5.3 – Neuf têtes sur un corps : la « preuve par deux » ou la « greffe »

‘« La poésie ne peut agir que comme un charme physique, lequel est fait d’une foule de détails qui ne se distinguent pas d’un coup d’œil. »’

in Secrets de beauté

L’observation menée jusqu’ici montre deux choses : le rôle de la poésie et celui du poète chez Cocteau. Ce poète « décape » le corps et le visage de la poésie afin qu’elle puisse « dévoiler » la vérité. Mais qu’est-ce qu’elle contient ? Qu’est-ce que cette vérité tente de « révéler » ? Et quelle est la « foule de détails » qui entoure cette révélation ? Telles sont les questions à examiner.

Cocteau chirurgien des muses semble avoir acquis un savoir-faire pour les présenter au monde extérieur. C’est une chose si satisfaisante : un peu de reconnaissance ne nuit pas à l’ego d’un écrivain. Au contraire ! Or nous savons bien que Cocteau est un éternel insatisfait. L’insatisfaction est à la fois la source de son incertitude permanente et de son angoisse d’insomniaque. Mais aussi et surtout un moteur de recherche. Il faut qu’il reparte à chaque fois qu’il arrive. C’est ainsi qu’il n’arrive jamais et c’est pourquoi il se pose toujours la même question : « Arriver où ? ». Il faut trouver cette réponse quelque part où il puisse enfin reconstituer un corps plein, entier, unique. Avec soi-même encore inconnu ou avec son double qui reste toujours dans l’ombre.

En ce qui concerne les muses, c’est pareil : nettoyer des « lieux communs » et en refaire les représentations d’une vérité universelle version moderne, c’est une chose. Une sorte d’exercice d’écriture et d’imagination qui dure pendant un temps. Encore mieux serait la fabrication de lieux vraiment singuliers à partir de la même matière. Ceux qui peuvent représenter sa propre vérité :

‘« Exigeante poésie
Sainte très sainte hérésie
Ne sachant ni mal ni bien
Je dépense une pensée
Et aussitôt dépensée
Voici qu’une autre me vient
La pensée ayant pris forme
La donatrice m’informe
Si cette forme lui va
Bien rare est qu’elle m’approuve
Car la donatrice trouve
Mieux que l’esprit ne trouva
C’est une torture exquise
Car toute pensée apprise
Refuse de s’incarner
Nous ne devons rien connaître
N’étant que prétexte à naître
Ce qui devait être né » 1

Dès lors, que reste-t-il à faire pour Cocteau ? Une nouvelle opération de ses inspirations pour atteindre la perfection. Comment va-t-il réussir ? Par une sorte de « greffe » : une « preuve par deux ». Cette nouvelle méthode consiste à implanter les « neuf têtes » des muses sur « un corps ». Quitte à créer un Frankenstein. Pourquoi pas ? Après tout, ce n’est pas tout le monde qui arrive à fabriquer un « monstre » de cette envergure. Et le but ultime de ce programme est de compléter le « ménage » : en réveillant et en faisant apparaître enfin la moitié du corps de l’artiste complet. L’« homme » qui règne !

Une première hypothèse. Vers l’époque du Sang d’un poète, en 1930 où débute le tournage de ce film, il y a un changement – plus ou moins imperceptible -, de l’appellation dans l’œuvre de Cocteau : tantôt les muses ou tantôt la muse. Plus tard, cette dernière s’appellera définitivement la poésie. Dans le film apparaît une « statue en plâtre de femme, sans bras, drapée de plâtre » (p. 29). Une statue vivante et parlante. Bien que nous allions revenir sur cette statue pour une autre raison, notons qu’elle représente ici, un des premiers exemple de la réduction symbolique du corps des muses. Cocteau va l’estomper de plus en plus en orientant notre attention vers une seule partie restante : le « regard » gorgonesque, foudroyant et terrible des muses. Traduction : il n’y aura que des « têtes » pour les présenter matériellement. Un aspect important qui se concrétise clairement en 1954, dans Clair-obscur :

‘« Muses dangereuses fées
Prises dans un seul manteau
D’un lourd chapiteau coiffées
Raides sous ce chapiteau.
Vos bras levés en forme d’anse
Votre allure de statues
Supportent un toit de silence
Fait d’œuvres encore tues.
(…)
Poésie un vieux temple neuf
Répond à l’éternelle insulte
Par le silence des neuf
Prêtresses de votre culte. »1

Les corps des muses sont compactés, compressés dans un « seul manteau » et sont devenus invisibles. C’est qu’entre Le Sang et Clair-obscur, Cocteau cherche et trouve un corps sur lequel il greffe les têtes des muses. Nous le verrons. Pour l’instant, nous nous intéressons au résultat de ce collage : la naissance d’un monstre. C’est la muse de la poésie de Cocteau :

‘« Car c’est dans cette chambre rue
D’Anjou que féroce mante
Religieuse m’apparut
La muse qui me tourmente
Muse froide amazone avec ton sein de marbre
Tu n’as pas d’autre cœur qu’une machine à sous
(…)
Les échecs sont un jeu que tu daignes m’apprendre
Pour que je te contemple et que je perde au jeu
Attentive à me voir renaître de mes cendres
Tu me brûle à petit feu
Voilà de quels calculs s’occupe ma compagne
Sa superbe laideur éclipse la beauté
Et c’est si je mets à battre la campagne
Qu’elle accepte de m’écouter. »2

Dans son Discours de Réception à l’Académie Française de 1955, notre poète décrit alors ce à quoi ressemble enfin sa poésie. Il est important de souligner ce basculement du sexe. De la « poésie » ( féminin) au « monstre » ( masculin ) :

‘« Voilà bien le problème. Je voulais vous parler de la poésie et je ne sais par quel bout la prendre, comment approcher un monstre d’autant plus dangereux qu’il se présente parfois recouvert de sept voiles. Il captive. Il effraye. Salomé ou Méduse. Une danse ou un regard qui tue. Dans l’alternative, il s’agit bien de têtes coupées. Au reste, si je ne me trompe, par un des symboles les plus obscurs de la mythologie, Pégase est le fils du sang de la Gorgone. Cheval sauvage et peu commode. Si on le dompte, il ne tarde pas à vider le dompteur, à l’envoyer mordre la poussière. »1

Ainsi se précise la Muse de la poésie chez Cocteau : les affreuses têtes féminines des muses dans un seul corps masculin, vigoureux comme Pégase. Mi-femme, mi-homme. Lorsque Cocteau dit que «la poésie doit agir comme un charme physique », c’est de cette ambiguïté identitaire - physionomique et sexuelle – qu’il s’agit. Néanmoins l’écrivain est aussi lucide en ce qui concerne le danger de fausse perspective qu’engendre ce genre de charme. Encore une fois la terrible réalité rattrape toujours l’illusion :

‘« Peut-être, après ma mort, si ce journal paraît, la chose sera-t-elle acquise. Je me le demande. Les excès de surface ont faussé l’œil qui reconnaît une mode à ses costumes et ne consulte jamais le regard des œuvres. C’est cependant au regard qu’on reconnaît la beauté nouvelle sous quelque costume qu’elle se présente à nous. »2

Que signifie-t-elle cette « beauté nouvelle » ? Comment faut-il la comprendre ? Une beauté « invisible » ? Une beauté « méconnaissable » ? Nous ne pouvons pas la reconnaître d’après les propos sceptiques de Cocteau. C’est cette beauté énigmatique qu’il évoque aussi dans une de ses lettres à Jean-Marie Magnan en décembre 1960 : « La muse ou la déesse d’un désordre qui n’est autre que l’ordre secret des dieux. Et voilà ce que je ne raconterai à personne. » (p. 117)

En effet, Cocteau semble brouiller délibérément la « surface » de son œuvre ou l’apparence de sa créature. Sans doute pour ne divulguer à personne le « secret des dieux » qu’il croyait détenir. Et pour que sa créature circule librement parmi nous : pour ne choquer personne ou pour qu’elle ne se fasse pas démasquer, le poète l’a déguisée. Le mystère des mystères est là. C’est ce qu’il faut examiner dorénavant. A savoir en quoi notre écrivain déguise-t-il son monstre ? Mais aussi quel secret divin ce dernier est-il chargé de révéler (ou plutôt cacher) ?

Un ordre en apparence d’un désordre voilà le mot-clé lâché. Tout se regroupe ici. Il s’agit bien là d’une « foule de détails » qui nous échapperait au « premier coup d’œil » dont Cocteau parlait plus haut. Et voici la deuxième hypothèse : Cocteau réussit sa « greffe » depuis Le Sang d’un poète. Sauf qu’il révèle tout doucement le « sexe double » de sa muse de la poésie. Ce qui nous intéresse tout de suite, c’est la lente progression pendant laquelle Cocteau compose de bout en bout le portrait mystérieux de sa poésie. Observons donc quelques œuvres qui se situent après Le Sang.

En premier lieu, La Machine infernale : la première présentation de la pièce date de l’année 1934. Mais nous la plaçons en tête de liste parce que l’écriture a été achevée en 1932. La même année que la première projection du Sang. Ce que nous relevons comme « détail » problématique dans La Machine, c’est le personnage du Sphinx. Dans le « deuxième acte » où se déroule « la rencontre d’Œdipe et du Sphinx », Cocteau nous présente un Sphinx déguisé en « une jeune fille en robe blanche » (p. 1151). A la place d’un magistral animal mythologique, nous retrouvons là une sorte de « travesti » : ce n’est pas un « poseur » d’énigme qui terrifie les hommes ; mais en se travestissant ainsi, c’est lui-même qui représente l’énigme.

Ensuite, à écouter la conversation entre le Sphinx et Anubis (le terrible chacal à la « tête de chien »), nous comprenons la logique de Cocteau et la raison de ce travestissement. Anubis explique que les « messagers » des dieux doivent se déguiser tels que nous les imaginons dans notre culture. Sinon, les humains, mortels et aveugles, ne les reconnaîtraient pas. Soit.

Enfin, la rencontre de deux protagonistes qui ressemble pendant un temps à un dialogue banal entre deux jeunes gens : Œdipe dans toute sa splendeur de légèreté désinvolte de jeune homme ; et le Sphinx comme une jeune fille amoureuse, mal à l’aise, dépourvu(e) de son pouvoir. L’énigme habituelle sur laquelle tous les penseurs se sont penchés, ne vient pas sur le tapis. Et là, Cocteau en pose une nouvelle par la bouche du Sphinx : « Alors, adieu Œdipe. Je suis du sexe qui dérange les héros. Quittons-nous, je crois que nous n’aurions plus grand-chose à nous dire » (p. 1161). Ce qui revient à dire : « Je suis un mâle ». Car il n’y a qu’un seul « sexe » qui peut déstabiliser un héros : le sexe masculin, le même que celui du héros. Or, Œdipe ne semble même pas saisir le message suggéré. Alors, le Sphinx frustré, à la fin du deuxième acte, s’avoue vaincu par la bêtise d’Œdipe. Le Sphinx veut enfin se dévêtir de ce corps de jeune fille : « (…) Je vous demande simplement de me laisser disparaître derrière ce mur afin d’ôter ce corps dans lequel je me trouve(…). » (p. 1170). En effet, il n’y a pas moyen de faire comprendre la vérité à ce « pauvre gamin » d’Œdipe (p. 1171). Ainsi s’achève une énigme sans jamais être résolue.

Pour Cocteau, le mystère de la poésie rejoint cette étrange énigme du Sphinx : la poésie telle que nous la concevons généralement, cette éternelle figure féminine de l’inspiratrice floue et mystique est fausse. Ce n’est qu’une apparence, un travestissement obligé pour les circonstances. Mais la vérité et l’identité de la poésie sont tout autres. Voilà où Cocteau veut en venir en nous exposant un Sphinx déguisé en « jeune fille en robe blanche ». Selon lui, la poésie est, comme ce « monstre » de La Machine, d’un « sexe qui dérange les héros ». C’est pourquoi il faut toujours « soulever » la robe si nous souhaitons connaître la vérité d’une œuvre comme celle de Cocteau. La poésie réserve toujours une surprise dont il est impossible de prévoir la suite :

‘« Imbécillité de ceux (innombrables) qui s’imaginent que le chiffre s’oppose à la poésie, qu’elle exige de l’imprécision et qu’on ne doit jamais soulever ses voiles. »1 ’ ‘« Ne vous y trompez pas, le pacte serait trop simple s’il était une règle fixe. Il arrive que les calculs des muses soient moins simples et que le malheur qu’elles infligent, au lieu de se présenter sous sa forme évidente et en quelque sorte reconnaissable, se travestisse en une chance apparente, propre à compromettre celui qui en profite, s’il ne devine pas le piège entrouvert. »2 ’ ‘« J’eusse aimé mettre un point final au mystère de la poésie et trouver la réponse décisive propre à tuer le Sphinx. Mais c’était vantardise, et je crains que la chienne qui chante, comme l’appelaient les Grecs, ne continue à dévorer toute une jeunesse, éprise d’énigmes, et joyeuse de mourir pour elles. Au reste existe-t-il un point final à ce problème ? J’en doute. Je crois que le prestige de la poésie réside justement dans ce qu’elle offre d’inexplicable. Son astre est obscur, et, sans doute, le secret de son influence comparable à celui qui préside au coup de foudre et au phénomène de l’amour. »3

Dans cet état d’esprit, Cocteau décrit aussi la fascinante ambiguïté physique des « matadors » de la corrida. Une autre sorte de travestis. Outre sa fameuse Corrida du 1 er Mai (1954), nous retrouvons ses pensées intimes dans son journal entretenu à la même année. Voici quelques pages du Passé défini (t.3) dans lesquelles apparaissent les ébauches d’idées qui seront développées dans La Corrida : « Corrida racontée hier par une petite fille (…) : On a tué la vache parce qu’elle a voulu manger la robe de la dame (souligné par l’auteur). Le matador rose, son chignon, sa muleta qu’il traîne, sa démarche – voilà une belle dame pour cette petite fille. » ( 30 avril 1954, p. 113) ; « L’enfance et son génie instinctif. « On a tué la vache parce qu’elle a voulu manger la robe de la dame » - ce n’est pas si fou. La dame, son chignon, ses paillettes, ses jambes roses, sa traîne, ses grâces, et le gros mâle vaincu qui baisse la tête et accepte la mort sans même se défendre. Les autres, il les déteste et s’acharne contre eux. Il n’obéit qu’à l’intelligence de sa maîtresse ou de son maître (souligné par l’auteur) » (4 mai 1954, p. 122).

Voilà en quoi se résume l’apparence trompeuse de la poésie selon le point de vue de Cocteau : mi-animal, mi-femme comme le Sphinx de Thèbes ; mais aussi, mi-homme (maître), mi-femme (maîtresse) comme un torero de corridas. Un « monstre des décadences merveilleuses » (25 juin 1954, p. 153), c’est ainsi que Cocteau appelle sa poésie. Et le « travestissement » n’est qu’un des moyens convenables grâce auquel le poète puisse exposer ce monstre merveilleux. Le corps de la poésie conçu au plus sombre coin de son être, des nuits du corps humain.

Il arrive que Cocteau orchestre des spectacles, des « parades » avec sa muse de la poésie (ou son monstre merveilleux) : une sorte de strip-tease, une mise à nu cocasse et rapide. Notre poète essaye de nous montrer sa vérité cachée sous la robe de sa poésie. Ce qui fait que nous risquons de prendre ces séances pour des «mauvaises farces » ridicules. En tout cas, c’est ce que Cocteau avait déjà tenté en créant Les Mariés de la Tour Eiffel (1921) :

‘« Ici, je renonce au mystère. J’allume tout, je souligne tout. (…) voilà ma pièce(…). Le poète doit sortir objets et sentiments de leurs voiles et de leurs brumes, les montrer soudain, si nus et si vite, que l’homme a peine à les reconnaître(…). Toute œuvre vivante comporte sa propre parade. Cette parade seule est vue par ceux qui n’entrent pas. Or, la surface d’une œuvre nouvelle heurte, intrigue, agace trop le spectateur pour qu’il entre. Il est détourné de l’âme par le visage, par l’expression inédite qui le distrait comme une grimace de clown à la porte. C’est ce phénomène qui trompe les critiques les moins esclaves de la routine(…). L’action de ma pièce est imagée tandis que le texte ne l’est pas. J’essaie donc de substituer une « poésie de théâtre » à la « poésie au théâtre ». La poésie au théâtre est une dentelle délicate impossible à voir de loin. La poésie de théâtre serait une grosse dentelle ; une dentelle en cordages(…). »1

Hélas, la « guipure en corde » de Cocteau est restée « incomprise ». Considérée comme « une farce, une satire, rien de ce qu’(il) a voulu ». Son objectif était de « supprime(r) toute image et toute finesse de langue » et qu’ « il ne reste que la poésie ». 2 C’est pour cette raison que Cocteau commence à tous les traiter d’aveugles.

Un faux départ malchanceux ? Oui. Et ce faux départ symbolisera par la suite tout incident de parcours chez Cocteau : l’incessant malentendu avec ses contemporains toujours aussi sourds et aveugles qu’autrefois. Au soleil couchant de sa vie (1962), notre écrivain décrit ainsi sa vie de poète et de sa poésie :

‘« Si j’avais à faire une phrase qui résume tout ce que nous avons dit, et le rôle du poète, je vous dirais que la poésie est un exhibitionnisme qui s’exerce chez les aveugles(…). Vous mettez simplement votre âme, vous vous promenez l’âme toute nue, et parmi des gens qui ne le voient pas, par conséquent impunément. »1

Maintenant, revenons à la « statue » en femme du Sang d’un poète. Du plan n°37 au plan n°39. Ces séquences nous ramènent au cœur même de notre problématique. Nous voulions savoir de quelle manière Cocteau essaie de compléter son corps parfait de poète. Comment réussit-il à faire apparaître le reflet de l’« homme », le « maître » ou le « génie masculin » qui se réveille en lui ? Comment reconnaître la source véritable, « mâle » (l’auteur) qui domine alors que seule sa muse nous apparaît sous une forme exclusivement féminine ? L’« exhibitionnisme » ne suffit pas. Audacieux mais invisible, il restera toujours comme un échec. C’est qu’ici intervient enfin une touche ingénieuse de Cocteau : c’est une « voix » qui nous révèle tout ce qu’il fallait savoir. L’identité véritable et dissimulée de la muse de la poésie. Oui, la « statue en plâtre de femme » parle et nous entendons la « voix de l’auteur », de Cocteau. La muse de la poésie est un « homme » :

‘« Il(le poète) avance, penché, vers la statue, comme si elle dormait et qu’il craignît de la réveiller. La statue. Le poète la contourne et, d’un seul coup, à la manière d’un assassin qui bâillonne sa victime, il lui applique la main droite sur la bouche(…). Gros plan de la main et du visage bâillonné de la statue. La statue ouvre les yeux, c’est-à-dire que des yeux se dessinent sur le globe des paupières. Le poète retire sa main. La statue bouge. Sa bouche est vivante. Elle s’exprime avec la voix du poète. VOIX DU POETE : « …fou de réveiller les statues en sursaut après leur sommeil séculaire ? »(…). »2

C’est donc cela, le « secret des dieux » que Cocteau cachait sous la robe de sa muse. Que la poésie est un « monstre mâle ». C’est pourquoi le « public redoute la poésie au fur et à mesure qu’il découvre qu’elle cachait, sous les apparences flatteuses du mensonge, une des formes les plus gênantes de la vérité. » (Des Beaux-Arts considérés comme un assassinat, p. 189). C’est aussi cela la « beauté nouvelle » du monstre de la poésie : une « beauté étrange » qui chatouille l’âme des voyeurs (les lecteurs avertis) et qui les délecte. C’est cette « beauté (à la voix) grave »qui provoque cette « érection morale » que Cocteau répète constamment. Car elle « ne s’encombre pas de fanfreluches. Seuls comptent son squelette et ses bases. Elle chante d’une grosse voix qui se moque du solfège. » (Poésie du journalisme, p. 58).

Cocteau soulignera de plus en plus l’importance de cette voix d’homme. Attentif à cette voix du génie masculin qui résonne en lui, l’écrivain lui accordera toute sa confiance. Et chaque fois, il la consultera comme s’il attendait un message de l’oracle :

‘« Ma pièce n’a pas encore une forme humaine. Je la devine. Je ne l’entends pas. Je la vois un peu. C’est un malaise terrible et qu’il faut subir à chaque œuvre nouvelle. Et chaque fois on pense qu’il sera impossible d’écrire une ligne(…). »1 ’ ‘« Que suis-je ? Plusieurs nègres de moi-même. Les poètes sont tous leur propre nègre. Mais, contrairement aux habitudes, c’est le nègre qui signe. Le véritable auteur reste caché. »2

Cocteau ne peux décrire concrètement ce qu’il ne peut voir. Alors, c’est un portrait (sonore) de l’invisible qu’il nous montrera pendant longtemps. Tout ce que l’écrivain peut affirmer à ce propos, se résume en cette voix qu’il entend : le « véritable auteur », le « seigneur inconnu ».

Ainsi c’est dans la « troisième période » du Requiem nous retrouvons l’ultime tentative de notre poète afin de composer le portrait visible de ce génie de la création. Cocteau rencontre enfin cet Homme de la poésie. La rencontre que l’écrivain a attendu pendant toute sa vie. Voici la scène où la moitié du corps de poète apparaît :

‘« Alors me prenant par la main
(…)
Il me dit Je serai ton guide
Laisse-toi conduire quelles
Que soient Jean les surprises
De notre parcours quel que soit
Le phénomène auquel tu participes
Car ce voyage ne ressemble
A nul autre et neufs seront
Le chemin et le véhicule
Je vis alors une presque
Intolérable splendeur
(…)
Inclinez-vous car mon guide
(…)
Dépassait de sa seule grâce
Animale cette splendeur
Hideuse des cataclysmes
(…)
Ne cherche plus me dit-il
A comprendre quel est le terme
Du voyage où je t’accompagne
Empoigne ma robe et tais-toi
(…)
Et toujours sa railleuse bouche
Parlait silencieusement
(…)
ce jeune monstre
(…)
Il arborait tour à tour
Les déguisements classiques
de l’invisibilité » 1

La rencontre a eu lieu. Celle que notre poète redoutait tant. Cette image insaisissable de l’Autre qui le désespérait depuis si longtemps. Résultat : il a capturé son génie vagabond qui le narguait depuis La Lampe d’Aladin. Le dernier morceau de son corps de poète s’ajoute et voilà le « ménage » complet. La poésie devient l’enfant d’un mariage d’amour : de l’inspiration (muses) et les dons du génie (seigneur) d’un poète. Ou de son inconscient (maîtresse) et du conscient (maître). Le poète se marie avec lui-même :

‘« A moi-même enlacé je forme seul un couple
Moins d’accord avec l’âge
L’un se croit inflexible et l’autre se croit souple
Quel drôle de ménage !
On dit qu’une œuvre sort de pareilles étreintes
Nous mélange de force
Et je n’ai jamais pu, malgré toutes mes plaintes
Obtenir divorce. »2

Souvent, on a attribué le masque d’Orphée à Cocteau. En partie cela est vrai. En tant que voyageur mythique de l’espace et du temps, d’ici-bas et de l’au-delà, de la vie et de l’enfer. A présent, notre intuition nous suggère une autre image de Cocteau : Apollon Musagète, l’effigie d’un poète complet dans toute sa splendeur.

Après avoir accompagné notre écrivain dans sa recherche éperdue d’un corps plus que parfait, parsemée de personnages souvent extraordinaires, nous sommes arrivés à cette conclusion. Il fait un choix et endosse finalement un rôle inattendu quand on connaît son caractère fait de doutes permanents. Cocteau voulait être ce poète mythologique de la Beauté et de la Poésie : Apollon Musagète qui possédait des « ruses d’androgyne » et qui « d’un seul cœur chauffait deux sexes combinés » (Mythologie, in O.P.C, p. 597).

Orphée a été le disciple aimé d’Apollon. Peut-être, Cocteau désirait-il être les deux. Vivre comme Orphée dans sa vie d’homme. Mais sans l’avouer, être un poète comme Apollon, le dieu de la Poésie, de l’Art, aurait été son vœu le plus précieux :

‘« Jeunesse ivre de mystères
Orphiques je vous le dois
Afin qu’encore je fiance
Sur l’autel de l’hérésie
L’inconscience et le savoir
Couple d’où naissent les chimères
Qui par les muses allaitées
Portent ton nom Poésie
Verbe défais-moi les nœuds
(…)
Laisse couler par neuf bouches
(…)
De leurs discours épineux
Et voici que je projette
D’écrire les ordres en clair
Et de braver la colère
De l’Apollon Musagète
Car il exige que l’ode
Soit transmise par son code » 1

Dans un des feuillets du Passé défini (t.4, 1955), Cocteau décrit ainsi le mystère qui règne dans sa chambre de poète : « Ce que je pense : Il n’y a rien de plus beau à notre époque, ni de comparable à ma tapisserie de Judith et Holopherne, à la fresque du saint au faucon dans le couloir de Santo Sospir, au Dionysos couché avec son chien dans la chambre des Bacchantes. Ne pas le voir, c’est être aveugle. Le verra-t-on un jour ? Tout est là. » (p. 129). Comme Judith alla pour couper la tête d’Holopherne, Cocteau s’est engagé à vaincre le monstre de la poésie. Et il s’est longtemps enfermé seul avec les méchantes muses dans cette chambre de la solitude. Enfin, notre écrivain a su déchiffrer le message de l’ombre de Dionysos : la nuit qui recouvrait le tréfonds de lui-même mais qui sans cesse avertissait le poète : pour lui dire d’attendre, de fouiller encore et enfin soulever la voile de cette nuit noire du corps humain.

Tout est là, en effet. Mais celui qui nous intéresse davantage, c’est lui : celui qui observe cette chambre de torture mythologique, celui qui nous parle et ne décline pas son identité. C’est le soleil qui se lève dans ce minuit du corps humain, c’est Apollon Musagète qui apparaît. C’est Cocteau qui s’y retrouve enfin. Apollon Musagète, c’est l’image de poète complet dans laquelle il voulait se retrouver. Pour Cocteau, ce n’est plus une « métaphore ». Nous entendons par là, la définition du poète selon Nietzsche dans La Naissance de la tragédie. Si ce guide spirituel influençait autant Cocteau, c’est parce que le philosophe a su redorer le portrait des poètes (les vrais). A travers son enseignement étayant l’alliance fondamentale de l’essence dionysiaque et celle d’Apollon. L’obscur et le clair, l’ombre et la lumière et le ying et yang. Les deux forces primordiales à la fois opposées et complémentaires de toute création et de l’univers :

‘« La métaphore n’est pas pour le vrai poète une figure de rhétorique, mais bien une image substitutive, qui plane réellement devant ses yeux, à la place d’une idée(…). Si nous parlons de la poésie d’une manière si abstraite, c’est que nous sommes d’ordinaire tous mauvais poètes. Au fond, le phénomène esthétique est simple ; on est poète pour peu qu’on possède la faculté de voir sans cesse un spectacle vivant et de vivre entouré de cohortes d’esprit ; et pour peu qu’on ressente l’envie de se métamorphoser soi-même, de vivre et d’agir par d’autres corps et d’autres âmes, on est dramaturge. L’excitation dionysiaque a le pouvoir de communiquer à toute une foule ce don artistique de se voir entouré d’une semblable cohorte d’esprits avec laquelle elle se sait confondue. Ce processus du chœur tragique est le phénomène dramatique originel : se voir soi-même métamorphosé devant soi et agir comme si l’on était passé réellement dans un autre corps, dans un autre personnage. Ce processus se constate dès le commencement de l’évolution du drame. Il y a ici un état différent de celui du rhapsode, qui ne fusionne pas avec ses images, mais qui, comme le peintre, les voit en dehors de lui-même, d’un œil observateur ; il y a ici déjà une abdication de l’individu qui entre dans une nature étrangère. »1
Notes
1.

« Exigeante poésie… », En marge de Clair-obscur, in O.P.C., op. cit., p. 956.

1.

Clair-obscur, in O.P.C, op. cit., p. 838.

2.

« Quatrième période », in Le Requiem, in O.P.C, op. cit., pp. 1101-1102.

1.

Discours de Réception à l’Académie Française, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 147.

2.

« 21 juin 1953 », in Le Passé défini, t.2, op. cit., p. 161. Souligné par l’auteur.

1.

« décembre 1955 », in Le Passé défini, t. 4, op. cit., p. 356.

2.

Le Discours d’Oxford, in Poésie critique, t.2, op. cit., p. 181.

3.

Le Discours sur la poésie, op. cit., p. 217.

1.

« Préface de 1922 », in Les Mariés de la Tour Eiffel, Gallimard, Paris, 1948, pp. 64-67.

2.

D’un ordre considéré comme une anarchie, in Poésie critique, op. cit., p. 85.

1.

Jean Cocteau par Jean Cocteau : entretiens avec William Fifield, op. cit., pp. 167-168.

2.

Le Sang d’un poète, op. cit., pp. 29-30.

1.

« novembre 1943 », in Journal 1942-1945, op. cit., p. 412.

2.

« avril 1955 », in Le Passé défini, t. 4, op. cit., p. 84.

1.

Le Requiem, in O.P.C, op. cit., pp. 1075-1079 ; p. 1086.

2.

« De moi-même… », En marge de Clair-obscur, in O.P.C, op. cit., p. 925.

1.

« septième période », Le Requiem, in O.P.C, op. cit., p. 1138 ; p. 1142.

1.

Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, in Œuvres, t.1, op. cit., p. 61.