matières macérées, fermentées du « fond de l’âme humaine » et transcendées par la puissance de l’artiste, comme des « moires éclatantes de Dieu » à la surface d’une œuvre. Et d’après Cocteau, le même mécanisme de création s’appliquerait pour la poésie :

‘« On a beaucoup parlé, ces derniers temps, de poésie pourrie. J’aimerais qu’on m’en citât une qui ne le fût pas. C’est d’une décomposition exquise que la poésie, qu’elle soit écrite ou peinte, qu’on la regarde ou qu’on l’écoute, compose ses accords. On pourrait la définir de la sorte : la poésie se forme à la surface du monde comme les irisations à la surface d’un marécage. Que le monde ne s’en plaigne pas. Elle résulte de ses profondeurs. »1

Ensuite, le « fluide magnétique » qui fonctionne comme des « ondes électromagnétiques ». Tel un rayon X, leurs portées sont presque illimitées puisque les ondes de Cocteau traversent les murs du temps et de l’espace. Ce sont elles qui permettent à notre poète d’envoyer son S.O.S à son lecteur du futur :

‘« A vous qui n’êtes pas encore
A vous qui tels que je suis
Serez à vous les sans visages
C’est à vous que je m’adresse
(…)
En ce lieu d’où partent mes ondes
Lieu sans lieu déjà vous êtes
Préventivement adultes
Loin de la foire d’empoigne
Où vous jettera le cordon
Ombilical de vos mères
C’est pourquoi de cette chance
Qui vous livre à moi je profite
Pour infuser au fond de vos
Jeunes veines encore vaines
L’encre rouge de mon cœur » 2

Mais aussi, le « fluide magnétique » est un système de « communication par hypnose » : entre un artiste et son public, ou un écrivain et son lecteur du présent. Par exemple, le magnétisme d’un artiste tel que Nijinsky est tellement puissant, il « soulève les foules » 3 par sa seule présence. L’importance de ce fluide hypnotique s’avère tout aussi cruciale dans la lecture d’un livre. Ainsi Cocteau souligne-t-il dans Le Passé défini, combien l’influence du fluide magnétique est décisive dans ses lectures :

‘« Quel mal à pénétrer dans un roman(…). Or, de plus en plus, il m’est insurmontable de m’identifier à des intrigues dont j’évite le style dans la vie, qui ne s’imposent pas par un fluide. Sans être hypnotisé, je lâche prise. Je me sauve à l’anglaise. Je rentre chez moi. »1

Le « fluide amical » est un tout autre système de communication : la « compagnie du cœur » qui représente chez Cocteau, quelque chose de « beaucoup plus riche, plus salubre qu’une entente faite d’habitudes communes et de tournures semblables de l’esprit. » (Journal d’un inconnu, pp. 138-139).

C’est pourquoi Cocteau montre si fréquemment sa ferveur pour ce qui concerne l’« amitié ». Plus que tout autre sentiment, ce « réchauffement » direct du cœur lui « permet de vivre et de supporter les misères » (Lettres de l’Oiseleur, p. 79). C’est une sorte de « lanterne magique » qui éclaire les « chemins obscurs » du cœur humain et grâce à laquelle les hommes se lisent « à livre ouvert sans le véhicule de l’encre » (Le Passé défini, t.2, p. 24). Dans une de ses lettres adressées à Jean-Marie Magnan, Cocteau révèle ainsi le pouvoir surprenant du fluide amical : « (…) je n’ai qu’à sécher une goutte de sang sur une feuille et ta machine y puise l’image de mes organes et du mal qui les singularise » (Cocteau, mots et plumes, p. 51).

Enfin, un dernier mode de transmission de l’âme est le « fluide poétique ». Et celui-ci s’apparente à une « décharge électrique », prête à se libérer d’un moment à l’autre : tel un « orage » qui s’accumule avant d’éclater, ce « courant électrique » traverse et remplit le corps de l’écrivain, « de malaise, de pressentiments, de poésie » : c’est une « puissance occulte qui imprègne l’univers et ne se manifeste pas seulement par l’entremise des artistes ». Car elle « peut nous toucher aux larmes dans des phénomènes où l’art n’entre pas en ligne de compte ». 2 En effet, le « fluide poétique » dont parle Cocteau ressemble à cette « carburation surnaturelle » 3  : une essence divine qui plane partout et qui cherche une enveloppe ou une machine vides pour se réincarner et pour se répandre dans le monde. Et Cocteau affirme que la poésie ou l’art ne sont qu’un « exercice plus ou moins heureux par quoi on( tente de) la domestique(r) ». 4

Ainsi Cocteau indique les empreintes improbables, c’est-à-dire les « jambages » plus ou moins invisibles, de son âme de poète : les « mécanismes » de celle-ci et les diverses manifestations de ces « fluides » servent en fin de compte à la mise en relief d’un idéal de l’auteur. Car tout cela traduit d’une part ses méthodes imaginaires de sonder le monde extérieur et de communiquer avec lui. Mais d’autre part et surtout, c’est une représentation de son désir le plus cher : l’expansion et la circulation libres de son œuvre, de sa poésie.

C’est pour cette raison que Cocteau se veut un écrivain « sans table », debout et déambulant : « être assis » signifie chez lui, infliger la « grande fatigue », la « crampe » 1 , à son âme ; avoir une « table » et une « chaise » signe donc un « arrêt de mort » pour l’âme de poète. Cocteau maintient précisément le même cap tout au long de sa vie : son âme doit circuler en tous sens, déborder et dépasser les limites infranchissables imposées par la société. Car le contraire voudrait dire un danger imminent pour la création chez un artiste : « limiter ses croyances » en son âme, signifie s’imposer un « état d’âme » ; et avoir « un état d’âme » rejoint à « préciser et limiter ses goûts en art » ; en somme, à « donner un état d’esprit » (Le Grand écart, p. 14). Et tout ce qui est définissable et réductible va donc à l’encontre de l’esprit de la création. Ce dernier étant un potentiel illimité, incalculable. Une force qui se déplace et se métamorphose continuellement :

‘« Mon idéal eût été d’avoir une table à écrire et de m’y asseoir à heures fixes. De trouver des phrases qui conviennent à un discours. De mener ce discours à ma guise. De ne pas m’égarer dans les marges. De ne pas perdre le sens de la direction. De la reconnaître aux étoiles. Tout cela n’est pas en ma puissance. J’y aspire sans le connaître et ne le connaîtrai jamais. »2

De même, Cocteau distingue deux catégories d’écrivains : les « écrivains de table » et « sans table ». Les uns sont ceux qui savent soumettre leur « âme » aux goûts et à la mode du public. Ils savent se faire adorer, aduler et respecter. Et les autres sont ceux qui n’ont aucune attache idéologique, sauf à leur « gouvernement de l’âme » :

‘« Les jambes de l’âme enlisées dans cette bourbe, il m’arrive d’envier ces écrivains de table qui se font une barricade. Ils ne laissent pas leur encre les traiter à tu et à toi. S’ils se mêlent d’écrire, ils observent une grande prudence et ne mêlent qu’une part d’eux-mêmes à ce qu’ils écrivent. La part qu’ils se réservent à des jambes, de sorte qu’elle est apte à inspirer le respect, voire à reculer, s’il le faut. Malheur à qui n’a pas gardé un lopin où vivre, une parcelle de soi en soi et s’est livré aux hasards qui profitent du moindre barreau pour mettre des ronces. Car si rien ne gouverne il en pousse du dehors et du dedans(…). A vrai dire, je m’y perds. La seule ressource qui me reste est dans le progrès moral. Car encore faut-il que la brousse ne soit pas un capharnaüm de détritus et d’orties. Voilà le seul combat que je me livre, où je puisse rester chef. »1

Voilà toute la différence entre le « style mondain » et le « style de l’âme » dont parle Cocteau, dans ses Lettres à Milorad : Cocteau conseillait à ce dernier de « ne pas croire au style mondain mais au style de l’âme. Le style mondain, c’est de ne pas « se commettre ». Or il est indispensable de se commettre et de se compromettre continuellement » (lettre du 2 mai 1959, p. 124). Si certains savent « vendre » leur âme « au poids d’or » 2 , d’autres préfèrent se faire « insulter », « traîner dans la boue », recevoir des « coups » et essuyer des « échecs ». Pour Cocteau toutes ces épreuves d’hostilité ne font que soutenir sa conviction : son « âme résiste héroïquement » aux « règles mortes » 3 de la société.

Dès lors, dans une société qui, presque toujours, « supporte mal un rôle qui n’est pas tout d’une pièce » (Le Livre blanc, p. 54), la solitude des poètes semble inévitable. Bien que Cocteau affirme que c’est une « chance d’être un empêcheur de danser en rond » et qu’il « mourrait joyeusement pour le sacerdoce de la liberté totale » (La Belle et la Bête, p. 231), les « obstacles » sont innombrables :

‘« Je ne suis pas un écrivain de table. J’écris lorsque je ne peux pas ne pas écrire. Le moins possible(…). Si la France s’obstine à renier ses privilèges, à s’acharner, à vouloir ce qu’elle ne peut et à mépriser ce qu’elle se doit, alors, à nous le linceul de pourpre. Mourons et attendons que l’avenir vienne prier sur notre Acropole. »4

En effet, cette solitude des poètes est celle dont parle Nietzsche dans Humain, trop humain : « Dans la solitude le solitaire se ronge le cœur ; dans la multitude c’est la foule qui le lui ronge. Choisis donc ! ». 5 Alors, quelles solutions reste-il pour les poètes ? Cocteau suggère que, puisqu’un poète est le « mauvais sujet suprême » d’une société ou l’« objet suspect à toutes les polices du monde », il doit « transcender ce que la société réprouve » ; mais il lui faut aussi « être capable de tout » et « ne pas se noyer dans un verre d’encre ». 6 Notre écrivain précise donc que la « tâche du poète » est de « se mêler de ce qui ne le regarde pas, de brouiller les cartes, de mettre des bâtons dans les roues, de briser l’habitude et de rafraîchir l’atmosphère ». 1

Bien entendu, le seul objectif de poète est de faire circuler coûte que coûte ses « marchandises interdites » 2 , sa « poésie ». Et Cocteau confirme que la seule « arme » secrète mais inimitable d’une nation, serait les poètes « clandestins » qui circulent dans l’ombre de la société. Ceux qui « bouleversent un ordre et y substituent un ordre neuf, en marge de toute politique » 3  :

‘« C’est sa tradition d’anarchie. A peine essaie-t-on d’organiser en France et d’adopter des systèmes, que l’individu se révolte et se glisse entre les rouages du mécanisme. Il en résulte que les escrocs triomphent, mais il en résulte aussi toute une force qui s’exprime en cachette, tout un esprit de contradiction ( lequel est à la base de l’esprit de création) qui échappe aux élites officielles et forme des élites profondes(…).Que mon film plaise ou déplaise, c’est une autre affaire. J’ai pu le mener jusqu’au bout(…) grâce à cette tradition d’anarchie qui autorise encore, chez nous, une intrusion accidentelle au milieu d’un ordre. »4

C’est pourquoi Cocteau exprime catégoriquement son refus de « mettre de l’ordre » partout : que ce soit dans une œuvre ou dans une société, toute forme d’ordre signifie pour lui, une entrave à la circulation de l’âme des poètes. Alors d’après lui, il faudrait laisser « l’âme se débrouiller » librement : au lieu de tenter de la dompter ou au lieu de la laisser « se dessécher dans les lignes mortes » (Lettres aux Américains, pp. 84-85).

Définitivement, l’âme de poète chez notre écrivain ne peut faire ses preuves que lorsqu’elle peut aller trop loin :

‘« Peut-être sais-je jusqu’où je peux aller trop loin. Mais c’est un sens de la mesure. Je le possède fort peu(…). Ce n’est pas ce sens dont je parle. Je parle du sens des mesures qui m’intrigue parce qu’il s’apparente aux méthodes(…) que je constate sans les débrouiller. J’ignore le monde des chiffres(…). Tout calcul me dépasse. Les mesures dont je dispose se résolvent féeriquement en moi. Jamais je ne minute. Jamais je ne compte mes lignes, jamais mes pages, encore moins mes mots. »5 ’ ‘« La poésie s’exprime comme elle peut. Je lui refuse des limites. Je suis libre. J’ai fait un film(…), j’ai sauté le mur des langues. Je ne suis pas un poète à buts. Je ne cherche ni les places, ni les récompenses, ni l’admiration(…). Je déteste qu’on danse en rond. Je suis un empêcheur de danser en rond. »6

Chez Cocteau, toutes les formes d’insoumission représentent la « démarche » solitaire d’un homme libre, d’un poète, d’un héros. Or, dans une société bien fondée sur le système géométrique et agencée par la circulation à sens unique (mouvement uniforme), l’on ne tolère pas quelqu’un qui réagit et déborde ces mesures :

‘« Par mauvais élèves ou mauvais sujets, j’entends les spécimens de la race insupportable qui ne peut se soumettre au programme et dont l’individualisme, au lieu de s’exprimer par la paresse et par l’indiscipline, s’exprime par une désobéissance qui n’est autre que celle des héros, mais sous une forme où la pensée joue le rôle de l’acte. Le héros risque tout en abandonnant la ligne droite. Il se jette corps et âme dans une traverse où il risque sa perte ou son triomphe. Seulement, dans l’acte héroïque, la chance tourne quelquefois bien dans l’immédiat, tandis que dans l’héroïsme de la pensée, elle ne peut être que posthume, et, par une sorte de loi funèbre, exige(…), que la gloire se paye par la tragédie et par la mort. »1

Pour dénoncer les contrecoups terribles de cette société sévère, Cocteau développe le thème de la malédiction qui entoure la vie des poètes. Ainsi met-il en œuvre diverses images métaphoriques d’une « chasse » symbolique : la « chasse à l’homme », la « chasse aux poètes », la « chasse aux héros ». Une oppression ou une persécution problématique et controversée que nous appelons communément la « chasse aux sorcières » :

‘« Les homme du passé que j’admire sont toujours des poètes même s’ils s’expriment sous une forme plastique ou musicale. Ils sont généralement morts dans le désespoir – soit par le suicide, soit par la fuite, soit par l’hôpital. Une étrange police pourchasse toujours les hommes qui sauvent l’esprit de la platitude et empêchent le feu de s’éteindre. »2

En s’identifiant à un « gibier qui boite et qui saigne d’une aile » 3 ou à la « cible » favorite, la « mise de toutes les tables de jeu »4, Cocteau dénonce sans cesse les pratiques de cette « chasse » injuste :

‘« Les innocents prennent vite l’attitude du coupable et ne savent faire face aux juges. (…) dois-je subir, moi, dont la vie est celle d’un moine, les insultes d’une raillerie silencieuse. Je ne crois pas qu’il existe d’exemple(…) de l’acharnement qui s’exerce contre moi. C’est au point que cela me baigne et me forme un règne dans lequel je dois respirer et auquel je m’accoutume. Qu’il n’en reste rien plus tard, c’est autre chose. Une légende est plus forte que tout(…). Je ne sortirai jamais pur de cette boue. Or, c’était mon seul rêve. »5 ’ ‘« Trente ans de chasse à l’homme dont je suis la victime(…), voilà qui détraque la machine. L’âme résiste. Mais que peut cette essence lorsque les rouages et les soupapes faiblissent ? (…). J’en ai l’âme et la tête engluées(…). »6

Aussi, Cocteau montre-t-il dans son œuvre plusieurs portraits des « victimes innocentes », connues dans l’histoire. Par exemple, celui de Jeanne d’Arc dans Reines de la France ou celui de Jésus-Christ dans le recueil entier de La Crucifixion. Et notamment, celui de Jean-Jacques Rousseau, le « souffre-douleur » le plus recherché de son époque. Et selon Cocteau, le cas de Rousseau serait une des preuves les plus convaincantes qui démontrent la « persécution » des poètes :

‘« Je n’empêcherai personne de croire que Jean-Jacques Rousseau était un malade atteint de la manie de la persécution. Mais sachant et pour cause la méthode patiente avec laquelle on persécute les poètes, j’estime que mon devoir consiste à faire servir mon expérience à quelque bonne œuvre et à démontrer que si Rousseau était écorché vif, il avait des excuses, et qu’on le persécuta(…). Je parlerais surtout du Rousseau des Confessions, des Rêveries, des Dialogues. C’est lorsqu’un tel homme se disculpe qu’il me touche. Se défendre, plaider, prouver, nécessite des exactitudes qui balaient les phrases(…). C’est égal, dans la mesure du possible, le Rousseau des Confessions innove un legs humain dont la présence, même secrète, reste le seul prestige véritable des œuvres d’art. »1

Ce que notre poète tente de montrer à travers ces pratiques de « mise à mort », c’est l’image même du « pays des anthropophages » dont parle Nietzsche. Aux yeux de Cocteau, sa vie de poète est tout à fait comparable à des « tortures » sournoises et ignobles : par exemple, à une « foire d’empoigne » où il laisse « pas mal sa substance » 2  ; sinon, à une « effrayante machine des grandes eaux et de crasse » 3 , c’est-à-dire des « égouts » dans lesquels l’on tente de le noyer ; ou encore, à un « bûcher public » sur lequel on le « rosse » de coups et le « brûle ». 4

Mais l’image la plus poignante est celle d’une « arène » imaginaire. Pour Cocteau, toute sa vie de poète s’apparente à une « atroce corrida ». Entre lui et le public qui « aime les épices du médiocre ». 5 Mais aussi les « petites guerres, escarmouches, duel et tribunaux », toutes « luttes intestines » qu’il doit mener contre son propre milieu (littéraire) 6  :

‘« Arriverai-je à écrire ? Dois-je écrire ? Ecrire est ignoble. Seule l’œuvre est noble qui s’impose et qu’on ne décide pas(…). Je me demande, moi, s’il me reste la force d’écrire des œuvres, si trop de souffrances que je cache n’a pas faussé, rouillé, encrassé une machine profonde. Quatre ans d’insultes. Une heure d’espoir(…). Un dégoût de la terre et des hommes. Les victoires successives de l’injustice et de ceux qui savent mener leur barque, voilà qui ne me laisse que l’attente du sommeil. »7 ’ ‘« Je suis(…) un homme heureux. Chose atroce pour ces amateurs de corridas et de mise à mort(…). D’où vient, j’y songe, que j’ai toujours eu des échecs applaudis ? Des succès catastrophes(…). Quarante ans de meute. Quarante ans de chasse à l’homme. Quarante ans où je suis parvenu à tenir le coup. Quarante ans qu’on me traite en gamin qui débute. Quarante ans de liberté. Quarante ans que je les emmerde. »1

En fin de compte, être chassé par tout le monde, signifierait pour Cocteau, le destin même de tout vrai poète. Car, « couvrir de boue, perdre dans le public un bloc de noblesse, de rectitude, de simplicité, de pureté (…) ne peut se faire sans qu’il en résulte un contrecoup terrible ». 2 L’essentiel étant de « soigner la beauté de l’âme ». La seule manière d’y réussir, c’est de « ne pas fermer le cercle. Laisser une ouverture ». Afin de rester continuellement un « empêcheur de danser en rond ». Et « il faut craindre de boucler la boucle », 3 car toute boucle empêche l’âme de circuler librement.

Ainsi se résume l’âme de poète chez Cocteau. C’est un « détecteur » ultra sensible qui « enregistre » tout. Pas la moindre vibration ne lui échappe : de mensonge et de vérité, de frivolité et de profondeur, et surtout du visible et de l’invisible. Si notre esprit peut se tromper, l’âme ne se trompe jamais :

‘« Si vous vivez avec les personnes, il se forme une pâte confuse où deux personnalités mélangent leurs contours(…). Ce qui provoque, sans que nul s’en doute, une circulation d’ondes contraires que l’âme enregistre alors que l’esprit ne les déchiffre pas. Il n’en reste pas moins vrai que ces ondes circulent et se livrent à un obscur travail. »4

L’âme de poète, c’est aussi une « ligne » qui « prime le fond et la forme » d’une œuvre. Elle « traverse les mots que (l’écrivain) assemble ». Ce n’est ni une « technique » ni un « style » d’écriture. Mais une sorte de « note continue que ne perçoivent ni l’oreille ni l’œil » (La Difficulté d’être, pp. 188-189). Inaudible et invisible, cette « ligne révélatrice », vivante et lumineuse, éclaire et permet de voir le style unique de la vie de son créateur. Telle une « salamandre » qui « se meut à merveille dans le feu » 5 , l’âme de poète se consume dans le feu sacré du cœur. Et lorsqu’elle renaît de ses cendres, elle est plus forte que jamais :

‘« C’est pourquoi je répète incessamment que le progrès moral d’un artiste est le seul qui vaille puisque cette ligne se débande dès que l’âme baisse son feu. Ne confondez pas progrès moral et morale. Protéger la ligne devient notre thérapeutique aussitôt que nous la sentons faible ou lorsqu’elle fourche comme un cheveu malade. »6

De même, l’âme de poète, c’est une « ligne idéale » forgée de « chocs » et de « risques ». Une « ligne de combat » en somme. Tel est le fil d’Ariane qui relie tous les ouvrages de Cocteau (La Difficulté d’être, pp. 191-192) :

‘« Moins il y a des livres en vente(…), moins on s’exprime, plus le travail secret bouillonne et brasse sa matière. Il sera prouvé quelque jour (sans doute après ma mort) que j’ai pris la porte étroite(…). La porte étroite, c’est d’être suspect, nombreux, gênant, accablé de silences et d’injustices. Car alors ce qui pénètre, pénètre par sa seule force et contre tous. »1

Enfin et surtout, l’âme de poète, c’est l’expression la plus juste de son vœu le plus cher. Son désir de « réincarnation » en son œuvre. Mais aussi de sa « résurrection » dans le cœur d’un lecteur du futur. Et voici les consignes de l’écrivain :

‘« Changée en livre et criant à l’aide pour qu’on brise le charme et qu’elle se réincarne dans la personne du lecteur. Voilà le tour de passe-passe que je vous demande. Comprenez-moi bien. Ce n’est pas si difficile que cela semble l’être au premier abord. Vous sortez ce livre de votre poche. Vous lisez. Et si vous parvenez à le lire sans que plus rien ne puisse vous distraire de mon écriture, peu à peu vous sentirez que je vous habite et vous me ressusciterez. Vous risquerez même d’avoir à l’improviste un de mes gestes, un de mes regards. Naturellement je parle à la jeunesse d’une époque où je ne serai plus là en chair et en os, et mon sang relié à mon encre. »2

C’est ainsi que Cocteau a fait de l’écriture, de la poésie, sa « science ». De la « transfusion » de l’encre et du sang en son œuvre. Et son « aura », son « âme » de poète qui en résulte est la garantie d’une connexion éternelle avec le monde des vivants.

Les faiseurs de miracle avaient raison de démontrer que l’essentiel est dans la recherche de l’impossible et dans le vouloir. Un long cheminement de la transformation et de la métamorphose des chimères en une création concrète. Une pensée audacieuse qui permet à l’homme de créer « autre chose », une œuvre unique et d’être un autre, le créateur de l’impensable. L’essentiel de toutes nos recherches n’est donc pas dans les materia prima qui déterminent sa condition première, à l’état brut de l’humain, le sang, le corps, l’avoir.

Cocteau a expérimenté successivement la méthode ancestrale des savants anciens : la transmutation de son sang d’encre en une encre véritable, ineffaçable. Son encre de sang. Ensuite, des taches d’encre en un visage singulier de son œuvre. Son propre visage de poète. Et enfin, ce visage d’écriture en une expression à la fois précise et mystique de la poésie :

‘« Maintenant, je m’éveille. Je me dégoûte. Je me lève. Je me mets au travail. C’est le seul moyen qui me rend possible d’oublier mes laideurs et d’être beau sur ma table. Ce visage de l’écriture étant somme toute mon vrai visage. L’autre, une ombre qui s’efface. Vite, que je construise mes traits d’encre pour remplacer ceux qui s’en vont. »1

En somme, Cocteau a su produire à son tour un miracle : les sources de son mal, de son sang d’encre, se sont transcendées en une source d’énergie qui alimente son œuvre. Et c’est ainsi qu’il continue à transfuser son sang et à donner sa chair tout au long de sa vie, pour fabriquer le corps solide de sa poésie. Mais surtout pour y intégrer, y vivre comme si c’était le seul et unique chez lui, son pays natal.

Cocteau dit dans Opium qu’il voulait « vivre (s)on œuvre ». Et le prix à payer serait sa mort. Telle une mante-religieuse, son œuvre le « mange » : elle « commence à vivre » et lui « meurt ». C’est pourquoi, selon Cocteau, les « œuvres se partagent en deux : celles qui font vivre ; (et) celles qui tuent » (Opium, p. 112). Voici un des articles qui témoigne d’un Cocteau dévoré par son œuvre :

‘« Entre dix images d’un Cocteau hâtivement rencontré, je gardais une image : celle de l’être vidé de sang chaud, à peine réel, brûlé de fatigue et de flamme(…). Ce visage creusé, ardent, tout en arêtes vives. Fébrilité du regard, des gestes, de l’attitude même. Et cette inquiétude toujours en éveil… »2

En effet, c’est la méthode même du « Qui perd gagne ». 3 La méthode la plus fondamentale qui règne dans l’œuvre de Cocteau. Celui qui perd son sang et son encre, gagne des mots impérissables et une âme immortelle et résurrectionnelle :

‘« Bientôt j’irai rejoindre ma profonde réserve
Chaque jour augmente son pouvoir incorruptible
et c’est par elle que je ressusciterai d’entre les morts
Sur nous autres le Temps n’a pas de prise
qui ne soignons que l’invisible beauté de l’âme
car cet or vierge surpasse le feu de l’oiseau Phénix. »4

Le « mot du commencement » a été le sang d’encre. Comme l’explique Jean Burgos, c’était sans doute une « aventure du langage » au départ. Mais c’est une image métaphorique qui, « après avoir donné à voir autre chose et donné à voir autrement », donne en fin de compte « à vivre une réalité qui n’aurait jamais été vécue sans elle ». Ainsi, l’aventure du sang d’encre de Cocteau est devenue l’essence fondamentale de toute son « aventure poétique » : l’aventure de sa poésie qui nous révèle pourquoi la poésie est un « cas privilégié d’un langage qui cesse de dire quelque chose pour se dire lui-même et donner réalité à l’indicible ». 1

Après avoir pris conscience de son sang d’encre, mais aussi du génie de l’huître et du cœur, Cocteau a su allier le « sang » et l’« encre » dans son écriture : l’« engagement de substance » et la « substance de l’engagement ». Il s’agit dès lors, d’une alliance du corps et de l’écriture. Ce qui signale le point de départ déterminant pour toute évolution de Cocteau. Son progrès qui s’achèvera par la création d’un « vin noir ». Une « marchandise interdite » que Cocteau fabrique dans une « contrée invisible » et qu’il léguera à la jeunesse future afin d’en goûter et de s’enivrer :

‘« Voilà de nombreuses années que je circule dans les pays qui ne s’inscrivent pas sur les cartes. Je me suis évadé beaucoup. J’ai rapporté de ce monde sans atlas et sans frontières, peuplé d’ombres, une expérience qui n’a pas toujours plu. Les vignobles de cette contrée invisible produisent un vin noir qui enivre la jeunesse. »2

Aussi, après avoir compris l’importance de cet engagement à vie, Cocteau réussit à concilier le corps et l’esprit dans son œuvre. Les deux sont réunis pour une concrétisation primordiale : donner une consistance réelle à la poésie, à cet organisme vivant. Comme le remarque Nietzsche :

‘« De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son propre sang. Ecris avec du sang et tu apprendra que le sang est l’esprit. »3

En pastichant la célèbre phrase de Pascal, Cocteau souligne aussi une vision lucide vis-à-vis de son destin de poète et de sa conscience professionnelle. Il présente tout son être comme un « stylographe » tenu par la main invisible et puissante du Seigneur inconnu :

‘« Un roseau pensant ! Un roseau souffrant ! Un roseau saignant ! C’est cela. En somme j’en arrive à cette constatation sinistre : pour n’avoir pas voulu devenir un littérateur, on est devenu un stylographe. »4

C’est pourquoi son encre de sang, cette matière originelle, vitale, presque fœtale qui sert à nourrir son œuvre, se vide et s’épuise pour un seul objectif : mettre en relief les mots qui traduisent le message providentiel de la poésie. Avec la précision rigoureuse de sa plume et le don de ses mains d’artisan.

Cependant, le sort réservé aux poètes et à la poésie n’est que trop évident : un « poète qui toute sa vie a saigné de l’encre » 1 et qui « a changé son encre en or » 2 , est accusé de « faux monnayage » ; et son « vers » est « tripoté, trituré, désossé » par les mains des « esthètes ». Parce qu’« on a oublié qu’il était (…), un organisme au lieu d’une physionomie ». 3

Que reste-il alors à espérer pour un poète comme Cocteau, dans ce bas-monde où il se trouve comme cible favorite des critiques cinglantes et injustes ? Comment se protéger contre ces « encoches ridicules des coups de ciseaux donnés à tort et à travers au bord du papier plié de (son) destin » ? 4 Comment se défendre contre ceux qui confondent sans cesse « le style poétique avec (sa) sévère machine à produire des significations » ? Et, comble de malheur, « la rigueur de ses algèbres » ne signifie rien. Qu’est-ce que le poète maudit doit dire pour qu’ils comprennent que ce n’est pas une « lettre morte » ? 5  :

‘« Tout ce que j’ai fait je l’ai tiré de moi-même(…). En outre j’ai toujours dit tout ce qui me passait par l’esprit et par le cœur. D’où peut venir cette légende incroyable d’illusionniste et de plagiaire ? »6

L’expression qui comprend toute l’espérance de Cocteau se trouve dans le titre de son tableau : Naissance de Pégase. Le cheval mythique, blanc et ailé, né du sang de la monstrueuse Méduse. Voici la description du tableau dans laquelle Cocteau résume la naissance de son âme de poète :

‘« Au centre, Persée, sans visage, nu(…). Il tient de la main droite son arme à poignée jaune et noire, de la main gauche, son bouclier blanc sur lequel on devine l’ébauche d’une figure mi-humaine, mi-animale(…). A droite, en haut, une des sœurs de Méduse prend la fuite(…). Du sang où elle (Méduse) baigne s’échappe une vapeur blanche qui devient(…), le cheval Pégase hennissant et s’envolant avec de vastes ailes, dans un nuage irisé(…). J’ai, poétiquement parlant, tellement travaillé sur cette toile qu’il me semble impossible qu’elle ne dégage pas quelque force(…). »7

Cocteau (Persée) en luttant contre sa M(éd)use de la poésie, désire donc que le lecteur voie son âme s’envoler librement. Toute l’histoire du sang et de l’encre chez Cocteau, s’avère comme une lente préparation qui aboutit à ce dernier coup d’aile de l’âme. Et dès cet instant précis, naît son âme de poète comme un être réel, prêt à prendre sa liberté. C’est pour mettre en œuvre cette image fixée dans la mémoire que Cocteau a dû tant saigner.

Ainsi s’achemine la circulation du sang d’encre chez Cocteau. D’une part, par la création d’une image fascinante évoquant un « mariage symbolique », réalisé dans la vie d’un poète : de sa passion (l’hémorragie du sang et d’encre) et de sa création véritable (l’hémorragie profonde). Mais d’autre part, par la mise en œuvre d’un mécanisme singulier de son œuvre : le clair-obscur de la poésie de Cocteau. Le clair a « une infinité de sens ». Comme l’avenir de l’ âme de notre poète, mais aussi comme l’amour d’un lecteur qui prendra soin d’elle. En revanche, l’obscur n’a qu’un « seul sens ». 1

Car il n’y a qu’une seule « source » qui a su produire tout cela. Le cœur de l’homme Cocteau :

‘« Se déroule ma rhapsodie
Posthume en ce sens que j’éprouve
Le besoin de parler avec vous jeunes hommes
Futurs et que de ma tombe
Sorte pareille aux banderolles
Ingénieuses qui parlent
Pour les bouches des images
Une écriture de fumée
Par le feu de mon cœur produite
Elle étroitement s’enroule
Autour de vos cous et d’un bras
Fraternel mimant le geste
Stimule sans en avoir l’air
La patrouille des chefs de file
Ô délices de ne pas être
Un de ces maîtres d’école
Enseignant les mauvais chemins
Egarons-nous de conserve
Sur cette neige innocente
Et si vous êtes attentifs
Vous entendrez un vin nouveau
Tambouriner dans vos veines. »2 ’ ‘« Ma première évasion importante(…) date de 1912(…). Je dessinais. J’écrivais. Je me livrais, à l’aveuglette, aux dons qui, s’ils ne se canalisent pas, nous dispersent et correspondent à une vérole. Comme de juste on me flattait. Je ne heurtais rien. Je prenais des suites. J’en arrivai à séduire un assez grand nombre et à me griser de mes erreurs(…). J’y terminai le Potomak, (…), je décidai de me brûler ou de renaître. Je me cloîtrai. Je me torturai. Je m’interrogeai. Je m’insultai. Je me consumai de refus. »’

« De mes évasions », in LaDifficultéd’être

Cocteau a parcouru une longue route avec son corps et sa poésie. Son « idéal de joie », l’avait-il trouvé au bout du chemin ? Dans un sens oui, car il a su se consoler en conciliant ces deux compagnons de vie. Si, ce n’était à proprement parler, une joie de vivre, toute activité poétique lui procurait au moins une raison de vivre. C’était déjà considérable.

Tout d’abord, sur le plan de la création. Cocteau avait la poésie dans sa peau, de l’encre dans son sang. Il avait des dons de poète. Les analogies fusent et les métaphores volent. Or, ce génie poétique n’était qu’une intuition au départ. L’écrivain sentait qu’il pouvait en faire un chef-d’œuvre. Sauf qu’il ne savait pas comment le canaliser. Entre une vague sensation et un savoir-faire, il y a un chemin à mener. Afin de rendre son intuition évidente, il fallait des preuves. Et pour les « preuves », le poète avait besoin de « matière ». Cocteau l’a trouvé en lui-même.

En investissant ses problèmes de peau et son hypersensibilité d’écorché vif, Cocteau a su traiter quelques thématiques fondamentales de la condition humaine. Telles que l’avoir et l’être, le complexe et le privilège, la beauté et la laideur, le Moi et Autrui, etc., tous les éléments qui peuvent rendre malheureux ou heureux la vie d’un homme. A partir de là, il en déduisait sa conception de la beauté terrifiante, laide, voire invisible. D’après lui, la vraie beauté – comme celle de son œuvre – « reste maudite sous toutes ses formes et se glisse en fraude et que ce qui dure ne vient pas au monde avec l’aisance de ce qui ne dure pas. » (Lettre aux Américains, p. 65). Ce qui reviendrait à dire que si l’on ne peut apprécier son œuvre, c’est parce que les autres ne savent pas voir les choses en profondeur et restent superficiels en somme. Il y a là un peu de parfum d’auto-justification !

Quant à la boiterie, Cocteau a su l’exploiter non seulement comme l’allure infirme de son destin personnel - le rythme boiteux - , mais aussi comme le mécanisme personnel de sa pensée et de sa poésie. Il considérait sa vie avant tout comme un « perpétuel saut d’obstacle » :

‘« Il serait imbécile de perdre de vue le rythme de mon destin : aucune chance. Lutte et lutte. Obtenir par un effort perpétuel ce qui semble le plus simple. S’attendre à l’obstacle sous toutes ses formes. L’admettre. Le sauter, si haut soit-il. »1 ’ ‘« J’ai sans doute mal calculé l’obstacle, la distance du saut – ou pas calculé du tout. Il me reste encore un long parcours sans l’élan qui le rendait impossible. J’ai dû ne pas économiser mes forces dans la première partie du parcours et partir comme on arrive, à la cravache. Le peloton que j’avais semé me dépasse. »2

Ce pied boiteux, le symbole de l’infirmité s’est transformé au fur et à mesure, en un signe héroïque des êtres exceptionnels – la figure légendaire de Jacob luttant avec l’ange – qui bravent le destin pour se surpasser. Selon Cocteau, un vrai poète « marche avec un pied dans la tombe » et c’est sa boiterie qui donnerait du « charme » à son allure ( Apollinaire, pp. 90-91). L’esprit de la boiterie représentait en effet le véritable mécanisme de pensée chez notre poète comme il l’explique dans sa Lettre à Jacques Maritain : « Moi, je suis un mauvais élève. A l’école je remportais les prix de cancre(…). Imaginez qu’il me faut sans cesse me maintenir en l’air et m’exercer au vol. C’est ainsi que je donne le change et que j’imite la vivacité d’esprit. Car, à moins de tomber directement sur les choses, je suis incapable de les atteindre par les détours normaux(…). Moi je vole par machine et je procède par chutes. » (pp. 261-262).

Mais en fin de compte, le rythme boiteux - entre la haute voltige et la chute libre - de l’esprit du poète est devenu exactement celui de sa poésie. Dans son livre Anamorphoses, Jurgis Baltrusaitis saisit parfaitement l’allure boiteuse de la poésie de Cocteau : « Avec ses envolées, ses retombées, ses raccourcis et ses détours, mélange d’emphase et d’argotique, les mots et les sous-titres percutants, son texte est comme toujours surprenant mais pas toujours facile à suivre. » 1

Enfermé de temps à autre, dans sa chambre hermétique d’écrivain, Cocteau apprenait à respirer, surtout expirer. Non seulement la respiration représente depuis toujours le mouvement perpétuel de la vie, mais aussi le contrôle de soi chez un écrivain. Chez notre poète, tout courant d’air représentait les idées et les mots superflus. Offrir un souffle nouveau à son œuvre - en rupture avec le passé - représentait un vrai engagement du renouveau stylistique chez Cocteau. Ainsi dans une de ses Lettres à Jean-Jacques Kihm, il explicite sans vergogne sa haine contre la fantaisie : « la fantaisie est le vrai crime spirituel. » (p. 35)

Le dernier point important est bien sûr l’image ambivalente du sang d’encre chez Cocteau. Outre le sens courant de cette expression, l’écrivain a insisté - un peu trop - constamment sur l’image du sacrifice. Ce qui pouvait agacer les autres écrivains. Et à force de surcharger son image du poète qui saigne - du sang et de l’encre - Cocteau lui-même avait rendue sa souffrance comme peut-être fausse… De plus, en associant cette image déjà complexe à celle de l’alchimie, Cocteau se contredisait tout de même. Contrairement à la chimie - elle s’explique - l’alchimie se rapproche de la magie dont le principe reste obscur. En somme, Cocteau tentait de souligner l’exactitude et l’économie de son vocabulaire, tout en l’introduisant dans un terrain qui « échappe à l’analyse »…

Bref, nous avons étudié quel genre de Pygmalion était notre poète. Il a façonné le corps de son œuvre à l’image du sien. Une sorte de clonage (de l’humain à l’œuvre)a toujours séduit déjà Cocteau. Il rapportait ainsi dans son Passé défini, le propos de Dali qui était aussi un visionnaire en ce domaine : « (…) la phénixologie (marcottage humain). Grâce à un peu de notre peau, à une rognure d’ongle, on pourra, dit-il, nous faire renaître exactement les mêmes, après notre mort. » (t.2, p. 318). Le désir de Cocteau allait plus loin. L’idée de renaissance, de l’immortalité était bien là. Néanmoins, notre poète souhaitait que le corps de sa poésie se porte mieux que le sien.

Sur le plan personnel, le parcours de notre poète représente un autre chemin vers une forme de salut : la lente réparation de son amour-propre blessé. Dans le domaine de la création, Cocteau a déchargé sa « cargaison mal arrimée » qu’il supportait depuis la naissance : son complexe et son mal-être, l’écrivain les a déplacés et dissous ailleurs qu’en lui-même, dans son œuvre. Cet effet salvateur de la création, Cocteau lui-même en parle :

‘« (…) vous me verrez peut-être fatigué chez moi, mais je ne l’étais pas pendant mon travail, parce qu’en somme, le travail est une thérapeutique(…) : on finit par sortir de soi-même et par devenir ce qu’on fait. »1

En se considérant comme matière originelle de son œuvre, Cocteau s’oubliait. Il saisissait au fur et à mesure la véritable raison d’être de son corps : il lui servait de matière précieuse pour créer l’organisme vivant qu’est sa poésie. C’est pourquoi il disait que « quoi qu’(un poète) fasse, il exécute son propre portrait. Seulement ce portrait intime est davantage dans l’objet que dans le sujet, dans la matière qui le compose que dans les idées qu’il agite » ( Démarche d’un poète, p.16).

Cocteau n’était pas médecin comme Apollon. Mais il s’est soigné tant bien que mal en devenant lui-même le médecin de son âme à travers l’écriture et la poésie. Oui, ce sont elles qui ont, en fin de compte, tenu le rôle d’une « maison de santé ». En le libérant d’une obsession d’évasion.

Notes
2.

Court métrage, in Cahiers Jean Cocteau, n°9, Gallimard, Paris, 1981, p. 198.

1.

Jean Cocteau par Jean Cocteau : entretiens avec William Fifield, op. cit., pp. 33-34. Souligné par l’auteur.

2.

Edith Piaf, in Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, n°2, op. cit., p. 213.

3.

« le 6 et le 7 mars 1949 », in Maalesh, op. cit., pp. 29-30. Souligné par l’auteur.

4.

« Sixième période », Le Requiem, in Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 1124.

1.

Lettre du 6 décembre 1956, adressée à James Lord, in Lettres de l’Oiseleur, Du Rocher, Monaco, 1989, p. 186.

2.

Le Cordon ombilical, in Le Livre blanc et autres textes, op. cit., p. 178.

3.

Edith Piaf, in Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, n°2, op. cit., p. 213.

4.

Le mythe du Greco, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 192.

1.

Idem, p. 193.

2.

« Septième période », Le Requiem, in O.P.C., op. cit., pp. 1146-1147.

3.

Le Coq et l’Arlequin, Stock, Paris, 1993, p. 91.

1.

« 22 mai 1954 », in Le Passé défini, t.3, op. cit., p. 137.

2.

Le secret professionnel, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 52.

3.

Mais la roue existe !, in Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, n°3, Passage du Marais, Paris, 2004, p. 75.

4.

Le secret professionnel, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 52.

1.

Préface au passé, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 13.

2.

« De la mémoire », in Journal d’un inconnu, op. cit., p. 163.

1.

« Du gouvernement de l’âme », in La Difficulté d’être, op. cit., pp. 136-137.

2.

« Il a vendu… », en marge de Clair-obscur, in O.P.C, op. cit., p. 937. Voir aussi le poème « Soir glorieux », Poèmes épars 1945-1963, p. 1198.

3.

Discours sur la poésie, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 213.

4.

« le 18 janvier 1946 », in La Belle et la Bête, op. cit., p. 229.

5.

Friedrich Nietzsche, « Opinions et sentences mêlées »(§ Du pays des anthropophages), Humain, trop humain, II, in Œuvres, t.1, Robert Laffont, Paris, 1993, p. 814.

6.

Préface au passé, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 10.

1.

Machines infernales (article daté du 16 novembre 1937), in Poésie de journalisme, Pierre Belfond, Paris, 1973, p. 96.

2.

 Le discours d’Oxford, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 180.

3.

Idem, p. 190.

4.

Journal du 13 février 1946, in La Belle et la Bête, op. cit., pp. 236-238.

5.

« De la mesure », in La Difficulté d’être, op. cit., p. 87.

6.

Essai de critique indirecte, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 157.

1.

Le discours d’Oxford, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 181.

2.

« le 20 avril 1954 », in Le Passé défini, t.3, op. cit., p. 101.

3.

« Louise de la Vallière », in Reines de la France, Grasset, Paris, 1952, p. 83.

4.

« A Maritain », en marge d’Opéra, in O.P.C., op. cit., p. 572.

5.

« le 20 juin 1943 », in Journal 1942-1945, Gallimard, Paris, 1989, p. 313.

6.

« le 20 février 1952 », in Le Passé défini, t.1, op. cit., p. 165.

1.

 Jean-Jacques Rousseau, in Poésie critique, t.1., op. cit., pp. 274-276.

2.

Lettre à Ghislaine Costa de Beauregard, le 14 avril 1954, in Lettres de l’Oiseleur, op. cit., p. 94.

3.

« Louise de la Vallière », in Reines de la France, op. cit., p. 84.

4.

« le 29 janvier 1954 », in Le Passé défini, t.3, op. cit., p. 28.

5.

Lettre à James Lord, le 6 décembre 1956, in Lettres de l’Oiseleur, op. cit., p. 186.

6.

Le discours d’Oxford, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 190.

7.

« le 8 septembre 1944 », in Journal 1942-1945, op. cit., pp. 541-542. Souligné par l’auteur

1.

« le 1er novembre 1952 », in Le Passé défini, t.1, op. cit., p. 368.

2.

« le 8 juillet 1944 », in Journal 1942-1945, op. cit., p. 528.

3.

« le 5 novembre », 1952, in Le Passé défini, t.1, op. cit., p. 375.

4.

Lettres aux Américains, op. cit., pp. 12-13.

5.

« Jeanne d’Arc », in Reines de la France, op.cit., p. 39.

6.

« De la ligne », in La Difficulté d’être, op. cit., p. 189.

1.

« le 30 octobre 1943 », in Journal 1942-1945, op. cit., pp. 393-394.

2.

« De la responsabilité » in La Difficulté d’être, op. cit., p. 211.

1.

« D’un mimodrame », in La Difficulté d’être, op. cit., p. 195.

2.

Christine Garnier, l’interview du 21 mai 1954, « Annexes », in Le Passé défini, t.3, op. cit., p. 348. Cette journaliste à été envoyée par l’édition Grasset pour recueillir les confidences des écrivains.

3.

Discours de réception à l’Académie française, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 170.

4.

« Le Cordon ombilical », Sonnets en prose, in O.P.C, op. cit., p. 1187.

1.

Jean Burgos, « L’image en liberté », in Pour une poétique de l’imaginaire, op. cit., p. 19.

2.

Tour du monde en 80 jours, Gallimard, Paris, 1936, p. 17.

3.

Friedrich Nietzsche, « Lire et écrire », Ainsi parlait Zarathoustra, in Œuvres, op. cit., p. 312.

4.

Opium, op. cit., p. 113.

1.

Discours sur la poésie, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 216.

2.

Taches, in O.P.C., op. cit., p. 1153.

3.

Discours sur la poésie, op. cit., pp. 205-206. Cocteau surenchérit dans ce passage sur la terrible phrase de Stéphane Mallarmé, « On a touché au vers ». Afin de souligner ceci : d’une part, la poésie possède un système langagier à part entière ; et d’autre part, toute (sur-)interprétation refusant d’admettre la primauté langagière de la poésie, risque de causer un préjudice grave aux poètes ainsi qu’à tout acte créateur.

4.

« le 11 janvier 1944 », in Journal 1942-1945, op. cit., p. 436.

5.

Discours sur la poésie, op. cit., p. 209.

6.

« le 6 mars 1954 », in Le Passé défini, t.3, op. cit., p. 76.

7.

« le 8 juin 1953 », in Le Passé défini, t.2, op. cit., p. 141.

1.

« le 5 mars 1954 », in Le Passé défini, t.3, op. cit., p. 75.

2.

« Sixième période », Le Requiem, in O.P.C., op. cit., p. 1133.

1.

« septembre 1954 », in La Belle et la Bête, op. cit., p. 97.

2.

« décembre 1955 », in Le Passé défini, t.4, op. cit., p. 332.

1.

Jurgis Baltrusaitis, Anamorphoses : Les perspectives dépravées, II, Flammarion, Paris, 1996, p. 305.

1.

Jean Cocteau par Jean Cocteau : Entretiens avec William Fifield, op. cit., p. 88.