Victor Hugo, in LaLégendedessiècles
‘Le livre devenu presque un homme. – C’est pour tout écrivain une surprise toujours neuve que son livre, dès qu’il s’est séparé de lui, continue à vivre lui-même d’une vie propre ; il a l’impression qu’aurait un insecte dont une partie se serait séparée pour aller désormais suivre son propre chemin. (…) cependant le livre se cherche des lecteurs, enflamme des existences, donne du bonheur, de l’effroi, produit de nouvelles œuvres, devient l’âme d principes et d’actions – bref : il vit comme un être pourvu d’esprit et d’âme, et pourtant ce n’est pas un homme. – Le lot le plus heureux est échu à l’auteur quand, vieillard, il peut dire que tout ce qu’il y avait en lui d’idées et des sentiments créateurs de vie, fortifiants, édifiants, éclairants, vit encore dans ses ouvrages, et que lui-même n’est plus que la cendre grise, tandis que le feu a été conservé et propagé partout. – Or si l’on considère que tout action d’un homme, et non pas seulement un livre, devient en quelque matière l’occasion d’autres actions, de décisions, de pensées, que tout ce qui se fait se noue indissolublement à tout ce qui se fera, on reconnaîtra la véritable immortalité qui existe, celle du mouvement : ce qui a été une fois mais en mouvement est dans la chaîne totale de tout l’être, comme un insecte dans l’ambre, enfermé et éternisé.’Friedrich Nietzsche, De l’âme des artistes et des écrivains, in Humain, trophumain, I
‘« Je me regarde dans la glace. C’est atroce. Je n’en ai pas la moindre peine. Le physique ne compte plus. C’est l’œuvre et sa beauté qui doivent prendre la place. Ce qui serait criminel, c’est de faire pâtir le film de ma souffrance et de ma laideur. La véritable glace, c’est l’écran de la projection, c’est voir le physique de mon rêve. Le reste m’est égal. »’in La Belle et la Bête
Le poète est un « schizophrène normal », disait Cocteau. Cela est vrai lorsque nous regardons attentivement la vie de notre écrivain. La moitié est celle de Jean et l’autre moitié est celle de Cocteau.
Sur une glace ordinaire, il n’y a que l’image de Jean, l’homme amaigri, ridé et souffrant. Ses tentatives sont vaines, car, fidèle à son poste, son corps réel est toujours et déjà là. Bien en face de Jean dès qu’il se regarde dans le miroir. De ce face-à-face avec ce corps qu’il juge hideux, Jean est à chaque fois déçu, attristé et presque vaincu. Sur la glace, il ne voit qu’une image écoeurante de sa future dépouille qui se précise chaque jour davantage. Ce n’est qu’une question de temps pour que ce reflet terrible devienne réalité. Alors, ce corps-là ne compte plus désormais. Il vaut mieux l’ignorer et définitivement l’abandonner. Faire en quelque sorte comme s’il n’existait plus…
Le seul corps qui compte, c’est celui de Cocteau qui apparaît sur la glace extraordinaire de son œuvre devenue miroir. Le reflet de ce nouveau corps est magique : il n’est pas affecté par les traces de Jean. Il n’y a là que l’image éclatante du « physique de son rêve », de son fantasme, en un mot, de son corps idéal. C’est le portrait de son génie.
A quoi ressemble-t-il, ce corps fantasmagorique que Cocteau désire voir et recherche à avoir ? A rien, parce que ce corps est invisible. C’est une silhouette qui échappe à l’œil nu et à l’analyse et dont seul notre écrivain arrive à sentir la présence. Pour capturer et rendre intelligible cette indicible présence, ne pouvant la décrire, Cocteau la dessine :
‘« Ecrire, pour moi, c’est dessiner, nouer les lignes de telle sorte qu’elles se fassent écriture, ou les dénouer de telle sorte que l’écriture devienne dessin. Je ne sors pas de là. J’écris, j’essaye de limiter exactement le profil d’une idée, d’un acte. Somme toute, je cerne des fantômes, je trouve les contours du vide, je dessine. » 1 ’En laissant carte blanche à Jean pour s’occuper du corps réel, Cocteau tente de fabriquer un corps complexe, presque parfait mais surtout immatériel. Un corps psychique, le corps du poète. Mais pourquoi l’invisible ? N’arrivait-il pas à décrire la figure de son génie ?
Si. Néanmoins, il fallait cette cachotterie pour tromper Jean. Cocteau abrite soigneusement son génie poétique sous le masque de l’invisible inconnu car il avait sans cesse peur de l’intelligence de son autre moitié. Il avait vu dans sa jeunesse regrettable, combien cette moitié de son Moi avait été capable d’une volubilité fantaisiste et d’impulsivité. Cocteau doutait encore et toujours. Pour que l’intelligence de Jean ne touche (gâche) pas le génie de Cocteau, il fallait en effet camoufler ce projet de fabriquer un corps de rêve. Alors, tout en désignant ( à Jean ) l’invisible – à la troisième personne du singulier - comme l’objet de sa recherche, Cocteau continue d’assembler des indices caractéristiques susceptibles de nous ( au lecteur ) faire comprendre qu’il s’agissait du corps du poète.
Les premiers indices sont les contours représentatifs. Complet comme un hermaphrodite, le corps du poète est un corps composé d’une femme et d’un homme : d’essence femelle, chaude, fertile mais aussi agressive et d’essence masculine froide, stricte, fruste et autoritaire. Chez Cocteau, la part féminine emprunte les figures des muses – de l’inspiration poétique - et la part masculine, l’image de leur « dompteur » invisible – la maîtrise du soi du poète. Et la poésie représente la « bête » sauvage , le « monstre » effrayant engendré par ce couple symbolique.
Tandis que Jean restait seul sur terre et s’obstinait à se regarder dans la glace, Cocteau part ailleurs. Il explore l’univers du rêve et du sommeil. A travers ce voyage fabuleux, il apprend combien son corps psychique est expressif et libre dans ses mouvements à la fois capable de traverser les barrières de l’espace et du temps. Le corps du poète est un corps dynamique qui permet de vivre « une réalité dont notre monde ne possède que l’intuition » ( Le Mystère laïc, p. 705). Dans le monde onirique, tout mouvement est possible, même « sauter un obstacle que (Cocteau) ne (pouvait franchir) dans son état normal ». 1 Dans cet autre monde, il ne tombe plus, et encore mieux, il peut voler au-dessus de l’obstacle alors que le pauvre Jean boite sur la route terrestre…
Toute activité devient réalisable dans cette autre dimension. Et qui dit corps, réel ou non comme ici, dit sens (du toucher par exemple) et sensualité. En effet pour Cocteau, le corps psychique bien qu’invisible a lui aussi des instincts à transformer et à assumer. L’irréel devient le lieu camouflé d’extraversions, gênantes autrement. D’où cette notion de la puissance érotique de son âme de poète qui devait être absolument comparable à un membre en érection, prêt à faire jaillir ses semences le plus loin possible et en tous sens. L’érection morale ou l’érotisme spirituel de notre poète symbolisent en un mot, la liberté absolue du créateur. Le seul guide auquel il peut se fier, était bien évidemment son libre arbitre. Dans la création, le bien et le mal, le bon sens et le mauvais sens n’existent pas pour Cocteau. Il n’y avait qu’acte érotique du génie poétique capable de fertiliser son imagination, son inspiration. Tout le reste était débandade :
‘« Le génie ne peut être qu’un vice sublime des sens de l’âme, une dépravation morale, analogue à celles des sens. Que sont les grandes œuvres, je vous le demande, sinon les enfants terribles d’un mariage entre le bon sens et les sens interdits ? »2 ’C’est ce corps complet du poète que nous allons examiner dans ce deuxième volet de notre étude.
Opium, op. cit., p. 107.
Matisse, in Cahiers Jean Cocteau, n°9, op. cit., p. 181.
Discours à l’Académie Royale de Belgique, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 118.