5.2 – Le chirurgien des muses : la méthode d’« opération » moderne du rajeunissement

‘« Voilà bien la seule création permise à la créature. Car, s’il est vrai que la multitude des regards patine les statues, les lieux communs, chefs-d’œuvre éternels, sont recouverts d’une crasse qui les rend invisibles et cache leur beauté. Mettez un lieu commun en place, nettoyez-le, frottez-le, éclairez-le de telle sorte qu’il frappe, avec sa jeunesse et avec la même fraîcheur, le même jet qu’il avait à sa source, vous ferez œuvre de poète. Tout le reste est littérature. » ’

in Le secret professionnel

Cocteau le chevalier servant, puis le mari dévoué des muses de la poésie, se métamorphose petit à petit en un « chirurgien ». Décrire les contours des muses, les habiller ou déshabiller ne lui suffit plus. Il veut (re-)toucher leurs corps et visages : il est davantage plus près d’elles. En s’habituant à recevoir leurs visites et en se mettant en cohabitation intime, quoi de plus naturel de vouloir les effleurer, palper et atteindre ? C’est un peu une phase de virilisation dans l’attitude de notre poète : Picasso arrive à remodeler ses muses sur une toile. Cocteau veut aussi remanier les siennes sur le papier.

Il lui faut ses propres méthodes de représentation et surtout la force de ramener les muses où il veut. Voici, son arsenal de l’« opération esthétique » des muses. D’abord, une intervention un peu radicale : l’« amputation » d’un organe si nécessaire. Par exemple les fameuses « chevilles ». Quitte à laisser ses poèmes boiter : il vaut mieux qu’ils boitent que d’être immobilisés par la redondance.

A ce propos, le Journal intime 1 de Roger Lannes est un précieux témoignage. Notamment ses feuillets de l’année 1937 où il voyait souvent Cocteau. Lannes relate ses observations prises sur le vif, mais ses notes reflètent bien l’état d’esprit de Cocteau de cette époque. Dans le journal du « 22 décembre 1937 », nous voyons clairement que l’esprit minimaliste de Cocteau avait déjà pris sa racine dès l’époque du Coq : « On ne lit pas aujourd’hui Le Coq et l’Arlequin de Cocteau sans s’étonner de ce qui reste de profondément actuel dans une intervention qui date de 1918. La part de fébrilité, certes, n’y est plus. A cette époque, il fallait agir vite. Cocteau intervenait en chirurgien. Il coupait la membrane qui empêchait et retenait encore visible l’époque qui allait être neuve. Mais l’intérêt qui continue à s’en dégager aujourd’hui n’est pas rétrospectif. L’autodéfense de l’intelligence est à refaire, non contre le passé, mais contre un futur déjà présent (…). Une nouvelle opposition analogue à celle de Cocteau peut nous servir aujourd’hui en poésie contre le surréalisme d’une part en tant que passé, et contre le funèbre entassement de la confusion des faits, d’autre part. A savoir une attitude de minceur dialectique (…). Dans ce petit livre du Coq, le claquement de fouet des formules et leur rapidité d’accident sont admirables (…). » (pp. 157-158).

Sa « croisade » balbutiante commencée, l’esprit remis à neuf de Cocteau ne veut s’en tenir qu’au strict minimum, à une « ligne simple » du style. Et Cocteau ne cessera de comparer tout verbiage à une personne disgracieuse, souffrant d’une surcharge pondérale :

‘« La ligne d’une pièce doit être simple. On se représente mal le travail qui consiste à supprimer toute surcharge sans enlever le poids de l’ensemble ni le noir du trait de détail. J’ai une armoire pleine de notes et de livres, eux-mêmes remplis de notes en marge. Et, de cette armoire pleine, il ne reste que quelques répliques et le fil rouge qui traverse l’action. Il m’arrive d’être tenté par une note inutilisée. Mais je résiste. Cette note viendrait en surcharge. »1

Le mot juste de Lannes, la « minceur dialectique », touche là l’image même de l’écriture de Cocteau. Autant l’« amputation » - le sacrifice indispensable d’un mot, d’une idée pour sauver le corps entier d’un poème -, représente le fondement de la méthode du « qui perd gagne », le « dégraissage » souligne le raffinement même de cette méthode. Et le développement de ce procédé plus complexe s’observe à la perfection dans la poésie du roman et celle du théâtre.

En ce qui concerne la poésie du roman, le journal de Lannes nous aidera à comprendre encore plus. A propos de Thomas l’imposteur, il donne cette remarque datée du 28 décembre de la même année : « Le chemin est mince et pur, mais c’est en lui-même que le héros dissimule les trappes, les machineries invisibles qui vont l’engloutir. Texte dégraissé jusqu’à ce que les sentiments les plus lourds de tradition et d’habitude apparaissent le comble de l’étrange et de l’absurde. C’est d’une agilité d’ange et je l’envie, moi qui n’avance dans une œuvre qu’avec des épaisseurs (…). C’est admirable parce que ce n’est simple qu’en apparence et que la liberté qui improvise ses nécessités est un don des dieux. » (p. 160). En effet, ce « don des dieux » accordé au personnage de Thomas, l’est aussi à Cocteau : le poète commence à tâter, à examiner ses muses avec la main.

Le premier résultat de l’auscultation est Antigone (1922). La vieille famille de la Béotie est remise à jour. La fidèle fille d’Œdipe est de retour : débarrassée de sa « barbe » - de grand-mère -, toute rajeunie. Cocteau lui donne un corps nouveau : en contractant le muscle relâché, c’est-à-dire en réduisant de moitié le texte de Sophocle. Mais aussi, un visage neuf : en démaquillant, nettoyant, toilettant cette figure tragique, couverte de la poussière des siècles. Ainsi Cocteau exhibe son premier exploit, cette opération esthétique du mythe grec. C’est dans la Gazette des sept arts en 1923 :

‘« J’ai, de la sorte, obtenu un résultat curieux : le drame « rafraîchi », rasé, coupé, peigné, dérange les critiques au même titre qu’une pièce neuve. Car un chef-d’œuvre porte en soi une jeunesse que la patine recouvre, mais qui ne se fane jamais. Or, c’est seulement cette patine qu’on respecte, qu’on imite. J’ai ôté la patine d’ Antigone. On a cru me reconnaître dessous. C’est bien de l’honneur. (…)Pourquoi je m’occupe de Sophocle ? Parce qu’il existe des choses récentes très vieilles et des choses vieilles toutes fraîches. Peu m’importe de faire rire ou pleurer(…). »1

C’est bien là, le commencement d’une longue période de remaniements esthétiques qui vont suivre leur cours dans la poésie du théâtre de Cocteau : l’écrivain va effectuer successivement les opérations du « lifting facial » de ses muses antiques. Des figures mythiques et légendaires vont être incisées, voir leurs rides enlevées et recousues. Tout un programme qui consiste à « recoudre la vieille tragédie grecque et de la mettre au rythme de notre époque » (Le Cordon ombilical, p. 186) :

‘« (…)je pensais à rajeunir la Grèce, à opérer cette vieille cantatrice, à retendre sa peau ( travail d’Antigone, d’Œdipe )(…). Planches anatomiques. Une coupe d’ Antigone. Une tête dure, ovale comme un galet sucé par la mer. Tous les organes aboutissent au cœur compliqué de la vierge et son écharpe vivante prémédite le crime qui consiste à se nouer autour du cou. »2 ’ ‘« Jean Cocteau – (…)J’avais eu l’idée de recoudre une beauté vieille, enfin, de lui retendre la peau. De ce raccourci, l’admirable drame de Sophocle sortait avec une force si insolite que nos juges crurent que certaines répliques étaient des déclarations internationalistes de notre cru(…). ’ ‘André Fraigneau – Le problème délicat des coupures, le fait d’avoir un texte illustre à rajeunir, vous permettent peut-être d’approcher le théâtre, par la bande, de toucher à ce nouvel artisanat du théâtre sans avoir à vous préoccuper d’écrire vous-même ? ’ ‘Jean Cocteau – Oui, c’est probable. Et puis il y a cette attraction des choses vieilles qu’on remet, qu’on rend neuves. »3

Telle que nous la connaissons bien, la sensibilité obsessionnelle de Cocteau vis-à-vis de sa « peau » le pousse à agir de cette manière. S’il ne peut éviter le vieillissement cutané – c’est dans l’ordre des choses -, il peut en revanche éviter la décrépitude de son oeuvre. Pour un écrivain qui considère et qui dit que son écriture représente son « vrai visage », quoi de plus logique que de vouloir rajeunir les visages de ses muses, celles qui font la « chair » de son œuvre ?

Dans une étude intitulée « Une admiration dédaigneuse », Serge Dieudonné souligne précisément en quoi consiste cet art du « décapage » chez Cocteau : « son art de décaper les scories prosaïques de la phrase afin d’en contraindre le relief à fournir un sens plus neuf, donc plus incisif. L’importance du regard de Cocteau se trouve reconnu quand sa modernité ( bien ancrée à vrai dire dans la syntaxe fulgurante et libre souverainement des Classiques) contribue à mieux envisager le génie de la prose de Chateaubriand occulté par l’ennui scolaire pour lequel elle n’avait été aucunement conçue. » 1

Si « un mythe est un mythe », n’est-il pas vrai que la mission des poètes est de « le reprendre et l’empêcher de mourir » ? 2 Donc plus il se décourage de sa propre « peau », plus il tente de donner une mine éclatante de jeunesse à son écriture. Une autre illusion ? Non. Ce n’est pas un Dorian Gray que nous voyons là. Mais un écrivain qui se défend de son fantasme légitime. De se croire à son tour rajeuni par le beau reflet de son miroir d’écriture :

‘« Vieillir n’est rien. C’est que la peau vieillisse qui est insupportable. J’avais tout prévu, sauf cette misère-là. »3 ’ ‘« Sans que je m’en aperçoive, peindre a complètement changé ma méthode de travail d’écrivain. Au lieu d’écrire Bacchus du début, je m’acharne sur des scènes à droite et à gauche, comme si je devais couvrir une toile. Je les retouche et les recouvre sans cesse. Je procède donc par « valeurs » au lieu de procéder par « lignes ». Peu à peu l’ensemble prend forme et relief. La pièce, encore couchée, ajuste ses membres. Lorsqu’elle vivra, je la soignerai pour qu’elle se lève et marche toute seule. Une pièce de théâtre n’est pas un prêche. Les idées ne doivent pas être miennes mais celles ces personnages. Dès que j’exprime des idées à moi, le mécanisme se coince. Je suis obligé de couper, d’attendre que la soudure se fasse toute seule. Si je soudais sur place, il y aurait soudure visible. »4

En menant de front son programme ambitieux du renouveau, Cocteau n’a tout de même pas perdu la conscience de la réalité. Il sait pertinemment que les chefs-d’œuvre vieillissent, se démodent à leur tour, relégués aux oubliettes. L’époque et le temps excluent et poussent tout vers « un hier ». C’est dans ce contexte qu’il nous fait comprendre l’importance des « rides ».

Selon lui, il y a des « rides » à approfondir et celles à effacer : il y a des « rides » qui relèvent le charme unique chez une personne ; tout comme il y a des « rides » qui le font tomber et le cachent. Définitivement, Cocteau considère le corps d’une œuvre – le style d’esprit d’un écrivain -, exactement de la même manière. Il y a des œuvres qui « se rident » mais qui ne perdent pas leur charme. Celles que l’on découvre à chaque fois comme une première fois et avec délectation. Et il y en a d’autres qui, non seulement donnent un ennui mortel pour le lecteur, mais aussi qui préviennent de ce fait, une sorte de « mort prématurée » chez un auteur.

C’est ce point de vue que Cocteau expose dans Opium. Voici sa comparaison intéressante des « rides » personnelles de Baudelaire et celles de Mallarmé : « Les véritables maîtres de la jeunesse entre 1912 et 1930 furent Rimbaud, Ducasse, Nerval, Sade. Mallarmé influence plutôt le style du journalisme. Baudelaire se ride, mais conserve une jeunesse étonnante. Chaque vers de Mallarmé fut, dès sa naissance, une belle ride fine, studieuse, noble, profonde. Cet air plus vieux qu’éternel empêche son œuvre de vieillir par endroits et lui donne toute une apparence ridée, analogue à celle des lignes de la main, lignes qui seraient décoratives au lieu d’être prophétiques. » (p. 42)

Choisir entre la ride de Baudelaire et les rides de Mallarmé ? Telle semble la question à laquelle chaque génération d’écrivains doit répondre. La réponse de Cocteau est claire : il choisit sans hésitation une « ride » impossible à opérer et à faire disparaître. C’est elle qui équivaudrait en fin de compte, à la ligne du destin, à la ligne « prophétique » de la main. Ce qui rejoint à la « faute » sanctifiée, transcendée dans l’esthétique de Cocteau. Une seule et même « ride » qui représente l’expression toujours reconnaissable et persuasive d’une œuvre. Il s’agit, encore une fois, de la « signature inimitable » d’un écrivain que Cocteau essaye de définir si souvent :

‘«L’éclectisme est ennuyeux. Une vaste intelligence ne me touche pas. Elle se développe en étendue, à la surface. Elle veut tout goûter, tout marier, tout admettre. Seule me touche une intelligence étroite qui se spécialise profondément. Il faut savoir être injuste. Un homme juste n’aime pas. »1

C’est dans un texte rédigé par François Gravier 1 que nous retrouvons cette remarque excellente. Elle saisit si parfaitement la particularité du style de Cocteau, dans ce rôle du « chirurgien » des muses : « Faire œuvre de poète, ce n’est donc pas draper une fois de plus la réalité antique ou moderne dans une lingerie vaporeuse de fausse légende, mais la dévoiler, la décaper, la révéler. Les légendes sont vraies, puisqu’elles sont ressemblantes ; non pas d’une ressemblance avec les objets, mais avec l’homme. Retrouver cette exactitude humaine à travers vingt-cinq siècles de glose et d’amplifications oiseuses, c’est le travail du poète. C’est de ce « nettoyage de lieux communs », selon sa propre expression, qu’est faite la grandeur de Jean Cocteau. Rien de plus difficile que de l’entraîner vers une de ces œuvres passées : ce qui est accompli ne l’intéresse plus. Il préfère vous parler de son prochain film, de son prochain article – de cette beauté qu’il va découvrir dans son perpétuel tour du monde. « Tout le reste est littérature. » (pp. 354-355).

Notes
1.

Voir Cahiers Jean Cocteau, n°10.

1.

« 5 août 1951 », in Le Passé défini, t.1, op. cit., p. 24.

1.

A propos d’Antigone, in Cahiers Jean Cocteau, n°10, op. cit., pp. 94-95.

2.

Le Mystère laïc, in Jean Cocteau. Romans, poésies, œuvres diverses, op. cit., p. 715.

3.

« 5e Entretien », in Entretiens avec André Fraigneau, op. cit., p. 48.

1.

Voir Cahiers Jean Cocteau, n°9, op. cit., pp. 395-396.

2.

Phèdre, in Cahiers Jean Cocteau, n°7, op. cit., p. 147.

3.

« 20 février 1955 », in Le Passé défini, t. 4, Gallimard, Paris, 2005, p. 51.

4.

« juillet 1951 », in Le Passé défini, t.1, op. cit., pp. 12-13.

1.

 La nouvelle musique en France, (La Revue de Genève, mars 1922), in Cahiers Jean Cocteau, n°9, op. cit., p. 136.

1.

Il devait rédiger un texte pour la radiodiffusion de La Machine infernale, le programme qui a été prévu à la date du 28 septembre 1943. Pour cette occasion, ce texte écrit à été d’abord envoyé à Cocteau : ce dernier a été très touché par la justesse de la remarque de Gravier. Ce texte a eu l’approbation de Cocteau et a été inséré dans le Journal 1942-1945 ( 8 septembre ) de Cocteau : « Gravier m’apporte le texte qu’on doit lire avant la séance radiophonique de la Machineinfernale. Ce texte est remarquable. Je crois rêver lorsque je ne lis pas des sottises et des inexactitudes en ce qui me concerne. » (p. 352). C’est nous qui soulignons les trois mots dans le texte.