in Clair-obscur
Au centre du temple de la poésie, il y a toujours un gardien qui surveille l’autel, le Graal de la création. Le « Grand sommeil » (la mort) qui détient le dernier secret de l’homme. Pour arriver dans cette salle de l’ultime verdict, il faut savoir franchir le seuil. Et pour cela, il faut savoir déjà ouvrir la porte d’entrée du monument sacré. Lourde et muette, elle restera souvent close. Cette première porte à pousser, c’est le « sommeil » pour Cocteau.
Petit sommeil, petit gardien, c’est lui qui montre aux visiteurs le chemin à suivre dans ce fabuleux labyrinthe. Chez l’Inconnu. Que se passe-t-il lorsqu’on y entre ? C’est fabuleux. Notre enveloppe charnelle ne pèse plus rien. Nous pouvons enfin nous débarrasser de cet écrasant uniforme de l’homme en ville qui, pourtant, nous protège du monde extérieur. Nous sommes comme devenus « autres ». Dès cet instant, ce sont ces autres de nous-mêmes qui se réveillent et qui s’affairent à partir et à se promener de l’autre côté de la porte :
‘« Cours dormeur ligoté par les algues du songePour Cocteau, le sommeil symbolise d’abord, cet état de basculement mystérieux : d’abord le sentiment de dépossession du corps humain - quel soulagement pour lui - qui doucement réveille un autre corps. Le corps de poète en l’occurrence. Un corps plus robuste et plus imaginatif que celui qui est en train de sombrer dans une sorte de léthargie momentanée. Il le faut bien puisqu’un poète n’est pas un touriste distrait, mais le chercheur d’un autre monde. Toujours lui-même, mais cette fois-ci capable de réaliser des choses qui semblent décourageantes ou impossibles dans le monde réel. C’est pourquoi chez Cocteau, il y a deux sortes de sommeil. Il faut distinguer le sommeil « humain » pour une courte halte ( du corps ) et le sommeil « extraordinaire » ( de l’esprit ) pour la création :
‘« Ma fatigue, ma stupeur d’homme éveillé en sursaut qui dormait depuis plusieurs années, cette difficulté à vivre par mes propres ressources au lieu de faire des besognes de somnambule et de marcher au bord des toits ( ma dernière œuvre du sommeil étant ma pièce : Les Chevaliers de la Table Ronde, et mes Portraits-souvenirs ayant été écrits à cheval sur le sommeil et sur la ville ), toute cette période si neuve pour moi qui dormais ce sommeil voulu depuis 1914 ( Le Potomak ) va se résoudre et se dénouer dans cet express de Rome. Un sommeil humain m’accable, un sommeil extraordinaire, massif, opaque, entrecoupé de retours lucides à la surface et de paysages qui défilent à mes pieds dans le cadre des vitres(…). C’est ainsi, entre deux crises de sommeil et un peu embrouillés de songe, que nous parcourûmes Rome(…). »2 ’Pour un poète dormeur engagé ainsi dans le vrai sommeil, le mot d’ordre sera désormais « lâcher prise ». Se laisser aller au fond de soi-même. De ce fait, le sommeil représente la première étape incontournable des « fouilles » de l’univers psychique. Mais il s’avère aussi que c’est le seul moyen d’accéder au rêve surprenant, imprévisible, spectaculaire. Donc, l’objectif de Cocteau est d’aller au plus loin possible dans le sommeil. Tel un exercice quotidien grâce auquel l’homme apprend à se surpasser. Alors pour réaliser une découverte nouvelle dans le rêve, il faut délester le conscient, la mémoire, le souvenir, couper tout lien cérébral qui le rattache à la réalité :
‘« (…)je pense au sommeil qui semble, plus on s’y enfonce, arranger le rêve avec des matériaux de moins en moins fournis par la mémoire. Une mémoire si lointaine motive leur amalgame qu’on le croirait presque obtenu sans souvenirs réels. Ces souvenirs, fussent-ils prénatals, n’en restent pas moins l’alphabet dont le songe nourrit son obscur langage. »1 ’Le premier enseignement du sommeil semble s’éclaircir : ne plus se contrôler et se laisser aller à se découvrir. Cet enseignement précieux, c’est ce que Heurtebise – une sorte de muse sous forme d’un ange vitrier charismatique - voulait aussi transmettre à Orphée. L’ange explique à son apprenti comment traverser la « glace d’eau ». Pour récupérer son Eurydice dans le royaume de Mort, il faut passer par cette première porte. Si l’ « eau » était un « personnage décisif » 2 dans le drame de Narcisse, dans la vie d’un poète dormeur la « glace d’eau » l’est aussi. Face à cette « porte d’eau », le voyageur incrédule, hésitant doit se vaincre :
‘« Heurtebise. Il le mène devant le miroir. – Voilà votre route. Orphée. – Ce miroir ? Heurtebise. –Je vous livre le secret des secrets. Les miroirs sont les portes par lesquelles la Mort va et vient. Ne le dites à personne. Du reste, regardez-vous toute votre vie dans une glace et vous verrez la Mort travailler comme des abeilles dans une ruche de verre. Adieu. Bonne chance ! Orphée. – Mais un miroir, c’est dur(…). Heurtebise(…). – Vous savez, les miroirs, ça rentre un peu dans la vitre. C’est notre métier. Orphée. – Et une fois passée cette…porte… Heurtebise. – Respirez lentement, régulièrement. Marchez sans crainte devant vous. Prenez à droite, puis à gauche, puis à droite, puis tout droit. Là, comment vous expliquer… Il n’y a plus de sens…, on tourne ; c’est un peu pénible au premier abord. »3 ’Donc le sommeil est bien l’exercice idéal pour acquérir une « sincérité » vis-à-vis de soi-même. C’est cet aspect révélateur du sommeil que souligne Cocteau dans Opium :
‘« J’étais terriblement éveillé, ambitieux, absurde. Il m’a fallu des sommeils pour comprendre, pour vivre, pour regretter(…). Faut-il qu’on soit vulnérable, une fois réveillé de ces sommeils dont la mort est apothéose, de ces sommeils entre lesquels on devrait toujours se tenir tranquille et les attendre, au lieu de vouloir faire l’important, et se mêler à la conversation des grandes personnes, et dire son mot, et le dire de telle sorte qu’on payerait cher ensuite pour s’être tu ! Je n’ai pas sur la conscience beaucoup d’œuvres écrites éveillé, sauf mes livres qui précédent le Potomak, où j’ai commencé à dormir : mais j’en ai. Que ne donnerais-je pour qu’elles n’existent pas ! »4 ’Cependant, cet aspect du sommeil ne montre rien de particulier. Parce que c’est ce que presque tous les artistes attendent de leur sommeil et de leur rêve. Quel est donc l’élément déterminant qui pousse Cocteau à penser constamment au sommeil ? C’est bien son insomnie. Le sommeil, c’est aussi ce quelque chose qui lui échappe. Une obsession qui exerce une si grande influence tant sur son attitude d’écrivain que sur sa conception même de la vie. Ce désir torturant de l’insomniaque, c’est Nietzsche qui le décrit le mieux :
‘« Quelquefois une sorte d’insomnie permanente s’empare de lui et il se sent comme forcé de passer désormais sa vie si lucide, si consciente, au milieu de somnambules et de créatures vivantes assumant gravement des allures de fantômes ; si bien que tout ce qui paraît si quotidien à d’autres lui semble inquiétant, et qu’il est tenté de n’opposer à l’impression produite par cette apparence qu’un orgueilleux dédain. Mais quel croisement étrange ce sentiment ne subit-il pas lorsque à la clairvoyance de son orgueil frémissant vient se joindre un tout autre instinct : l’aspiration à quitter les hauteurs pour les profondeurs, l’amoureux désir de la terre, du bonheur en commun – puis, lorsqu’il pense à tout ce dont il est privé dans sa solitude de créateur, l’obligation pressante de recueillir, tel un dieu descendu sur la terre, tout ce qui est faible, humain, égaré(…), pour trouver enfin l’amour au lieu de l’adoration, et faire abnégation complète de soi-même dans l’amour ! »1 ’L’insomnie, c’est presque une punition divine pour Cocteau : il se gratte – prurit, eczéma – jusqu’au sang. Chaque soir, il s’écorche si vif ! Sur sa table de travail, sur son lit en désordre… Mais surtout avec cet esprit dans le brouillard de fatigue et de nervosité. Que faire ? Dans ces moments insupportables de manque de sommeil, qu’est-ce qui lui reste pour pouvoir dormir ? Un second sommeil à provoquer : des substituts de sommeil à fabriquer. Après tout, il faut bien dormir un peu, en attendant le Grand sommeil :
‘« Il faudrait en finir avec la légende des visions de l’opium. L’opium alimente un demi-rêve. Il endort le sensible, exalte le cœur et allège l’esprit. »’ ‘« Le demi-sommeil d’opium nous fait tourner des couloirs et traverser des vestibules et pousser des portes et nous perdre dans un monde où les gens réveillés en sursaut ont horriblement peur de nous. »2 ’Moitié toxicologie, moitié apologie, l’Opium de Cocteau raconte le bienfait de ce substitut puissant : lorsque le sommeil naturel se fait rarissime, le sommeil artificiel est un secours providentiel. Avant Cocteau, les poètes maudits faisaient ce qu’ils pouvaient pour à la fois dormir et rêver un peu : la grâce de l’ivresse de l’absinthe chez Rimbaud et Verlaine, la fumée de haschich chez Baudelaire… Toutes ces substances représentaient pour les poètes du Symbolisme, les substituts de leur « paradis ». Tout comme l’opium l’est pour Cocteau. Sauf que notre écrivain ne demandait pas autant. Ce que Cocteau cherchait ce n’est pas un paradis, mais un « refuge ». Contre quoi et contre qui ? Contre la fatalité de la réalité ( la mort de Radiguet par exemple ) mais surtout contre soi-même. Le moi terriblement conscient, trop écorché vif, susceptible à l’extrême :
‘« Depuis longtemps le sommeil était mon refuge. La perspective du réveil m’empêchait de bien dormir et dirigeait mes rêves. Le matin, je n’avais plus le courage de déplier la vie. La réalité, le rêve se superposaient, faisaient une tache malpropre. Je me levais, me rasais, m’habillais avec du monde dans ma chambre et je me laissais entraîner n’importe où. Ah, ces matins ! On vous reverse dans l’eau sale et il faut nager. Dans cet état la lecture d’un journal est insupportable. Ce témoignage de l’activité universelle et de ceux qui la rédigent vous tue. Ma fuite dans l’opium, c’est la Flucht in die Krankheit de Freud. »1 ’Chez Cocteau, il y a en effet cette tendance visible de vouloir s’échapper constamment de la réalité. Dans ce sens le sommeil est un refuge humainement nécessaire de l’oubli, donc un subterfuge pour tromper sa mémoire et de sa conscience. La mémoire étant un rappel à l’ordre de la réalité et de la douleur. Parmi les attrape-sommeil, l’opium représente pour Cocteau le seul remède possible. A défaut de faire une étude détaillée du sommeil – puisque ce dernier lui échappe trop souvent- notre écrivain échafaude une apologie de l’opium. Mais chez Cocteau, les deux se valent. Voici les vertus de l’opium qu’il veut nous faire entendre :
‘« Vous voyez le truc : l’opium nous capitonne, il nous porte sur le fleuve des morts, il nous désincarne jusqu’à faire de nous une prairie légère, la nuit du corps fourmille d’étoiles, mais notre bonheur est le bonheur dans la glace. Nous devenons des pieds à la tête un mensonge. Nous nous momifions ; l’usine s’endort. L’organisme refuse d’obéir (…). Au reste, les effets de l’opium sont variables. C’est un régulateur des nerfs. Il ajoute ce qui manque (…). Jamais il ne provoque de visions(…).L’opium(…)escamote les souffrances. Elles attendent en cachette. On devine le désarroi des veines et de l’âme retrouvant toutes neuves ces souffrances mises au garage depuis une année(…). Chez nous cette drogue chaste devient un crime. Or, elle développe les qualités évangéliques de l’être. Elle pourrait nous emplir artificiellement des béatitudes qui soulèvent le moine et nous aider à vaincre les sens. Elle deviendrait alors le préambule d’une élévation véritable : un trait d’union entre une vie brutale et une vie spirituelle. Son départ réveille des grossièretés(…). Et les sens ?Les sens interdits ?Les contre-sens ?et les affections de la peau, les transports en commun ?et les transports funèbres ?et les vices et les tourne-vices ? »2 ’Premier constat sur le sommeil et l’opium chez Cocteau. Le sommeil « extraordinaire » et « poétique » - bien que notre auteur n’accepte pas ce dernier mot - est un facteur absolument nécessaire pour Cocteau. Un sommeil équivaut à une œuvre. Or, selon notre écrivain, ce sommeil créateur n’aurait rien à voir avec l’hallucination que provoque l’opium. Puisque le sommeil profond de notre poète symbolise les contacts répétitifs avec son moi inconnu ou l’inconscient – au sens vulgarisé du terme. Alors les œuvres qui résultent de ces trouvailles ne dépendent pas de l’opium lui-même, mais du génie de la création, donc de Cocteau lui-même. Sauf que l’opium n’est qu’une drogue « sacrée ». Tellement extraordinaire qu’elle devient presque une machine vivante et intelligente. A la fois le déclencheur et l’agent de maintien du sommeil, pour le corps épuisé aussi bien que pour l’esprit explosif :
‘« Il ne faut pas confondre l’opium avec les drogues. Jamais je ne l’ai fumé en compagnie de ceux qui le compromettent. Un vrai fumeur me voyant trop souffrir me tendit sa pipe. L’opium ne s’essaie pas. On ne saurait s’en amuser ; il épouse(…).Le bénéfice ne vient qu’à la longue et la béatitude se manifeste lorsqu’il est trop tard pour se passer d’elle. J’ai mis plus de volonté à m’y faire qu’à m’en défaire(…).Je m’obstinai ; je ne pouvais pas plus admettre le discrédit jeté sur l’opium par la littérature que le ridicule auquel nous exposent les snobs. Je ne regrette pas l’expérience et j’affirme que l’opium, si la manœuvre n’en était pas d’une délicatesse extraordinaire, préparerait beaucoup d’âme à s’élever(…). (Une de ses malices, qu’il serait inexact de mettre sur le compte de l’anesthésie, sera d’épanouir le toucher jusqu’à la persuasion que l’objet touché fait corps avec nous(…). Est-ce l’opium qui nous dicte des raisons spécieuses pour le défendre, ou bien nous donne-t-il une clairvoyance qui disparaît à l’état normal ? »1 ’Le pire ennemi pour Cocteau, ce sont toujours le « réveil » et la « désintoxication ». Le matin, c’est le petit réveil de déception, le sentiment d’être perdu dans la réalité, dans un mauvais endroit. Et le soir à la clinique, c’est le grand réveil d’une inconsolable tristesse. Le sentiment d’être expulsé de son monde, le terrible retour obligé à la norme :
‘« Dès qu’un poète se réveille, il est idiot. Je veux dire intelligent. « Où suis-je ? » demande-t-il, comme les dames évanouies. Les notes d’un poète réveillé ne valent pas grand’chose. Je ne les donne que pour ce qu’elles valent ; à mes risques et périls. Une expérience de plus. » ’ ‘« Après la désintoxication. Le pire moment, le pire danger. La santé avec ce trou et une tristesse immense. Les docteurs vous confient loyalement au suicide. L’opium, qui écarte un peu les plis serrés grâce auxquels nous croyons vivre longtemps, par minutes, par épisodes, nous enlève d’abord la mémoire. Retour de la mémoire et du sentiment du temps ( même chez moi où ils existent très peu à l’état normal ). »2 ’Ainsi Cocteau rétorque à tout : à partir de ses propres expériences du sommeil extraordinaire, de l’opium bienfaisant, des sales réveils matinaux et des désintoxications répétitives, il élargit sa vision des faits à d’autres dimensions. D’abord, sa critique vise son propre terrain, la littérature. Contre les Romantiques qui, a priori, auraient dû manifester leur mépris à l’égard de l’opium. Alors que c’est une sainte drogue pour Cocteau, il ne peut passer ce fait sous silence. Car défigurer les vertus de l’opium signifie pour notre écrivain, déformer la magie même du sommeil des grands poètes :
‘« Lorsque ses nobles rites me devinrent indispensables, il me sembla comprendre que le préjugé contre l’opium était du romantisme ; le préjugé de l’inconfort. Puisqu’un remède agissant sur le nerf grand sympathique supprime la douleur morale ou la transfigure au point de la rendre douce, c’est donc qu’il n’existe aucune douleur morale et que cette fameuse douleur morale n’est que la douleur physique. Ceci m’amenait à conclure qu’il est fou d’aller chez le dentiste et de refuser le secours de l’opium. Pourquoi, continuait à me murmurer la Lorelei, pourquoi est-il beau de souffrir ? Seuls les poètes médiocres profitent de la souffrance ; les grands ne produisent que dans la sérénité. »1 ’L’opium tenait sans doute le rôle d’un guide spirituel chez Cocteau. Un véritable compagnon de route. Une glace d’eau pour Orphée, une glace de fumée d’opium pour Cocteau. Le sommeil provoqué grâce à l’opium n’est comparable à rien. Il est pour tout dire inégalable. Mieux que la transe des « mystiques », des « yogis » selon Cocteau. 2 Ensuite, c’est au tour d’Aldous Huxley et de ses études sur la « mescaline » qui passent l’examen sous l’œil de Cocteau. Pour notre écrivain la vertu essentielle de l’opium échapperait aussi à ce « romancier et essayiste anglais » :
‘« Huxley m’envoie son étude Les Portes de la perception, avec cette dédicace : « A Jean Cocteau qui n’a pas besoin de mescaline pour avoir des visions. » L’étude sur les effets du peyotl est remarquable. Tragique en ce sens qu’elle souligne à merveille nos solitudes et l’incommunicabilité de l’un à l’autre par le verbe. Depuis Poe et Baudelaire c’est ce qu’on a écrit de mieux sur une drogue. Je regrette que Huxley ne connaisse pas mon livre Opium(…). Il semble très mal renseigné sur l’opium, drogue beaucoup plus noble que le peyotl et ne provoquant jamais aucun des troubles hallucinatoires dont on l’accuse(…). L’erreur est de croire que le désordre organique et ce qui en résulte (ingestion d’une dose d’alcaloïde du peyotl) appartiennent à un autre ordre que l’humain et de le verser au compte d’une « grâce gratuite »(…). L’opium est évangélique. Il ne s’apparente pas au mysticisme visionnaire. Il ne procure aucune vision. Il n’est pas une drogue hallucinatoire comme le peyotl ou le haschisch. Il se contente de rendre l’âme haute, calme et noble (…). »3 ’Cocteau refusait toute réflexion trop cartésienne d’où sa constante défiance à l’égard des métaphysiciens tels que Descartes, des caractères terre-à-terre, trop éloignés de sa quête du sublime. Démontrer concrètement comment agissent les mécanismes ne l’intéresse pas vraiment. Il a besoin de travailler la part toujours inconnue, insondable de la vie. Lors de l’analyse de la « boiterie » chez Cocteau, nous avons pris connaissance de sa ferme position anti-cartésienne. Cette position s’explique aussi par le rôle du sommeil et par celui de l’opium. Quelle autre expérience physique peut étayer mieux l’inexistence du temps et de l’espace ? D’après Cocteau, le corps d’un opiomane – en même temps un poète « grave » comme lui - ressemblerait à une créature qui échappe à notre logique. La raison ou le conscient ne sont plus là. Il n’y a qu’un corps presque mythique. Il « vole » :
‘« Après avoir fumé, le corps pense. Il ne s’agit pas de la pensée confuse de Descartes. Le corps pense, le corps songe, le corps floconne, le corps vole. Le fumeur embaumé vivant. »1 ’Mais n’est-il pas vrai que cet instant de captation fabuleuse se rapproche d’une hallucination ? Pas tout à fait. Car, chez Cocteau, c’est avant tout un moyen d’accès à « la connaissance de soi » et de ce fait il se distingue clairement d’un simple fumeur d’opium. Voici, la plus grande leçon de l’opium pour notre poète : « on n’est ». C’est l’envers de sa lucidité critique qui lui fait dire « on est ». Parce que le temps et l’espace n’existent pas et que Descartes a tout faux : on ne va et ne vient de nulle part. D’accord. Mais avec ce « On n’est », son pessimisme – une des bases fondamentales de son existence - atteint son comble. C’est cette connaissance tragique qui pousse Cocteau à défendre l’opium comme étant un des plus grands véhicules de la science humaine. Ce savoir est tragique, mais cet enseignement soulève le voile du doute existentiel. C’est la certitude de notre inconsistance et de notre fin inévitable que l’on apprend :
‘« L’homme devrait se demander : Que suis-je ? et se répondre Rien. Mais il se demande : Qui suis-je ? et se répond : Un type prodigieux qui a découvert qu’il n’était rien(…). Lorsque je fumais l’opium je comprenais tout. Mais tout quoi ? Rien. J’ai cessé de fumer lorsque je m’en suis rendu compte. Tandis qu’on connaît des hommes qui cherchent à devenir des mystiques, mais aucun mystique cherchant à devenir un homme, à se désintoxiquer de cet égoïsme, à profiter de la fameuse connaissance de soi pour aider les autres sauf en leur enseignant les méthodes de cette haute torpeur(…). Un yogi peut ne pas manger, se traverser de pointes, se faire ensevelir. Mais peut-il faire qu’on l’ensevelisse, qu’il pousse une fleur à sa place, que cette fleur parle et dise les secrets de la tombe ? »2 ’La dernière critique s’applique à la psychanalyse et à Freud. Les théories de Freud étaient alors fraîchement mises en place et leur arrivée a partagé la France en deux. Cela va durer et ce jusqu’à nos jours. D’un côté, perçues comme une révolution intellectuelle, elles suscitent un grand enthousiasme chez de nombreux artistes et écrivains, notamment les surréalistes. Et de l’autre une froideur méfiante. Cocteau partagera ce second sentiment et présentera une attitude assez clairement anti-freudienne. L’observation prochaine du cycle du rêve expliquera mieux cet aspect problématique.
Pour l’instant, il s’agit de vérifier une divergence importante par rapport à Freud qu’exprime Cocteau à propos du sommeil. Nous avons rappelé un peu plus haut qu’un des exercices du poète pour entrer dans le monde du sommeil consistait à se déconnecter avec des liens psychologiques qui le rattachent à sa conscience. Or, selon Cocteau, « La Clef des Songes » 1 de Freud serait une déformation interprétative. Si Cocteau désire une totale liberté de découverte dans le sommeil et le rêve, ce n’est pas pour autant que ce soit un signe de sa décadence morale. Même s’il découvre, par exemple, des images surprenantes, elles n’ont pas à être symbolisées comme des « symptômes de… ». Afin de souligner son point de vue critique, Cocteau recourt à certaines formules violemment polémiques dans son Journal d’un inconnu :
‘« C’est par le phénomène de la mémoire que nous assistons aux noces du temps et de l’espace, noces qui engendrent la mauvaise perspective qui nous illusionne(…). Le sommeil annule ce phantasme et nous découvre ce que serait un monde où l’on nous ôterait les œillères, où nous comprendrions enfin que notre liberté humaine n’était que celle d’un cheval de labour. Mais l’homme n’aime pas qu’on le minimise. Il craint jusqu’à la poésie, depuis qu’elle grave des insultes sur les murs de notre cachot. La Clef des Songes de Freud la conforte en cela qu’elle couvre les murs des graffitti obscènes que l’œil a coutume de voir partout. »’ ‘« J’évite d’aborder les phénomènes assez vulgaires du penthotal, de l’hypnose et de la psychanalyse. Le magasin de la mémoire ne surestime pas ces moyens artificiels de le surprendre. Ce qu’il y lâche est peu, ne dépasse guère ce qu’il y lâcherait sans artifice. »2 ’Ainsi le sommeil, pour Cocteau, se résume à être l’unique accès au rêve. Et le rôle de l’opium est d’être une substance qui facilite la traversée du seuil ou l’ouverture de la porte d’entrée du monde du rêve. Le rêve est l’univers du mystère dans lequel Cocteau tente de tout découvrir :
‘« Un artiste peut ouvrir, en tâtonnant, une porte secrète et ne jamais comprendre que cette porte cachait un monde. »3 ’Cocteau vient de nous annoncer qu’il a ouvert une porte secrète. Dès lors nous quittons ce seuil du sommeil. Traversons, nous aussi, cette glace d’écriture et allons explorer ce qu’il y a dans le rêve de Cocteau.
Léone, in O.P.C., op.cit., p.673.
Tour du monde en 80 jours, op. cit., pp. 20-21.
Picasso, in Poésie critique, op. cit., p. 102.
Narcisse, in Cahiers Jean Cocteau, n°7, op. cit., p. 121.
Orphée, in Jean Cocteau. Romans, poésies. Œuvres diverses, op. cit., pp.1066-1067.
Opium, op. cit., pp. 52-54.
Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles, IV, in Œuvres, t. 1, op. cit., p.388.
Opium, op. cit., p. 111 ; p. 149.
Lettre à Jacques Maritain, in Correspondance…, op. cit., p. 272.
Lettre à Jacques Maritain, in Correspondance…, op. cit., p. 274-277.
Lettre à Jacques Maritain, in Correspondance…, pp. 272-273.
Opium, p. 156 ; pp. 162-163.
Lettre à Jacques Maritain, in Correspondance…, p. 273-274.
A ce propos, voir le journal du « 13 février 1954 » du Passé défini, t.3, p. 55.
Les feuillets du 6 et du 8 juillet 1954, in Le Passé défini, t.3, p. 162 ; p. 164.
Opium, p. 150.
« 13 février 1954 », in Le Passé défini, t.3, pp. 55-56.
Nous précisions que cette information provient de Cocteau.
« De la mémoire », in Journal d’un inconnu, op. cit., p.158 ; p. 161.
Le Coq et l’Arlequin, p. 46.