5.1 – A l’école buissonnière des muses neuves : la « preuve par neuf » ou le « croisement »

‘« Oui, il y a un monde où vous n’avez pas encore pénétré. J’ai mis quarante ans de souffrances atroces à comprendre qu’il existe(…). Il n’y a aucune honte dans ce refus des muses, dames méchantes qui torturent ceux qu’elles choisissent. Je vous souhaite de rester le plus longtemps possible en dehors de cette ronde. Une fois au milieu, il n’existe aucun espoir d’en sortir. »’

in Lettres à Milorad.

Dans une autre lettre, Cocteau souligne aussi à quoi sa vie de poète ressemble auprès de ces « dames peu commodes ». Terribles mégères capables de « farces méchantes » : il « passe sa vie à déjouer (leurs) pièges » (p. 71). Quelles sont ces bacchantes qui paralysent et rendent la vie impossible ? Les muses de Cocteau sont en effet, des vraies furies : les « neuf muses neuves », emblèmes de ses idées neuves et de sa discipline de fer. Son désir de changement et de renouvellement se faisait déjà sentir dans Le Potomak (1913-1914). Mais ce changement radical de cap semble s’annoncer plus concrètement à travers Le Cap de Bonne-Espérance :

‘« Bien que je répugne aux préfaces qui n’expliquent jamais l’âme d’une œuvre et semblent vouloir justifier ce qui se prouve de soi-même à la longue, peut-être convient-il de présenter un peu LE CAP DE BONNE ESPERANCE. En effet, sept années le séparent de mes dernières publication poétiques et sept années de travail silencieux étayent mal un texte auquel le lecteur n’arrive pas graduellement. Se libérer de la forme fixe ( à moins qu’on ne s’abandonne aux rythmes vagues du vers libre ) oblige le poète à une méthode individuelle. Son instinct la lui découvre et, une fois découverte, il s’en sert pour discipliner son instinct. »1

D’une part ce recueil témoigne de sa douleur lors de la disparition d’un ami cher, l’aviateur Roland Garros, pendant la Première Guerre mondiale. Mais d’autre et surtout, il représente la première élaboration de son réaménagement psychologique drastique. Avec un titre visiblement évocateur, Cocteau dit solennellement adieu aux « muses de (sa) bibliothèque » et à l’aimable « fée » de son adolescence : « âpre muse » de Baudelaire, « tendre ribaude » errante de Verlaine, « muse aux yeux gris » de Rodenbach, « étrange muse » de Lorrain, « muse névrosée » de Rollinat et « pâle muse » de Samain 2  , mais aussi cette « princesse de rêve », mystérieuse visiteuse de ses nuits. Celle qui se présentait au jeune poète mélancolique de jadis comme une « amie », à la « voix si douce ».

Depuis Le Cap, toutes ces figures féminines de l’inspiration romantique ont définitivement quitté l’esprit de Cocteau. Pour ce poète, la poésie ne ressemblera plus jamais à un jeu de cache-cache avec des dames des autres (auteurs), ni avec une bonne fée. Mais à un combat tenace avec ses propres idées, les Chimères qui rodent dans son esprit.

Que s’est-il passé pour que ce véritable changement se produise ? La « rencontre d’hommes ». Outre son expérience de guerre (en tant qu’ambulancier au front), Cocteau fait enfin les rencontres de sa vie. A ses 26 ans, en 1915, son chemin croise celui de Picasso mais aussi celui de Satie. Puis en 1919, celui de Radiguet. Aux contacts de ces hommes, Cocteau entreprend vraiment sa formation de poète. Comme un étudiant assidu, il réapprend tout. Surtout de lui-même :

‘« Jusqu’à l’âge de vingt ans, j’ai cru que l’art, que la poésie étaient agréables. Il a fallu la rencontre d’hommes comme Picasso justement, comme Stravinsky, comme Radiguet, comme Satie, c’est-à-dire un homme vieux, un garçon tout jeune, pour que je comprenne que l’art était un sacerdoce et que les Muses étaient des personnes extrêmement féroces, dont l’amour était comme celui des mantes religieuses qui dévorent le mari, l’époux pendant l’acte d’amour(…). Et j’ai compris tout à coup qu’il ne s’agissait pas du tout de jouer, mais de jouer sa vie à pile ou face(…). C’est-à-dire qu’à partir de la rencontre de ces hommes j’ai compris – j’ai complètement retourné ma veste…dans le bon sens-(…) que je la portais à l’endroit, à moins que ça soit à l’envers. Et là, je suis tout à coup devenu comme un moine, je suis rentré en poésie comme on entre en religion et j’ai alors compris que peu importe si on aime, si on n’aime pas, si on approuve, si on désapprouve, et qu’il fallait se mettre aux ordres de ce moi intérieur et obscur qui nous permet de mettre notre nuit en plein jour. »1

Quelles sont les influences de ces hommes de génie ? De Picasso, Cocteau apprend à reconnaître l’importance primordiale de la virilité spirituelle. Comme nous l’avons évoqué un peu plus haut, Cocteau voyait à travers la main de ce peintre, la véritable main de maître manipulant ses inspirations à sa guise avec une aisance inouïe. Or, chez Cocteau, cette supériorité mâle s’accroîtra lentement. Dans le chapitre 7, nous verrons de plus près cette lente progression psychique du génie masculin de Cocteau.

La méthode de création de Satie s’avère aussi extrêmement importante pour Cocteau : grâce à ce musicien, il découvre une nouvelle manière de considérer l’art. Il « n’y a pas d’écoles pour l’art, mais seulement les individus » : « Les musiciens impressionnistes coupèrent la poire en douze et donnèrent à chacun des douze morceaux un titre de poème. Alors, Satie composa douze poèmes et intitula le tout : Morceaux en forme de poire. » (Le Coq et l’Arlequin, p. 57). De cette vision concentrée et simple de Satie, Cocteau fera naître la sienne : des « oeuvres en formes de poésie ».

Et l’arrivée de Radiguet complète les courbes de changement chez Cocteau. Cette fois-ci, sur son propre terrain : la littérature. Le jeune homme à l’esprit de révolte et de contradiction lui apporte un exemple encore plus concret par la maîtrise qui se manifeste dans Le Diable au corps et Le bal du comte d’Orgel. Avec ce Diable et ce Bal, Cocteau annonce ce qu’il sera à l’avenir. Que dire de plus ? On ne sort pas des chefs-d’œuvre du néant, mais on refait la face ridée des chefs-d’œuvre des prédécesseurs. Et le génie consiste à remettre complètement à neuf le visage trop connu, désuet du classicisme et à le rendre méconnaissable.

De cette espèce d’école buissonnière des artistes de génie, le nouveau Cocteau conçoit son nouveau projet de vie à partir de la « preuve par neuf » : la création de ses « muses neuves », les « neuf muses neuves » en forme de « la muse de la poésie », pour être exacte :

‘« L’art c’est la science faite chair. Le musicien ouvre la cage aux chiffres, le dessinateur émancipe la géométrie. Une œuvre d’art doit satisfaire toutes les muses. C’est ce que j’appelle : « Preuve par 9. » Un chef-d’œuvre est une partie d’échecs gagnée échecs et mat. »1

Il y a là la virilité de Picasso, la vision de Satie, et la méthode de Radiguet. A partir de ce programme, de cet état d’esprit concentré, Cocteau commence à fabriquer les corps de ses muses neuves. Qui sont-elles ? Les muses de Cocteau sont des créatures issues d’un « croisement » ( mariage ou mélange ) symbolique de deux conceptions avoisinantes de l’art : les neuf « Muses » de l’Antiquité grecque et les sept catégories de l’Art. Les premières constituent le « fond » traditionnel et idéologique dans la structure de la poésie de Cocteau. Et les autres représentent sa « forme artistique » évolutive.

Dans la mythologie grecque, les neuf muses forment le cortège d’Apollon Musagète. Par ailleurs, ce dernier représente la « divinité tutélaire de tous les arts, le symbole du soleil et de la lumière civilisatrice. Pour les Grecs, il reflète le génie artistique, l’idéal de la jeunesse, de la beauté, du progrès. » 2 Et les muses, les « poétesses », « gardiennes de l’oracle de Delphes », étaient étroitement liées « au culte d’Apollon ». Ces « déesses de l’inspiration poétique », sont assimilées à un « chœur indissoluble » (accompagnant Apollon), « présidaient à la musique et à la poésie ». Ensuite, chacune de ses muses représente une spécialité. Ainsi : Clio (Histoire), Euterpe (Musique), Thalie (Comédie), Melpomène (Tragédie), Terpsichore (Danse), Erato (Poésie érotique ou Elégie), Polymnie (Hymnes héroïques, Art mimique ou Poésie lyrique), Uranie (Astronomie) et Calliope (Poésie épique, Eloquence). 3

Puis il y a ces sept catégories d’art que Cocteau emprunte successivement. Il en extrait les essences caractéristiques de chacune et reverse dans son écriture afin de parfaire le corps de sa poésie : le dessin et la peinture (l’art plastique) ; la danse (l’art mimique) ; la musique (l’art musical) ; le théâtre (l’art dramatique) dans lequel il exploite plusieurs genres ; la poésie pure et ses dérivés poétiques tels que les romans, les essais et les critiques, etc. ; enfin, le cinématographe. Ainsi se fait continuellement chez Cocteau, le « croisement » des muses de générations différentes :

‘« Le cinématographe a cinquante ans. C’est, hélas, mon âge. Beaucoup pour moi. Fort peu pour une Muse qui s’exprime par l’entremise de fantômes et d’un matériel encore en enfance si on le compare à l’usage de l’encre et du papier. »1

Voici donc « les neuf muses neuves sauf une car / Polymnie en surnombre (elle habite avec moi) » (L’Ode à Picasso, p. 115). Ainsi devint-t-il le gendre de « Mnémosyne », la déesse de la Mémoire qui « tient un compte exact de ses (neuf) filles » (idem, p. 123). En effet, Cocteau s’engage bien naturellement avec Polymnie, mais n’oubliera pas les sœurs de sa compagne : tout au long de son parcours, il collaborera avec chacune des muses. Tout en essayant de préparer un terrain propre, renouvelé afin que chacune des neuf muses puisse présider tour à tour leur « ronde » nocturne, selon la spécialité de chacune :

‘« Je constatais(…)que rien ne nous traverse sans laisser d’empreintes sur un sable où les dix-huit pieds des Muses ne marchent que s’il est vierge. Qui peut dormir debout et être assez attentif à ses grilles pour défendre l’accès au domaine ? On sait ce que valent les pancartes de chiens méchants et de pièges à loup. Il faudra donc accepter l’inextricable, et s’y soumettre au point qu’il s’en dégage un charme et que la brousse rejoigne par son innocence sauvage les attraits de la virginité. »2

En annonçant cet engagement solennel Cocteau s’imagine d’être un des « chevaliers solitaires » (les poètes) qui partent en « croisade » (1920). 3  Et le chevalier solitaire, il le restera (1958) :

‘« Partons pour la guerre de cent ans. Nous autres chevaliers du Moyen Age. Nous autres nègres de haute époque. Nous autres poètes modernes, peintres modernes, musiciens modernes. »4 ’ ‘« Chose curieuse, la poésie, cette Lorelei, n’exerce pas seulement son charme sur les chevaliers qui la convoitent, mais sur de simples voyageurs de commerce qui la craignent. »5

Cocteau et Polymnie n’ont sans doute rien à envier au grand amour de Tristan et d’Yseult. Le vaillant chevalier moderne est toujours prêt à partir en guerre des plumes. Ils deviennent un couple platonique et condamné à une passion durable. Ce n’est pas au hasard qu’il réactualisera le thème de « Tristan et Yseult » en version moderne avec son film de 1943, L’Eternel retour. L’histoire relate « la solitude des êtres qui se dévorent eux-mêmes sans parvenir à se toucher » (Journal 1942-1945, p. 413). Seul amour de sa vie, la poésie, Cocteau tentera de la « toucher », en ayant cependant le sentiment triste de ne pas y parvenir. Devenu le soldat de sa Muse, il n’acceptera qu’une seule mort digne d’un poète, « mourir d’amour » (p. 421).

Un portrait chevaleresque, c’est bien beau, spirituel, mais entre le renouveau d’esprit et sa réalisation concrète, il y a le travail : « on ne badine pas avec la muse ». La poésie, c’est du sérieux et n’est pas une courtisanerie avec des inspirations vagues. Alors très vite, Cocteau commence à décrire ses muses comme des femmes modernes, sportives ayant leur caractère trempé. En leur donnant du corps et en les traitant comme des personnes réelles, le poète finit par visualiser l’allure propre et nouvelle de sa poésie :

‘« Débarrassées des épithètes et des images d’après quoi le monde a coutume de la reconnaître, la poésie, plus concise, plus construite, plus dessinée que la prose, tirant de la rime ou des contraintes de rythme une perpétuelle surprise aussi mystérieuse et fraîche pour le poète que pour le lecteur, la poésie cessera enfin d’être une prose en robe du soir. »1

Lorsqu’un poète déshabille sa muse, dévoile ses idées, ce n’est pas pour montrer l’envers de sa « robe du soir ». Même si celle-ci est d’une « belle étoffe », cela n’« excite (que) la convoitise du petit goût » fétichiste (idem, p. 43). En d’autres termes, il faut regarder ce qui se cache dessous, le « corps » de la poésie. La « structure », l’architecture osseuse, importe bien plus que ce qui sert de vêtement à une œuvre. Toute sa garde-robe n’est qu’une supercherie, une diversion qui occulte l’essentiel ou qui camoufle le vide :

‘« Je déteste l’originalité. Je l’évite le plus possible. Il faut employer une idée originale avec les plus grandes précautions pour n’avoir pas l’air de mettre un costume neuf. »2 ’ ‘« Une idée neuve n’est pas chose élégante, si elle se voit. C’est la cravate neuve, le costume neuf, le chapeau neuf. Il est déjà difficile d’en placer une, sans en avoir l’air. »3

En fait, si « on a coutume de représenter la poésie comme une dame voilée, langoureuse, étendue sur un nuage » (idem, p. 49), Cocteau préfère la montrer plutôt « nue ». La nudité de la vérité. Tout le reste est le « pittoresque », le mensonge :

‘« Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement. »4

Aussi compare-t-il la « cheville » (charnelle) et la « cheville » (métrique) de la poésie. Pour dire où il faut regarder lorsque l’on aborde cette femme fantomatique qu’est la poésie. Sa « cheville » importe plus que les « guirlandes verbales » qu’elle porte :

‘« (…)la rime, ce vieux stimulant de bonne marque. Après des drogues plus savantes on la retrouve avec plaisir. Souvent même, pour mon compte, je m’en suis servi lorsque son intervention m’était le moins utile(…). J’allais oublier la cheville. C’est naturellement sur quoi le vieil amateur de poésie porte ses regards. Mais, pour continuer ce jeu de mots, si la poésie change souvent de robes et de dessous, elle change aussi de chevilles. Nous voyons vite les anciennes. Les nouvelles ne nous sautent pas aux yeux. A la longue, elles se ressemblent toutes. Rimbaud, loin de les escamoter, les met au premier plan et en tire d’incroyables richesses. Mais, de cette façon encore, elles existent et deviendront évidentes. Il n’y a pas de poésie sans chevilles. »1

Devant cette grande dame dénudée, comment faut-il se comporter ? Avec respect immense et avec fidélité absolue. Car son caractère redoutable demande une constante vigilance au poète qui veut s’en approcher. La seule marque d’amour qu’un poète peut montrer à sa muse, est un « baiser de nourrice » : un « baiser » de tendresse et d’affection qui « plaît moins aux voyeurs » : car jusqu’ici, la tradition obligeait les poètes à « l’embrasser sur la bouche ». 2

Ainsi Cocteau prévient : « Les muses sont des personnes habituées aux égards. Manquez-leur et vous verrez comment elles se vengent. Elles ne s’abaissent pas à la colère. Elles transforment l’offense en prison ». Même Picasso le roi des muses, n’arrive pas toujours à les maîtriser. Cocteau dit qu’il a souvent « vu Picasso chercher à quitter leur ronde, sous les mains nouées. Ces tentatives rendent son attitude très émouvante. » 3 Ainsi décrit-il si souvent cette vie mystérieuse de poète encerclée par cette étrange communauté des muses, des « porteuses » d’inspirations :

‘« Je suis toujours en mal d’attendre le poème,
Et prends ce qui me vient.
Je ne connais, lecteur, la volonté des muses,
Plus que celle de Dieu.
Je n’ai rien deviné de leurs profondes ruses,
Dont me voici le lieu.
Je les laisse nouer et dénouer leurs danses,
Ou les casser en moi,
Ne pouvant me livrer à d’autres imprudences
Que de suivre leur loi.
(…)
Ne m’interrogez plus. Interrogez ces filles
Dont je suis le valet ;
Mais ne les croyez point ni belles, ni gentilles,
A qui leur semble laid(…).
On ne dérange pas ces personnes hautaines
Qui travaillent debout,
Et qui laissent couler, ainsi que des fontaines,
Les œuvres, bout à bout. 
(…)
Or moi j’ai secondé si bien leur force brute,
Travaillé tant et tant,
Que si je dois mourir la prochaine minute,
Je peux mourir content.
Muses qui ne songez à plaire ou à déplaire,
Je sens que vous partez sans même dire adieu
(…)
Je n’ose pas me plaindre, ô maîtresses ingrates,
Vous êtes sans oreille et je perdrai mon cri.
(…)
Vous partirez, laissant quelque chose d’écrit.
(…)
Votre travail fini, c’est fini. »1

Les muses de la poésie sont pour Cocteau des épouses spirituelles exigeantes. Sa « croisade » se transforme au fur et à mesure en une vraie vie de « couple ». Un « ménage » surprenant, tiraillé entre haine rageuse et rapprochement d’âmes, palpitant au rythme de ces personnalités sombres. Pour le pire et pour le meilleur : c’est gratifiant puisqu’elles apportent des messages divins qui nourrissent des ébauches d’œuvres. Mais aussi de nobles sentiments qui transfigurent la réalité sans poésie de la vie humaine ; mais en même temps, c’est un enfermement épuisant –librement choisi- qui durera jusqu’à ce que la mort les sépare. Avec beaucoup de « si… » qui demandent de mûres réflexions, de patience et surtout du courage pour continuer :

‘« Il est probable que je ne me serais pas entièrement dévoué à la poésie dans un monde qui lui reste insensible, si elle n’était pas une morale. Si elle ne commandait pas un style de l’âme et si elle ne devenait pas, en fin de compte, notre âme. Elle oblige, chaque minute, à un amour et à une noblesse qui nous empêchent de nous perdre dans le ceci ou cela, qui nous évite d’hésiter sur notre attitude et sur nos démarches. Elle est une sorte de cloître libre dont la discipline très sévère nous habite. Si la poésie n’était pas une éthique, si elle relevait de l’esthétique, je la fuirais comme la peste. J’ai découvert ce cloître assez tard, en 1913. Je croyais la poésie à mes ordres. En 1914, je suis entré en religion (Dans ses ordres.) Si la poésie était un métier, si j’en attendais quelque chose, si j’en espérais quelque gloire, l’exercice de cette solitude et la sottise qui la dérange me seraient insupportables. Or je les accepte sans amertume et avec joie, comme un moine priant pour ses semblables même s’ils se moquent de ses prières. »2

Il est un peu surprenant de voir chez un poète tel que Cocteau, cette surabondance des muses. Lui qui met toujours en première ligne (de conduite), l’exactitude, la précision, la simplicité etc. Pourquoi tant de mystifications ? Comme si le corps de poète devait absolument s’entourer de mystères ! Cela fait partie sans doute, d’une des « contradictions » que Cocteau considère comme base fondamentale de sa création : une vision exaltante dans un esprit critique ; une déraison dans une lucidité ? Telle est la condition de la création, de la poésie ? A ce propos, une remarque de Nietzsche nous éclaire beaucoup :

‘« (…)l’art doit cacher ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui en est des passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, ce qui y est significatif. »1

Cocteau a besoin de cette part d’illusion ! Une sorte de construction imaginaire nécessaire, pour transfigurer le combat interne dur et pénible avec soi-même. Après tout, ce combat de chaque instant s’avère inutile s’il n’a pas un but transcendant. Une transcendance qui vise sans doute au-delà des œuvres produites. Une espèce de croyance –même enfantine ou aveuglante- qui donne force à lutter et à continuer à créer. Souvent sans savoir pourquoi. Dans la réalité il y toujours quelque chose qui tire vers le bas : la raison et la logique ! Le mécanisme de la pensée cartésienne. Il est vrai que les fées, les muses n’existent pas. Mais pour Cocteau, il vaut mieux se dire qu’il vit et qu’il se livre au combat avec ses muses qu’avec soi-même :

‘« Lorsqu’on voit les fées, elles disparaissent. Elles ne nous assistent que sous un aspect qui nous les rend illisibles et seulement présentes par la soudaine grâce insolite d’objets familiers en quoi elles se déguisent pour nous tenir compagnie. C’est alors que leur aide devient efficace et non lorsqu’elles apparaissent et nous étourdissent de lumières. Il en va de même pour toutes choses. »2

Quelles sont ces muses de la poésie au juste ? Des « inspirations poétiques » selon la terrible définition dans notre réalité. Chez Cocteau, ce sont des images virtuelles des femmes monstrueuses qui cherchent à prendre corps au détriment de leur hôte. D’où viennent-elles ? De son « musée secret » de l’esprit, du fond historique et mythique du souvenir de l’humanité. N’a-t-il pas dit qu’il est l’ « archéologue » de ses ténèbres et qu’il « fouille » les couches épaisses des siècles accumulées en lui-même ? Les muses de Cocteau, elles viennent de là. Des créatures qui vivaient déjà dans l’imagination sans fond de poète. Seulement, il ignorait leur existence. Cocteau a secoué son esprit dans tous les sens. Et maintenant il est trop tard, elles sont là pour toujours.

Notes
1.

Le Cap de Bonne-Espérance, in O.P.C, op. cit., p. 6.

2.

« Les Muses de ma bibliothèque », La Lampe d’Aladin, in O.P.C, op. cit., pp. 1279-1280.

1.

Jean Cocteau par Jean Cocteau : Entretiens avec William Fifield, op. cit., pp. 67-68.

1.

Le Coq et l’Arlequin, op. cit., p. 45.

2.

Félix Guirand /Joël Schmidt, Mythes et Mythologies, Larousse, Paris, 1996, p. 616.

3.

Idem. p. 151.

1.

« Du merveilleux au cinématographe », in La Difficulté d’être, op. cit., p. 66.

2.

« Du gouvernement de l’âme », in La Difficulté d’être, op. cit., p. 137.

3.

Notes autour d’une anamorphose ( l’article pour la revue Le Monde et la Vie, avril 1961), in Cahiers Jean Cocteau, n°9, op. cit., p. 249.

4.

Monologue (l’article apparu dans la revue Le Coq parisien, n°3, septembre, 1920), in Cahiers Jean Cocteau, n°10, op. cit., p. 85.

5.

Discours sur la poésie, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 214.

1.

Le secret professionnel, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 30.

2.

Opium, op. cit., p. 176.

3.

« novembre 1943 », in Journal 1942-1945, op. cit., p. 412.

4.

Idem, pp. 49-50.

1.

Le secret professionnel, in Poésie critique, t.1, op. cit., pp. 48-49.

2.

Un article à la mer, in Cahiers Jean Cocteau, n°10, op. cit., p. 89.

3.

Picasso, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 99.

1.

Plaint-chant, in O.P.C, op. cit., pp. 370-373.

2.

« octobre 1951 », in Le Passé défini, t.1, op. cit., p. 59. Souligné par l’auteur.

1.

Friedrich Nietzsche, « Opinions et sentences mêlées », op. cit., p. 763.

2.

« Du merveilleux au cinématographe », in La Difficulté d’être, op. cit., p. 69.