in Clair-obscur
Cocteau savait-il qu’il allait tisser l’« envers de son tissu » ? L’envers de son œuvre qui n’est que son « étoffe de poète » ? La « structure osseuse » de son corps de poète ? C’est ce qu’il va découvrir. Pour cela il mettra toute sa vie. Parfois blessé parce que les autres s’en moquent. Comme le dit remarquablement Nietzsche : « Si on est fait d’une même étoffe qu’un livre et une œuvre d’art on est intimement persuadé que ceux-ci doivent être parfaits, et l’on est offensé si d’autres les trouvent laids, exagérés ou fanfarons. » 1
Le pire arrive lorsque Cocteau lui-même voit flou et incompréhensible son corps idéal de poète. Et toujours ce terrible doute : « Cela n’arrivera jamais… ». En ces moments de tristesse et d’angoisse, l’étoffe du poète ne ressemble à rien. Sinon au présage terrifiant d’un avenir déjà tu.
Ce tissage sera lent, la construction laborieuse, mais Cocteau tentera le tout pour le tout. C’est ce que nous étudierons. A commencer par ce dernier « autoportrait » que lui-même décrit dans Le Cordon ombilical, son dernier texte :
‘« (…)tout s’achève par un autoportrait, il en va de même chez les poètes, et (…) les héros de leur mythe finissent par composer un seul monstre à nombreuses têtes qui les dénonce et davantage que leur personne s’identifie au moi secret dont ils reçoivent les directives. »1 ’Quel est ce « monstre à nombreuses têtes » ? Et ce « moi secret » ? Est-ce toujours son inconnu intérieur dont il s’agit ? Depuis le début de cette étude, nous avons vu comment Cocteau revient sans cesse à ces êtres quasiment surnaturels qui vivent en lui. Cette fois-ci, essayons d’en savoir plus. Il est temps que ce mystère s’éclaircisse un peu plus.
Le premier essai de Cocteau consiste à capturer le contour de ce nouveau corps (à fabriquer) : son corps virtuel de poète qui campe dans son psychisme. Pour l’esquisser, il n’y a pas mieux que le décrire en terme de corps. Tout comme son œuvre est un « organisme complexe », son corps de poète doit l’être : un « exemple de liberté et de santé incomparables ». 2
Selon Cocteau, le corps idéal d’un créateur est nécessairement composé d’un « homme » et d’une « femme ». Et cette dernière est « presque toujours insupportable » (Le Coq et l’Arlequin, p. 51).
Traduisons : l’incommodante « femme », c’est la Muse, la représentation traditionnelle de l’inspiration poétique, artistique ; et l’« homme », le dompteur de la Muse. En d’autres termes, la force virile qui domine les caprices de la muse. Le juge suprême qui tranche, qui aboutit à la réalisation, l’incarnation d’une idée. Ce qu’on appelle le « génie » : la terrible assurance, la sûreté de soi. Un ego monstrueux capable de se révolter contre tous et tout.
Un chef-d’œuvre naîtrait de ce couple - le mécanisme psychique de l’artiste - qui fonctionne selon l’ordre du mâle dominant. Encore et toujours, selon Cocteau, l’exemple typique de ce « maître du logis » serait Picasso. L’artiste viril par excellence qui « joue seul » et dont la « main déplace les muses » (L’Ode à Picasso, in O.P.C, p. 113). La virilité par une multiplication de conquêtes en somme à travers les symboles féminins (muses) et l’aisance de Picasso sont, aux yeux de Cocteau, le parfait corps représentatif d’un « artiste complet » :
‘« Cet artiste complet est formé d’un homme et d’une femme. Il est le lieu de terribles scènes de ménage. Jamais tant de vaisselle ne fut cassée. L’homme a toujours raison en fin de compte et claque la porte. Mais de la femme il reste une élégance, une douceur d’entrailles, une sorte de luxe, qui donnent excuse à ceux qui craignent la force et ne peuvent suivre l’homme hors du logis. »3 ’Comment se présente-il ce « ménage imaginaire » chez Cocteau ? La situation est d’autant plus délicate qu’il s’agit d’un « ménage à trois ». Quel est ce troisième personnage ? C’est justement l’objet de notre observation. Il s’agit de la « conscience » (professionnelle) trop vigilante de Cocteau : coincée telle une intruse au sein du couple, la conscience de notre écrivain ressemble à une personne plutôt méfiante et hésitante envers la « femme » (la muse), mais en même temps, infiniment patiente pour l’« homme » (le génie).
Comme nous l’avons déjà évoqué, l’attitude de Cocteau vis-à-vis de l’inspiration est extrêmement précautionneuse. En revanche, pour le génie, il est toujours bon d’attendre. Indéfiniment. Le génie décide et la muse obéit. Si telle est l’image exacte d’un artiste complet, pourquoi ne retrouvons-nous pas le même genre de reflet chez Cocteau ? Et pour quelle autre raison, y a-t-il une surabondance des muses dans son œuvre tandis que la figure représentative de la suprématie masculine est quasiment absente ?
La raison se trouve peut-être dans les trois recueils des poèmes de jeunesse de Cocteau. Qu’est-ce qu’ils représentent pour lui ? Le ridicule et la honte : le symbole de l’impertinence, indigne d’un poète. Une « niaiserie » impardonnable. Le problème de Cocteau c’est bien cela : chez lui le ridicule tue ! Cocteau se voit et voit ce qu’il est devenu. Le « prince frivole » qui croyait incarner Apollon Musagète, en survolant dans le ciel de Paris, tombe de son char. Résultat de cette chute brutale :
‘« Après avoir rêvé de planer en demi-dieu sur le monde, Cocteau ne prétend plus qu’à explorer ses secrets – à s’enfoncer dans le grisou, cette matière explosive qui protège les veines d’un charbon dont les atomes, avec le temps, se changeront peut-être en diamant. Que trouvera-t-il au fond de sa galerie ? Il l’ignore, mais tout le pousse à fouiller cet être bizarre dont il a hérité, et à qui ses habits de dandy semblent déjà bien étriqués. Il lui avait fallu sept ans pour former sa première peau ; il lui faudra presque autant pour la nouvelle et pour le réconcilier avec la poésie. »1 ’Ainsi, La Lampe d’Aladin, Le Prince frivole et La Danse de Sophocle ont dû laisser des séquelles encore plus profondes qu’on ne croit, dans le psychisme de Cocteau.
Pour réparer, restituer son ego narcissique massacré très ou trop tôt, il tente d’abord de sauvegarder ce qui reste de cette expérience traumatisante. Un réflexe défensif naturel : ne sachant pas assumer pleinement ses propres dons, il préfère feindre (à soi-même) et faire comme s’il en possédait pas. En tout cas jusqu’au moment où il aura suffisamment de savoir-faire pour pouvoir les maîtriser.
Pour l’instant, bien scellé et bien caché au plus profond de l’écrivain, son génie restera comme un invisible inconnu qui l’habite. Ainsi Cocteau fabrique un fantôme de lui-même. Et il s’interdit de le ressortir et le révéler à nouveau. Il a sans doute peur de le défigurer comme autrefois… :
‘« Balzac était déjà convaincu que, l’être humain étant fait d’une superposition de fantômes, « foliacés en pellicules infinitésimales », les prises de vue répétées le dépouillaient de ses enveloppes successives, jusqu’à ne laisser de lui qu’un spectre : il n’y eut jamais de meilleure confirmation de cette physiologie que Cocteau. »1 ’Alors, pour ne pas le retoucher trop tôt, il tourne lentement autour de ce dernier sas. Tout en parlant d’autres fantômes, les muses :
‘« Quitte à exciter les habits rouges et la meute qui me poursuivent depuis 1914, il m’est indispensable de signaler ma découverte ( vers 1916 ) que les muses, loin d’être de bonnes fées, sont des mantes religieuses dévorant le mâle pendant l’acte d’amour, et que la poésie au lieu d’être d’un charme est un sacerdoce, un monastère où il importe de se cloîtrer coûte que coûte, après avoir abandonné l’estrade de la distribution de prix. A vrai dire, d’éviter cette estrade où l’actualité triomphe, et de travailler dessous, dans l’ombre du qui perd gagne laquelle s’oppose aux feux du qui gagne perd – méthode défavorable dans une époque de hâte et d’immédiat ayant oublié que les muses patientes tendent le piège de l’auto-stoppisme à ceux qui ne se résignent pas à poursuivre à pied la route douloureuse. Les poètes doivent vivre au-dessus des moyens de leur époque et la gloire reconnaîtra les siens à ce qu’ils agonisent toute leur vie et même après leur mort. »2 ’De cette façon, il parlera pendant longtemps de ses muses infernales et ce n’est que tardivement qu’il fera revenir le fantôme de son génie sous sa plume : le « Seigneur inconnu », le « prince de ses ténèbres » 3 ! Voilà en quoi se résume l’histoire de son drame, son « génie qui s’est déguisé en intelligence ».
Dans une certaine mesure cette méthode de création se rapproche plutôt d’une auto-punition que d’un auto-contrôle. Comme s’il voulait punir méthodiquement le soi-même du passé, il se contredira et se torturera : un combat avec soi-même à chaque instant dès qu’une idée naît dans son imagination. Plus l’imagination galope, plus il freine de sa plume. Bloquer encore et toujours jusqu’au moment où la tempête sous son crâne implose !
C’est pourquoi Cocteau ressemble si souvent à une victime qui sort d’un violent lynchage. Un lynchage invisible que Cocteau qualifie de l’« étrange phénomène mythologique ». 4 Le malheur est que personne ne le croit sincère puisque les bourreaux sont des fantômes. Attaqué par trop de fantômes et de muses, voilà ce qui arrive :
‘« Il est obsédé par l’invisible, par ces forces qui se font sentir à l’improviste, à l’aveuglette. Je les sens pourtant davantage présentes, disons chez Michaux ou chez Supervielle, que dans les pièges à surréalistes que Cocteau installe sur le passage des fantômes. Quand il veut de propos délibérés exprimer l’univers du cœur, le monde intérieur, il a besoin d’images lourdes, de métaphores bien en chair(…). Il feint de ne pouvoir comparer la poésie qu’à une lampe qui s’allume, avec des fils, un interrupteur(…). Il lui arrive de croire que la poésie, c’est « taquiner l’ange », comme les mauvais poètes (dit-il lui-même) taquinent la muse(…). Cocteau se fâche quand on le dit trop lucide, attentif, volontaire. Il proteste. Il est en proie, dit-il, cerné, harcelé, irresponsable(…). Il y a en lui une étonnante énergie. Il n’est pas un fuyard de ses Muses. Les Muses qu’il invoque sont des alibis, dames élégantes, et bien en chair, au demeurant bonasses et plâtrées. Cocteau est dicté, mais se dicte une ligne de conduite. Il écoute, mais toujours sur ses gardes. Ce n’est pas de la prudence, c’est du courage. Je connais peu d’hommes qui aient plus constamment eu le courage de mettre le doigt sur leurs faiblesses pour mettre l’accent sur leurs forces. »1 ’Si, au dehors, il y a ses ennemis réels, l’« au-dedans » ne ressemble pas non plus à un long fleuve tranquille ! C’est pourquoi aussi toute sa vie de poète devait ressembler à une « longue convalescence ». Même si son corps se remet d’une maladie, il y a ce corps psychique qui prend le relais, restant dans le malaise vis-à-vis de son génie. Un poète malheureux est là.
Pour comprendre tout cela, nous verrons d’abord la présence prépondérante des Muses dans l’œuvre de Cocteau : quelles significations Cocteau donne-t-il à ces fantômes féminins qui vivent en lui ? De quelle manière notre poète arrive-t-il à concrétiser leur contour ? Ensuite, nous étudierons l’introduction tardive du fantôme masculin : dans quelles circonstances notre poète réussit-il à créer le lien entre ses muses et son génie ? Et surtout de quel genre de corps représentatif s’agit-il ?
Friedrich Nietzsche, « Opinions et sentences mêlées », Humain, trop humain II, in Œuvres, t.1, op. cit., p. 738.
Le Cordon ombilical, in Le Livre blanc et autres textes, op. cit., p. 190.
La nouvelle musique en France, in Cahiers Jean Cocteau, n°9, op. cit., p. 138.
« De mon style », in La Difficulté d’être, op. cit., pp. 23-24.
Claude Arnaud, Jean Cocteau, Gallimard, Paris, 2003, p. 119. Souligné par l’auteur.
Idem, p. 684.
Le Cordon ombilical, op. cit., p. 176.
Voir Les Armes secrètes de la France, in Poésie critique, t.2, op. cit., pp. 225-227
Voir « annexes » du Passé défini, t.1, op. cit., p. 424 : Article de Mario Brun, Nice-Matin, 3 octobre 1952.
Voir « Annexes » du Passé défini, t. 3, op. cit., pp. 424-425 : « Pour servir à un autoportrait de Jean Cocteau », par Claude Roy ; dans les lettres de Cocteau, adressées à Cl. Roy, nous voyons combien Cocteau sollicite ce portrait. Or, ce texte enfin rédigé, ne plaît pas du tout à Cocteau et deviendra par la suite la cause de leur brouille.