Chapitre 6 : Le corps dynamique et le mouvement. Les deux touches d’Orphée

‘«Ainsi qu’un malade en proie
Au sommeil de l’anesthésie
Croit être encore en un monde
Qu’il vient de perdre j’entendais
Des questions et des réponses
Etrangères à mon corps
Et je ne sais quoi d’éternel
Me dire et redire à l’oreille
Ne t’étonne pas d’une course
Faite d’immobilité»’

in Le Requiem

Il y a eu une « nuit biologique » dans Le Potomak. Il y aura une longue « nuit archéologique » par la suite. Que le spectacle du monde nocturne commence. Quelle sera la météorologie de cet univers du psychisme de Cocteau ? Son ciel de nuit sera-t-il clément, beau et étoilé ? Ou sera-t-il angoissant telle la « lune Técalémit », cette « boule effrayante » qui faisait tant peur à l’enfant Cocteau. Ainsi vont le « sommeil » et le « rêve ». Tout comme il y a « (d)es choses (qui) pénètrent(…) différemment en chaque esprit. (Et qui) y creusent d’autres couloirs, ou glissent à la surface ». 2 Cocteau va-t-il creuser ces couloirs ? C’est ce qui nous reste à découvrir.

Orphée le poète mythique a perfectionné le cadeau de son maître solaire : la lyre à sept cordes d’Apollon. En y ajoutant deux cordes, en l’honneur des neuf muses. En fait, pourquoi Orphée est-il devenu le masque favori de Cocteau ? Pourquoi s’intéressait-il autant à cette figure mythologique ? La genèse de l’Orphée de Cocteau, Claude Arnaud l’explique ainsi :

‘« Ce héros tragique, qui passait aux yeux des Grecs pour l’inventeur de la poésie, était un modèle rêvé : qu’elle dît ses vers ou chantât accompagnée d’une lyre, sa voix envoûtait tous les éléments du cosmos, des hommes aux femmes, des plantes aux oiseaux (…). En allant chercher aux Enfers sa bien aimée Eurydice, puis en se retournant vers elle malgré l’ordre des dieux, jusqu’à provoquer ainsi son trépas définitif, l’ensorceleur était aussi devenu l’incarnation des limites de l’homme, si divin soit-il(…). Or Cocteau tient l’existence pour une sorte de « catastrophe », et a la sensation régulière de descendre en enfer, depuis ce jour de 1917 où, sur le front, il a traversé le monde des morts. N’ayant jamais su donner d’assise à sa vie, ni réussi à ramener Radiguet des Enfers, s’imaginant parfois puni pour avoir alors désobéi aux dieux, il va transfigurer avec Orphée son expérience d’homme flottant entre la vie et mort, prisonnier d’une galerie de miroirs : sous le masque grec, ses allers-retours entre terre et ciel, poésie et religion, allaient devenir non seulement nobles mais presque logiques(…). Orphée était donc le masque parfait. Il symbolisait la réversibilité de la vie et de la mort, du masculin et du féminin comme du désir, mais aussi la volonté de Cocteau de s’épanouir dans tous les arts(…). »1

Chez notre Orphée, il y a en effet, tout cela. C’est pourquoi il importe d’examiner le statut particulier du « sommeil » et du « rêve » chez Cocteau. Quel autre véhicule pourrait-on mieux trouver que le sommeil et le rêve ? Afin de faire une coupure, ne serait-ce qu’un moment, avec la réalité frustrante. Et surtout revoir encore un petit peu les êtres chers disparus avant que l’oubli grignote et dévore jusqu’à la dernière miette de leur image. Pour Cocteau, le sommeil et le rêve symbolisaient donc le rituel de déconnexion avec la réalité et de connexion avec l’au-delà.

Mais en faisant ce chemin de nuit répétitif, Cocteau voulait aussi découvrir les « cachettes secrètes » de l’invisible inconnu. Sur le plan créatif, le sommeil et le rêve s’avèrent très importants. Cocteau accordait, depuis déjà longtemps, un intérêt particulier à ces activités oniriques :

‘« Depuis 1913 je vivais et je mourais de mystère en désordre. Le Potomak le prouve. A cette époque je m’exerçais au rêve. J’avais lu que le sucre faisait rêver ; j’en mangeais des boîtes. Je me couchais tout habillé deux fois par jour. Je me bouchais les oreilles avec de la cire afin que mes rêves prissent racine plus loin que dans les bruits extérieurs(…). Le mystère était mon idée fixe. Je l’imaginais attentif à ne jamais se couper. Je guettais sa moindre défaillance(…). Souvent je me répétais : nous sommes le mystère du mystère. Il nous devine ; il ne nous voit pas. Les fantômes sont preuves maladroites de ses efforts. Un prodige n’est pas une gaffe du ciel mais le résultat d’une science qui cherche. Ensuite, la malignité de l’invisible me redevenait un fait certain. Au cinématographe je ne regardais plus l’écran. J’apprenais à lire les rayons qui se tricotent. J’arrivais à déchiffrer une porte qui se ferme, une main qui se dégante, une rixe(…). J’espérais la découverte d’une coupe de l’invisible, une tranche de mystère, un moyen de le démasquer contre un mur. Nous ne sommes pas loin de ce qu’on appelle en province « taquiner la Muse »(…). Taquiner l’ange est imprudent ; plusieurs fois il se détourne comme une grande femme douce qui ne veut pas qu’on l’embrasse, et tout à coup il frappe. »2

Quoi de plus indispensable que le sommeil pour pouvoir rêver ? Mais aussi le rêve pour se sentir magicien en faisant des choses impossibles à réaliser dans notre humaine réalité. Par exemple s’envoler sans ailes :

‘« Les langues, la gymnastique, le patinage, le piano. J’avais une aptitude à toutes ces choses. Voler en rêve : seul sport où je suis de première force, au point de croire que j’en garde la technique au réveil. »1

Quel était le médium décisif pour que le sommeil et le rêve deviennent des sujets fondamentaux chez Cocteau ? Le merveilleux : un monde féerique où son corps de poète peut exprimer ses « liberté et santé incomparables ». C’est tout l’inverse de son corps réel qui lui donne si souvent envie de fuir. Ce monde d’images fascinantes ne pouvait que passionner Cocteau. Pour celui qui s’ennuie rapidement, la dimension illimitée et l’imprévisibilité de cet univers psychique représentent une nouvelle planète à explorer. Pour notre écrivain, tout cela signifie un travail sérieux, une sérieuse « étude à vie » à mener. Il lui faut étudier ce que l’auteur appelle le « mécanisme » du rêve :

‘« Le phénomène du rêve est la forme sous laquelle chaque créature (même dans le règne animal et sans doute dans le règne végétal) participe aux privilèges du génie et de ses imaginations. »2 ’ ‘« Faiblesse de ceux qui racontent leurs rêves au lieu d’étudier le mécanisme du rêve et de son génie. »3

Qu’est-ce que cela veut dire ? Si Cocteau insiste autant pour qu’on étudie le rêve pour son mécanisme du génie, pourquoi traite-il le rêve lui-même comme un détail sans importance ? Que faut-il distinguer ? Ce qui intéresse Cocteau dans le rêve, ce n’est pas son « contenu » ni une quelconque « logique » (un lien avec la réalité ), mais plutôt la « façon » dont il se déroule et son « naturel » inimitable. C’est comme la technique du « montage » au cinématographe. Le procédé qui peut créer deux miracles dans un film : il apporte la cohérence à l’histoire du film ; mais peut changer aussi le cours de l’histoire, c’est-à-dire, raconter une autre histoire avec les mêmes images. La force de logique et de l’imagination se trouve à l’intérieur de ce système, mais pas dans les images elles-mêmes. Lorsque Cocteau parle du mécanisme du rêve, c’est de ce genre de procédé qu’il s’agit.

C’est pourquoi chez Cocteau, il faut (absolument) distinguer entre les rêves et le rêve. Ils sont de nature différente. Par exemple, il y a les « rêves naturels » (au pluriel) : activité onirique, biologique et individuelle à laquelle participe tout le monde. Les rêves banals, quotidiens qui n’apprennent rien d’important sur nous-mêmes, Cocteau les considère comme des « fientes », la « littérature » du sommeil :

‘« Les rêves sont la fiente
Du sommeil. Ceux qui les font
Troublent l’eau pétrifiante
Et les prennent pour le fond. »1 ’ ‘« Je n’aime pas les rêves – je trouve qu’ils sont la littérature du sommeil. Le sommeil les compose avec des souvenirs. Ils le rapprochent de nous, le troublent, lui ôtent le surnaturel. Avec les rêves le sommeil prend de la vulgarité. Or votre livre ressemble au sommeil sans rêves, au vrai sommeil – au sommeil, fontaine pétrifiante – à l’inconnu auquel un dormeur est enraciné par les veines et les artères(…). Mais ce miracle du sommeil on ose à peine en parler. Il nous permet de correspondre avec nos morts. »2

Parmi ces « déchets » du sommeil, il y des rêves que Cocteau prend tout de même à cœur. Les mauvais rêves. Et leur influence s’avère très puissante parce que leurs empreintes invisibles peuvent rester encore longtemps après le réveil. Plus qu’une activité physique, ils fatiguent le corps, troublent l’humeur et gâchent la journée de notre écrivain :

‘« C’est vrai : je ne connais pas l’art de rêvasser. J’agis ou je rêve(…). Je tâche de me fatiguer en promenades dans la forêt(…) et, grâce à cette fatigue, de dormir. Il est vrai que le sommeil me repose mal parce que j’ai des rêves si réalistes qu’ils m’éreintent comme si je les avais vécus… » 3

Quels sont ces « cauchemars » affreux qui semblent si « réalistes » ? Des rêves dans lesquels Cocteau se revoit tel qu’il est dans sa vie réelle. C’est sa propre image imparfaite, indésirable et terriblement humaine qu’il doit affronter. L’homme qui ne s’aime pas ne peut s’aimer non plus dans ses rêves. Alors que ce qu’il désire et ce qu’il attend dans le rêve au singulier, c’est de se voir poète. D’être à la fois acteur, auteur et spectateur libre dans cette espèce de phénomène du surnaturel. Du théâtre spectaculaire de sa nuit poétique :

‘« J’ai dit que mes rêves étaient habituellement d’ordre caricatural. Ils me chargent. Ils me renseignent sur l’irréparable de ma nature. Ils soulignent des imperfections organiques que je ne corrigerai pas. Je les soupçonnais. Le rêve me les prouve sous forme d’actes, d’apologues, de discours. »4

En effet le rêve, c’est autre chose. Lorsque Cocteau parle du rêve, c’est bien celui de poète dont il s’agit : c’est une « fouille » de son univers mental d’une part ; mais aussi un « prolongement » de son activité poétique, d’autre part :

‘« Avoir recours au rêve n’est pas quitter la maison ; c’est fouiller le grenier, où notre enfance prenait contact avec la poésie. »1

Or, Cocteau trouve que tout ceci n’est pas encore très clair ! (sans doute trop simple ?). Alors, il distingue cette fois-ci le statut même de poète dans le rêve. Puisqu’il affirme que le (bon) poète n’est pas un « rêveur » et qu’ « un rêveur est toujours mauvais poète. » (Le Coq et l’Arlequin, p. 52) Ce qui veut dire : un poète rêve et ne rêve pas ! Que peut-il rêver et pourquoi ne doit-il pas rêver ? 

‘« Inutile de chercher au loin des objets et des sentiments bizarres pour surprendre le dormeur éveillé. C’est là le système du mauvais poète et ce qui nous vaut l’exotisme(…).La poésie, s’il lui arrive de se mêler au mécanisme des rêves, ne provoque aucune rêverie, ni rêvasserie. Elle apporte parfois aux rêves un relief, une violence critique, une superposition de décors dont le souvenir mêlé à des souvenirs de ville ajoute à cette nausée morale qui lui est propre. La rêverie, la rêvasserie, sont le fait du poète sans poésie. Car la poésie n’empêche aucunement la vivacité, l’enfantillage, les jouets d’un sou, les farces, les fous rires, que les poètes mènent de front avec la plus incroyable mélancolie. »2 ’ ‘« Tout jeune mon rêve était un rêve de gloire(…). Pendant un an (depuis 1957) j’ai vécu somnambule, craignant sans cesse d’être réveillé d’un sommeil où la besogne semblait se faire toute seule selon le mécanisme du songe(…). »3

Donc, selon Cocteau, un bon poète serait un explorateur de son continent interne encore vierge. Sinon il serait aussi un fin observateur qui perce le mystère du paysage nocturne que lui offre son propre rêve. Mais surtout, un poète digne de ce nom apprendrait justement le « mécanisme » libre et inédit (indépendant de sa conscience) des images fabuleuses que ce monde fabrique.

En fait, le « rêve » est le puits de l’imagination ou la source d’inspiration. Sauf qu’il faut savoir les exploiter. D’où la nécessité d’un outil – l’œil d’un explorateur et d’un observateur-, et d’une méthode – d’un chercheur. Enfin, par-dessus tout, Cocteau souligne sans cesse l’importance du « mécanisme » du rêve : comprendre la combinaison des pièces, c’est-à-dire l’imbrication des images saugrenues ; puis le mode d’agencement et de fonctionnement de cette étrange machine qu’est notre rêve. Le mécanisme du rêve ressemble à celui de la création, de la poésie, de l’art. Mais celui du rêve est toujours meilleur, puisque d’après Cocteau, c’est le « génie » qui est derrière tout cela. Alors qu’un mauvais poète cherche vainement sa source d’imagination ailleurs qu’en lui-même. Et son œuvre ne représente qu’une histoire comme une autre. L’anecdote d’une rêvasserie :

‘« Quand les Français cesseront-il de confondre la poésie avec ce qui est poétique, le rêve et la rêverie ? »1

La différence fondamentale entre l’œuvre d’un bon poète et celle d’un mauvais poète se trouve là : la première se rapproche d’un travail de fakir, d’hypnotiseur, puisqu’elle apporte le sommeil et le rêve au spectateur et au lecteur. La transmission du magnétisme réussie. En revanche, celle d’un mauvais poète s’arrête au seuil de l’histoire racontée par son auteur. Elle ne pénètre pas, ne peut plonger son auditeur dans un sommeil profond. Résultat, elle ne touche personne. Par exemple, c’est ce que voulait dire Cocteau lorsqu’il a écrit ses « faire-part de la création », à cause des scandales suscités par sa pièce de 1938, Les Parents terribles. Dans un des « faire-part », il explique ainsi comment un poète peut ressembler à un « hypnotiseur » par le biais de son œuvre :

‘« Notre seule ressource sera donc de créer une espèce d’hypnose, d’hypnotiser le public et de tracer sous ses yeux la ligne droite des endormeurs. Ce sommeil éveillé, cet état de rêve où la foule se plonge est le signe des bonnes pièces. Soyez sûrs que si on tousse, si on s’évente, si on agite des programmes, c’est que le fil rouge du théâtre s’est un peu détendu. Il est indispensable de le retendre au plus vite et les comédiens connaissent à merveille les procédés qui meublent ce vide et qui rattrapent l’attention. Dans ma pièce j’ai cherché dans chaque scène à tendre le fil à l’extrême et à fournir à mes interprètes le moyen de magnétiser, d’exercer les forces(…). »2

Au fur et à mesure que son étude du mécanisme du rêve avance, Cocteau s’intéresse aussi à un sujet dérivé : le « somnambulisme ». C’est le deuxième volet de sa recherche en quelque sorte. La première raison : la fameuse insomnie de Cocteau. Le vrai sommeil et le rêve se font de plus en plus rares. La machine fabuleuse se détraque, ne se remet plus en route. Comment un insomniaque invétéré peut-il continuer à faire sa recherche ? Essayer de dormir avec les yeux ouverts : vivre donc entre le « chien et loup », une double vie. Maintenir cet état de « demi-sommeil » ou de « demi-rêve ». Et pour cela, l’ordonnance est d’ignorer le plus possible ce qui se passe autour. Ne pas se mêler à la vie réelle. C’est la seule manière d’éviter les troubles-fêtes qui ne se gênent pas pour faire éclater cette fragile bulle de protection :

‘« Je marche en somnambule, je suis toujours un somnambule, et si je ne tombe pas ce n’est pas du tout par prudence ni par adresse, c’est parce que je marche endormi, et que les somnambules ne tombent pas, sauf si on les réveille brusquement ; c’est pour ça que souvent je ne lis pas la presse ; je n’écoute pas ce qu’on raconte, parce que j’ai peur d’être réveillé en sursaut, et je tomberais du toit. »1

Ainsi commence la légende des « dormeurs éveillés », les randonneurs de nuit sur le toit, chez Cocteau. Quels messages nous envoient-ils ? La difficulté d’être sur terre. Dans quel monde vivent-ils ? Ce n’est ni tout à fait le nôtre ni le leur, l’autre côté du miroir. Ni l’ici-bas ni l’au-delà. Les somnambules sont des prisonniers d’un no man’s land. Moitié humains et moitié fantômes. Ceux qui errent avec ce sentiment d’être dédoublés, en quelque sorte. D’on côté, d’être flottant, pas assez lourd. Mais de l’autre et surtout d’être toujours de trop. D’être le maudit numéro 13 partout :

‘« Usage externe : Arriver où ? A quelle heure ? Je vous le demande. On ne part ni on arrive. On est. On est un mélange incompréhensible pareil aux noces du temps et de l’espace dont l’homme infirme a prononcé le divorce à son usage(…). Usage interne : Je résiste assez mal à la chute des corps
Mon âme se repose assise entre deux chaises
A ma table invité, je suis le chiffre 13
Et le sommeil m’encombre avec ses vieux décors. »2

En dehors de l’insomnie, qu’est-ce que tout cela cache ? Parce que d’une part, l’insomnie toute seule ne peut pousser un homme à vouloir s’isoler complètement dans une vie si boiteuse. Et d’autre part, ce somnambulisme ressemble plutôt à une dépression nerveuse. Le stade critique que Cocteau désignera de « somnambulisme (extra-)lucide ».

C’est que son univers onirique n’était pas une propriété privée. Le sommeil, le rêve, l’hypnose, le somnambulisme, toutes ces parcelles du mystère étaient comme la « super nova » du début du XXe siècle. Il est vrai que depuis l’Antiquité, l’homme tentait de déchiffrer le secret de soi-même. L’oracle pouvait passer pour le scientifique de l’époque. Mais au temps de Cocteau, tout ce domaine de l’onirisme est devenu une planète nouvelle qui passionnait sur le plan mondial. Tout le monde la convoitait et voulait planter son drapeau en premier. Cocteau se trouvait justement dans cette tornade de rêve collectif qui a entraîné les artistes de tous les bords :

‘« (…)incapable de haine ou de rancune, je cherchais ma position vis-à-vis de mes adversaires(…) qui ne possèdent aucune des hautes qualités requises pour entreprendre leur procès. Les éviter ? Comment voulez-vous que je les évite ? Tel peintre, tel poète, tel photographe, telle révolte, sont nos lieux de rencontre fatals. Puis une ressemblance négative existe entre eux, trop éveillés, qui essaient par effraction de s’introduire dans le rêve, et moi, qui dors debout et qui essaie de m’introduire par effraction dans la réalité. »1

C’était la ruée vers le secret de notre tête. Du côté de la science humaine, la psychologie et la psychanalyse allaient nous expliquer de quoi nous sommes capables en matière de folie. Et du côté de l’art, on allait nous montrer enfin ce à quoi ressemble notre intérieur. Seules les couleurs et formes changent : symbolisme, dadaïsme, cubisme, et bien sûr surréalisme.

Dans ce tourbillon du siècle, comment Cocteau agissait-il ? Au début, avec beaucoup de conviction : il se voulait un véritable « mathématicien du rêve ». 2  Pour se faire distinguer, Cocteau commence par critiquer une des figures les plus emblématiques du Romantisme. Tout comme Mallarmé avec ses « rides », Rimbaud, l’enfant terrible de la poésie française descend de son piédestal sous l’œil critique de Cocteau. Puis successivement, c’est au tour de ses contemporains, les dadaïstes et les cubistes :

‘« Enfin pourquoi toujours Rimbaud ? Ce génie orageux, ce mauvais rêve superbe, et ce que Verlaine appelle : Poésie Maudite, cèdent la place. Un matin se lève. L’arc-en-ciel brille, couleurs sans danger. (Peu de personnes s’en aperçoivent encore.) Les dernières secousses, les derniers malaises aboutissent à certain récent Cabaret du Néant et, par ailleurs, au Cabaret du Ciel. – Cherchez le pire. »3 ’ ‘« Les articles qui m’assimilent au dadaïsme m’amusent beaucoup, parce que je suis l’anti-dadaïste type. Les dadaïstes savent bien et, s’ils demandent quelquefois ma collaboration, c’est pour prouver que leur système est de n’avoir aucun système. »4 ’ ‘« Monsieur Paul Souday(…), présente amicalement Le Coq comme un organe officiel du cubisme. Notre premier fascicule n’était-il pas assez clair ?(…). Il est difficile d’échapper à une étiquette. On vous l’accroche de force. Or, nous n’avons pas d’étiquette(…). CHACUN CHEZ SOI, LE MIEUX POSSIBLE(…). »5

Vient ensuite la période troublée pendant laquelle Cocteau agit en somnambule craintif : avec moins de conviction qu’autrefois, mais avec énormément d’ennemis. Au premier rang d’entre eux, les surréalistes. C’est sans doute l’époque la plus insupportable dans la vie de Cocteau. La querelle du rêve a duré longtemps et a été violente :

‘« Ma seule brouille véritable fut avec les surréalistes. Elle dura dix-sept ans et me priva en quelque sorte mes seuls amis valables(…). Cette brouille vint de ce que j’étais trop libre pour accepter de recevoir des ordres et que la découverte de mon sacerdoce était trop neuve et maladroite pour me rendre apte à servir toute autre cause que la mienne(…). De cette brouille j’avoue avoir beaucoup souffert. Jamais je n’ai répondu aux attaques des surréalistes ni prononcé la moindre parole haineuse contre une église dont j’approuve le dogme. Mais que de temps perdu ! Que de gâchis – que de solitudes. »1

Ainsi, les choses qui devaient arriver arrivent. Avoir survécu aux vagues déferlantes de son époque, lui paraît une conduite courageuse. Mais l’âge, la fatigue et l’amertume vont s’installer définitivement dans le reste de sa vie. La réalité lui semble plus fausse que les mauvais rêves qu’il faisait auparavant. Il se désintéresse du monde réel et perd toute notion de la vie. C’est surtout de ce pessimisme croissant (somnambulisme lucide) que témoignent ses œuvres tardives. Rien ne va plus… Tout ce qu’il souhaitait était cependant simple : « Je voulais être cru. C’est le rêve du poète. » (Journal 1942-1945, p. 17). Sauf que pour en arriver là, le chemin qu’il faut parcourir semble bien trop long. Avec cette mauvaise réputation d’être un « menteur » qui lui colle à la peau. Mais aussi cette tristesse d’être un fantôme qu’on n’aperçoit jamais.

Le rêve et le somnambulisme résument cette vie de poète. Celui-ci a su ajouter ces deux cordes à son talent tel Orphée à sa lyre. Ce sont là deux aspects figuratifs de deux dernières muses discrètes : Uranie et Clio, qu’il n’oublie pas de servir comme il l’avait promis. Pour l’une, à travers le rêve et la conception de son astronomie toute personnelle. Pour l’autre, par le biais de sa vie d’observateur somnambule qui dévoile les « coulisses » de l’histoire, la face cachée d’un siècle évoluant constamment. Accompagnés de ces muses-phares, nous allons voyager avec notre Orphée (Cocteau) dans ses explorations du sommeil, du rêve, du somnambulisme (dont le somnambulisme extra-lucide).

Notes
2.

Jean Marais, in Poésie critique, t.1, op. cit., p. 239.

1.

Claude Arnaud, Jean Cocteau, op. cit., pp. 385-386.

2.

Lettre à Jacques Maritain, in Jean Cocteau / Jacques Maritain : correspondance 1923-1963, op. cit., pp. 287-288.

1.

« février 1954 », in Le Passé défini, t. 3, op. cit., pp. 51-52.

2.

« juillet 1955 », in Le Passé défini, t.4, op. cit., p. 181.

3.

« avril 1954 », in Le Passé défini, t.3, op. cit., p. 109.

1.

« Le modèle des dormeurs », Opéra, in O.P.C., op. cit., p. 533.

2.

« Lettre à Anna de Noailles » (avril 1927), in Cahiers Jean Cocteau, n°3, op. cit., p. 57.

3.

« Christine Garnier envoyée par Grasset… », Annexes, in Le Passé défini, t. 3, op. cit., p. 349.

4.

« Du rêve », in La Difficulté d’être, op. cit., p. 78.

1.

Lettre à Jacques Maritain, in Correspondance…, op. cit., p. 290.

2.

Le secret professionnel, in Poésie critique, t.1, op. cit., pp. 50-54

3.

Préface au passé, op. cit., p. 8.

1.

La main passe, article publié dans La Gerbe, 6 février 1941 / Voir Cahiers Jean Cocteau, n°10, op. cit., p. 116.

2.

Avant ma pièce aux Ambassadeurs, article publié dans Le Figaro, 8 novembre 1938 / Voir « annexes » des Parents terribles, op. cit., p. 206.

1.

Jean Cocteau par Jean Cocteau : entretiens avec William Fifield, op. cit., pp. 120-121.

2.

« Le soulèvement de la jeunesse », n° 3, août 1952 / Voir annexes du Passé défini, t.1, op. cit., pp. 426-427.

1.

Lettre à Jacques Maritain, in Correspondance…,op. cit., p. 291.

2.

Voir Cahiers Jean Cocteau, n° 9, op. cit., p. 228 : Cocteau emploie ce terme pour désigner Picasso et Max Jacob.

3.

Un article à la mer, article apparu dans Le Coq parisien, n°4, novembre 1920, in Cahiers Jean Cocteau, n°10, p. 92.

4.

Les articles qui m’assimilent au dadaïsme, article publié dans Le Coq, n°1, mai 1920, op.cit., p, 81.

5.

Point sur l’i, dans Le Coq, n°2, juin 1920, op. cit, p. 83.

1.

De la brouille, in Cahiers Jean Cocteau, n°9, op. cit., p. 232.